Kamal Guerroua, universitaire Que doit-on penser de l'état de notre scène politique d'aujourd'hui? Que doit-on dire de notre société civile, de nos associations, de nos syndicats, de nos partis, etc? De loin, le plus neutre des observateurs n'aperçoit qu'un simple appendice à un système verrouillé dont les fameux «décideurs» rythment et la cadence et le périmètre de mobilité. De près, ce même observateur pourrait constater lui-même en revanche une poignée de petits pions placés dans un grand puzzle où tout bouge sans que rien ne change à l'instar des vases communicants qui s'entrechoquent mais ne provoquent que des bruits sans musique, hélas. Y-a-t-il vraiment de la part de nos officiels une volonté de démocratisation du pays avec une feuille de route précise pour l'après-quatrième mandat de Bouteflika ou toute la dynamique de l'exécutif actuel n'est que de la poudre aux yeux pour donner une seconde chance à un «système» à bout de souffle? Les données politiques qui circulent présentement ne permettent pas, à vrai dire, d'en savoir davantage vu d'une part l'extrême complexité du processus de la prise de décision à l'intérieur du sérail et d'autre part, un procès d'intention en règle à l'encontre de ceux d'en haut nuirait sans doute à l'objectivité de l'analyse. Il faut laisser le terrain parler et les statistiques témoigner, le reste c'est l'histoire qui en jugera. Cependant, une évidence se dessine à gros traits, de l'amendement de la constitution en 2008 aux réformettes-placebo du printemps 2011, le petit-peuple n'en a récolté que l'amer souvenir d'une stagnation qui perdure. Jusqu'à quand? S'interrogent les uns enragés, à l'infini répondent, les autres, défaitistes. Bref la majorité des algériens ont perdu et espoir et confiance. Ils ne croient guère à une transition démocratique en bonne et due forme. Car, à la lumière d'une actualité distillée au compte-gouttes, la gérontocratie s'accroche toujours au trône et nul ne saurait prédire ce que nous réservent les jours à venir de surprises. En plus, les antécédents du pays confirment l'idée selon laquelle la violence est le seul moteur de notre histoire. Autrement dit, derrière chaque escale importante (le socialisme tiers-mondiste de Boumédiène, la quête identitaire des années 1980, le pluralisme démocratique début 1990, etc.), il y a eu souvent une lame de fond d'envergure qui aurait déjà traversé la société (le coup d'état du 19 juin, les événements du printemps berbère 1980, le virage d'octobre 1988, etc.). Ainsi, vu ce qui précède, la perspective d'un passage à vide entre deux périodes (blocage/déblocage) n'est pas sérieusement «probable» dans notre situation à moins qu'il y ait une exception historique. En tout cas, l'Algérie de 2014 s'enlise, notre économie rentière ronfle, nos universités patinent, notre président est un grand malade, les rumeurs enflent, l'élite apprivoisée ou réduite en une succursale propagandiste, se tait ou cautionne le fait accompli, les masses sont sur le qui-vive et la communication officielle au rabais encourage tous les pronostics. Entre l'initiative du consensus du F.F.S et les «news» constamment renouvelés de l'hospitalisation de Bouteflika, le citoyen n'a que le choix de l'attente. Il se morfond dans son coin, il attend en vain à ce que les choses s'éclaircissent, il attend à ce qu'il voie le bout du tunnel au-delà de ce chaos «systématisé» de la machinerie politique, il attend aussi à ce que le train de l'Algérie rassemble ses locomotives et se remette sur les rails. Ces dernières années, l'attente s'est révélée chez nous un mode d'emploi, voire une méthode-bis d'espérer le changement. Ce changement que l'on attend au rendez-vous de l'histoire mais qui nous pose toujours un lapin. Les miens sont amenés depuis l'indépendance à supporter avec une patience infinie l'insupportable (hogra, répressions des libertés, misère sociale, etc.). Peut-être l'expérience et la lucidité qu'ils ont acquises de par leur passé anti-colonial leur ont-elles permis d'être endurants et de savoir attendre aussi longtemps que possible. Une hypothèse plus que plausible que l'anthropologie culturelle de cette partie du Maghreb central, pourtant connue depuis des temps immémoriaux si l'on en croit le sociologue A. khaldoun (1336-1406), pour ses turbulences et ses tendances à la révolte, accrédite. Mais si l'algérien y a cédé, c'est pour combien de temps? Un mois, deux, deux ans, un autre quinquennat, une décennie peut-être? La digue du silence va finir par être rompue et le factuel va rejoindre l'historique et l'anthropologique! C'est là où le hic se corse. Car d'en haut, on ne sait pas là où l'on allait ni ce que l'on voulait faire, ce qui va de soi et exaspère en même temps. Et ce citoyen épuisé des promesses non tenues des élus locaux et nationaux, des scandales de corruption à répétition et d'un pouvoir d'achat de plus en plus faible vu l'inflation galopante s'en est pourtant tôt rendu compte mais préfère avaler