Nous avons eu les « hitistes » et les « harragas », nous avons eu les « bouhioufs » et les « krarcha », il était temps qu'une case vide : celle d'une catégorie d'arrivistes « new-look », soit à son tour comblée; d'autant qu'au rythme où ils prolifèrent, il faudra bientôt convenir de sous classifications pour les distinguer, un peu à l'image de ce qui se fait pour le tarif douanier. Fort heureusement, c'est maintenant chose faite et le «beggar», singulier de « beggarine », vient désormais étoffer un lexique déjà bien pourvu d'une terminologie «made in vox populi ». Gloire à notre idiome et à tous ceux qui veillent à sa promotion. Avec l'économie de bazar, la clochardisation de la société et la déliquescence de l'Etat, l'Algérie s'est donné les conditions et les moyens d'enfanter une catégorie d'individus spécieux, atypiques, inclassables au regard des critères habituellement utilisés pour définir les catégories composant le genre humain. A l'image des protozoaires dont on ne sait s'ils sont « animal » ou « végétal », les « beggarine » sont totalement hors normes. A cheval entre l'homme et la bête, ces primates bipèdes sont pour le moment rangés dans un groupe intermédiaire dont l'ambiguïté identitaire posera certainement problème aux anthropologues et aux zoologues pour savoir laquelle de ces deux corporations de scientifiques aura la primeur de lever le voile sur leur exacte nature. C'est peut-être à cause de cette confusion, et en attendant que la science se prononce sur leur statut, que la vox populi a décidé de les affubler d'un sobriquet en accointance avec les bovidés. Elle en a fait une espèce de « cow boys » sauce locale. Des flibustiers de la « mamelle », empestant le purin et le rance des parvenus. Des fourbes, rustres et incultes, rompus à l'arnaque et sachant tirer profit des « bienfaits » d'un système veule et corrompu : « l'Algerian dream ». Mais contrairement à ceux de l'Ouest Américain qui bravaient le danger dans l'inconfort et la frugalité, les nôtres : vulgaires et nocifs, sans jamais avoir approché un bovin ni mis les pieds dans une étable, vivent d'un autre lucre, dans l'amoralité, le stupre et la luxure. Il serait cependant erroné de croire, que cette fortuite allusion de la vox populi à la lointaine Amérique, relève d'une confusion des genres. Non ! Ce serait en effet méconnaitre la capacité du génie populaire à résumer, en un seul mot, une complexité glauque et nauséabonde, et à brocarder avec, ceux qu'elle exècre. Aussi, pour elle, la meilleure façon de les vilipender est de les marquer au fer rouge afin que, des générations durant, porter la « beggarité » en bandoulière, leur sera de la pire flétrissure ; les estampiller de sorte à ce qu'ils n'oseront plus se montrer au monde de peur d'en être la risée. Mais s'agit-il que de cela ? N'est-ce pas aussi, la réponse du berger à la bergère ! Une façon altière de se démarquer d'eux, de leur signifier un dédain massif et collectif à l'égard de leur mode de vie dénué de valeurs sociétales, à l'égard de leur manière d'être fondée sur le clinquant, l'ostentatoire et le futile. Dédain d'autant plus expressif qu'il est vomi à la face d'énergumènes qui ne méritent aucun respect car foulant aux pieds le vivre ensemble, écrasant du poids de leur fortune frauduleusement acquise, tout ce que la société a accumulé de savoir vive, de culture, de raffinement, souvent acquis dans la souffrance, la douleur, le renoncement. A vivre dans l'obsession de paraître afin d'épater autrui, ils ne se rendent même plus compte qu'ils ne font que s'abreuver de sa morgue, que la réponse du corps social à leurs simagrées n'est que l'expression d'une résistance défensive face à une intrusion pernicieuse, agressive et négatrice des valeurs qui le fondent : pauvres ploucs ! La réaction des abeilles face à la profanation de leur ruche, par le bourdon, s'inscrit allégoriquement dans le même registre. En pays méritocratique, l'effort et la compétence conditionnent, en