sa rage que de l'exposer au grand public de peur de l'anarchie. L'anarchie! Le mot est lâché, c'est dur et traumatisant à la fois de la subir, l'anarchie va nous traîner encore en arrière. Le peuple en avait payé le prix fort, cela le projette directement dans la pétaudière du feu et du sang des années 1990. Dans des milliards de dégâts, des usines incendiées, des écoles détruites, des milliers de morts, des intellectuels, notre fine fleur assassinés, des torturés, des mutilés, des disparus «Plus jamais ça, plus jamais ça, plus jamais ça!» se dit-t-il pour vaincre ses ardeurs de regarder loin. Le pouvoir l'aura bien compris. Et pour bien stimuler ce réflexe psychomoteur, il lui envoie des messages subtils via des exemples «décontextualisés» dans nos alentours (Libye, Egypte, Syrie, etc.). Il essaie de récupérer la peur citoyenne pour la transformer en force de frappe, pour ses besoins bien sûr, en consacrant le statu quo. Après la rente, la paix est le deuxième levier du jeu d'équilibriste qu'il mène. La paix n'a pas de prix au regard du citoyen. Autant elle lui est l'essentiel même, autant elle est le moyen de survie pour le régime qui le gouverne et s'en sert. Or craignant une «hypothétique» anarchie, le peuple ne fera que repousser le changement au moment où ce régime-là ne propose aucune alternative. Terrible est ce choix cornélien posé à mes compatriotes entre l'inertie et le mouvement, la dictature et la démocratie, «la paix» fragile et l'incertitude «possible». Oui, possible parce qu'on n'est pas sûrs de nous-mêmes, nous les algériens, on est, paraît-il, plus emportés par l'émotionnel que par le rationnel. Le chevauchement entre nos illusions idéalistes et nos désillusions cauchemardesques ont fait en sorte que nous nous nous éprouvions du mal, de la crainte, voire du déplaisir à nous prendre en charge. Or le premier principe pour avancer selon les théoriciens du développement personnel est l'assurance en soi. Cette idée de «tutelle» symbolique qui nous a effleuré l'esprit au bon vieux temps du socialisme-maison, a gagné des galons de maréchale à l'heure des clics d'ordinateurs et de la toile l'internet. Et pourtant elle fut battue en brèche par notre rejet total du colonialisme qui a voulu nous assujettir, nous catégoriser en sous-humains et nous «indégéniser». Comme tout pays de Tiers-Monde, tout bond en avant que l'Algérie ose pourrait s'apparenter à une plongée dans l'océan où les rapaces à l'affût du gibier sont légion. De toute façon, ce qui fut naguère une impression est maintenant une évidence : notre pays enfonce les pieds dans une dictature atypique. D'autant plus que le temps passe vite et le même constat s'impose de lui-même : un délabrement avancé de la confiance, une régression qui «progresse» et une perte de crédibilité institutionnelle à tous les échelons. Au cours de cette année nombre de citoyens ont pourtant cru voir dans le rassemblement historique de l'opposition en juin dernier un début de solution à une crise qui a trop sévi. La fièvre d'enthousiasme s'est vite emparée des réseaux sociaux où les internautes ont misé gros sur un «New Deal» à l'algérienne qui mettrait fin à leur désespoir. Or une fois la démonstration de force de Zéralda passée, la rechute dans l'immobilisme s'est avérée inéluctable, les partis s'envoient entre eux des piques, et les désaccords sont loin d'être de simples dissonances. La dernière sortie du plus vieux parti d'opposition apporte la preuve par neuf que cette initiative-là est vouée à l'échec. On dirait que cette opposition a copié le style managérial du pouvoir, lequel gère ses communications par ellipses et circonvolutions en démentant et en infirmant des actions par d'autres actions s'inscrivant dans le même cadre mais s'en différenciant à bien des points au lieu de prendre la parole à la place publique. Et puis, il n'y a plus de travail de fond sur le terrain, les gens sont restés sur leur faim. Les partis n'ont pas sillonné les douars et les dechras de l'Algérie de l'hinterland, le relais à l'Etat défaillant n'a pas été assuré et la montagne a accouché d'une souris. En Algérie, le discours peine à se concrétiser en actes, le projet comme idée politique est bâclé. On tourne vite les pages sans les avoir lues, c'est consternant puisque on ne fait que recueillir un bouquin de ratages et d'erreurs qu'on refuse d'assumer. L'autre problème, c'est que le pouvoir a acheté les consciences, le phénomène de la rente a tué le génie populaire renversant la perspective à l'endroit des sphères dirigeantes. Le rêve qu'une opposition réelle puisse surgir est presque impossible car si sous d'autres cieux, l'objectif des partis opposants est d'atteindre le pouvoir, les nôtres lorgnent du coin de l'œil le gâteau. Ces données s'ajoutent à l'ombre omniprésente dans les rouages du système de la grande muette. Serait-il en fait concevable de prétendre œuvrer pour une sortie de la crise actuelle du pays sans que les militaires y participent?