principe, la réussite matérielle. Le niveau de vie de tout un chacun varie en proportion avec sa contribution à la richesse collective globale. Chez nous, pays « tribu de guerre », contrée confisquée par la légitimité historique, ce n'est pas ce qui se construit qui se distribue mais ce qui s'accapare. La conséquence est qu'il suffit d'être à la source de la décision ou dans ses parages immédiats pour capter par la rapine le flot d'une rente qu'une morale triviale et l'instinct élémentaire de survie interdisent de dilapider. Mais l'odeur de la curée est plus forte et pour cela nul besoin d'intelligence, de compétence ou de savoir-faire : la fourberie et l'allégeance suffisent. Le « beggar » l'a compris, aussi considère-t-il son admission au pillage, son intégration à la médiocrité ambiante dont il constitue le prototype, comme rétribution de sa seule présence active au côté de ses mentors. Inculte et ignorant des règles élémentaires du fonctionnement d'une société moderne il se croit pourtant en être le centre de gravité. Le verbe haut, l'attitude arrogante, il n'hésite jamais pas à faire grand cas de l'ampleur de ses avoirs et de la puissance de ses relations. Le « beggar » n'a confiance en rien et en personne. C'est un prédateur qui fonctionne à l'instinct, qui n'a de foi qu'en ses griffes et ses crocs. Pour lui, la loi, les institutions ne sont que des mots, sauf si la carotte est au bout. Instable et inconsistant quant à ses engagements, il déteste l'écrit, moins pour ce qu'il éprouve comme difficultés à le déchiffrer que pour ce qu'il représente, car, pour quelqu'un dont la « parole » est à géométrie variable et évolutive au gré de la mercuriale des prix : l'écrit constitue une preuve matérielle qu'il ne peut souffrir. A la disposition du plus offrant, son argent n'est jamais dans le circuit bancaire et son « business » est pour l'essentiel dans l'informel. Il croit pouvoir tout acheter, les hommes, les biens, même la clémence divine et la baraka des saints. Ses « amis » sont des relations d'affaire qu'il n'hésite pas à exhiber si nécessaire en veillant à s'afficher auprès de ceux qui « compte » et ses discussions tournent inlassablement autour du « combien ça coute ». Irrationnel sauf dans l'arnaque, submergé par une richesse expresse dont il ne maitrise pas toujours le flot, il donne constamment l'impression de se noyer dans sa fortune. Mais ce n'est qu'une impression car, roublard, il nage parfaitement avec les requins et sait qu'il est le rouage d'un système qui a besoin de lui pour se maintenir. Ses gouts sont sommaires et s'il lui arrive de s'offrir des œuvres de valeur c'est plus pour se vanter de les posséder que pour le plaisir de les apprécier. Le « beggar » n'apprécie que l'argent mais ce n'est pas un « harpagon ». Pour sa personne il ne regarde pas à la dépense, il trouve au contraire un certain orgueil à être prodigue mais, incapable d'apprécier le beau, il n'a d'yeux que pour ce qui est dispendieux voire prohibitif. Tenant du soudard, du maquignon et de l'usurier, il peine à se bâtir une stature qu'il voudrait rendre autant altière qu'insaisissable. Réussir l'exploit de planer comme un vautour et de se faufiler comme une anguille. Il y a encore beaucoup à écrire sur les « beggarine », notamment sur leurs tares psychologiques, car ils sont d'une espèce mutante que les « profileurs » auront bien du mal à cerner. Pour l'heure, en attendant de les fourguer aux poubelles de l'histoire, vivons leur proximité dans le mépris de leur être en espérant que les circonstances ne leur donneront pas le temps de déteindre sur la société au point de corroder totalement ses fondements. Vivons ce chancre comme une sanction, un prix à payer autant pour notre pusillanimité à honorer la mémoire de ceux qui ont versé leur sang pour nous sortir des ténèbres du colonialisme que pour notre complicité dans le holdup qui se perpétue, sous nos yeux passifs, au détriment des générations futures. Kebdi Rabah