Profitant de la récente publication des actes d'un colloque consacré à Isabelle EBERHARDT, Ahmed Bencharif met en avant « un combat long pour faire jaillir la lumière, faire éclater la vérité, détruire la rumeur sans fondement aucun qui dévalorise Isabelle Eberhardt dont les écrits étaient anti coloniaux; une rumeur assassine colportée comme un sceau d'eau impure qui fait de l'écrivaine une informatrice, espionne à la solde du général Lyautey, commandant la subdivision d'Ain-Sefra dans les années 1900. ». En décembre 2015, Le soir d'Algérie rapportait que « Le wali de Naâma, a chargé la police d'enquêter sur la tenue du colloque national sur Isabelle Eberhardt, organisé (...) par l'association culturelle Safia Ketou de Aïn-Sefra dans sa cinquième édition ». Le président de cette association a été interpellé « pour donner des clarifications sur la tenue du colloque ». Pourquoi ? Parce que nombre d'algériens – et de français- estiment qu'Isabelle EBERAHRDT est une espionne au profit des colons français. Dans son livre « Le Destin d'Isabelle Eberhardt en Algérie: Amour, mystique, espionnage et mort violente », Khelifa Benamara a tenté d'être « objectif » en rapportant des faits relatifs à ce coté sombre d'Isabelle. Le débat qu'il a eu avec Mohamed Rochd, ex Jules KEMPF, défenseur d'Isabelle, par journaux et blogs interposés est édifiant. En réalité, le débat sur la qualité d'espionne d'Isabelle n'est pas nouveau. Il date de son vivant. Et ses accusateurs sont des deux bords : les pour et les anti-colonialisme ! Les autorités coloniales françaises en Algérie ont été les premiers à l'accuser de comploter « contre l'honneur et la grandeur de l'armée française ». Lorsqu'elle a été agressée violemment, à Behima, à l'aide d'un sabre, par un algérien en janvier 1901, l'auteur de cette tentative d'assassinat a été arrêté, jugé et condamné par l'autorité coloniale. Mais la présence sur le sol algérien de la victime, musulmane qui s'habille en homme, et considérée « comme une névrosée et une détraquée venue satisfaire ses penchants vicieux et son gout pour les indigènes », était trop embarrassante pour les autorités de cette époque qui décident purement et simplement de l'expulser du pays. Et elle n'a pu revenir en Algérie qu'à la faveur de sa naturalisation « française » suite à son mariage avec Slimane EHNNI en octobre 1901. Les motifs de son expulsion n'ont jamais été clairs comme le souligne Isabelle dans une de ses correspondances « « Au sortir du conseil de guerre où j'avais, naturellement, dû comparaître comme principal témoin, je fus brusquement expulsée du territoire algérien (et non de France) sans qu'on daignât même m'exposer les motifs de cette mesure. Je fus donc brutalement séparée de mon mari : étant naturalisé français, son mariage musulman n'était pas valable » En fait, Isabelle faisait elle-même l'objet d'une surveillance par les autorités coloniales qui avaient notamment reçu une lettre anonyme « l'accusant tout à la fois d'espionnage, d'empoisonnement, de vol et d'opportunisme de sa foi en la religion musulmane dans le but de conspirer contre la France en liant des amitiés avec les musulmans ». De l'autre côté, on l'accusa d'être, au contraire, une espionne au service de l'armée française complotant contre les nationalistes algériens, en citant, comme le fait Khelifa Benamara, des passages de texte attribués à Isabelle EBERHARDT : – comme cette réflexion d'un soldat français à son capitaine dans Le Major « Oui, enfin, je pars avec la conviction très nette et désormais inébranlable de la fausseté absolue et du danger croissant que fait courir à la cause française votre système d'administration. », – ou dans Notes de route cet extrait tronqué « pays sillonné de bandes affamées, tenues comme des troupeaux de chacals guetteurs dans les défilés inaccessibles de la montagne », – ou encore que « Bouamama est traité de « vieux détrousseur, de misérable imposteur, de fils de brocanteur... » sans que je puisse trouver la moindre trace de cette allégation dans les écrits d'Isabelle. S'il est vrai qu'Isabelle Eberhardt n'a jamais été ouvertement contre la colonisation de l'Algérie, elle s'est cependant montrée, au travers ses écrits, comme une partisane d'un colonialisme « plus humain » et « respectueux » des autochtones. Dans une de ses correspondances à un journal français, elle écrit « Je n'ai jamais joué aucun rôle politique, me bornant à celui de journaliste, étudiant de près cette vie indigène que j'aime et qui est si mal connue et si défigurée par ceux qui, l'ignorant, prétendent la peindre. Je n'ai jamais fait aucune propagande parmi les indigènes et il est réellement ridicule de dire que je pose en pythonisse ! Partout, toutes les fois que j'en ai trouvé l'occasion, je me suis attachée à donner à mes amis indigènes des idées justes et raisonnables et à leur expliquer que, la domination française est bien préférable à celle des Turcs et à toute autre. Il est donc injuste de m'accuser de menées antifrançaises ». La majorité de ceux qui l'accusent d'espionnage, d'un coté comme de l'autre, se basent uniquement sur ses écrits pour la plupart posthumes. En effet, Isabelle a été recrutée par Victor Barrucand, comme journaliste-reporter dans le journal bilingue l'Akhebar dont il était le directeur. De son vivant, peu de ses grands textes ont été publiés dans ce journal. Ce n'est qu'après sa mort que Lyautey a pu récupérer ses manuscrits « maculées de boue » emportés par l'Oued en crue qui a causé la mort d'Isabelle en 1904 et les a mis à disposition de son ami Barrucand, Dreyfusard et partisan lui aussi d'un « colonialisme humain ». Dès la publication des quatre premiers volumes d'Isabelle, « Dans l'ombre chaude de l'Islam », « Notes de route », « Pages d'Islam » et « Trimardeur », Barrucand a subi de violentes attaques des critiques de l'époque lui reprochant d'avoir falsifié les textes originaux et pire, de les avoir complété par ses propres écrits. Pour avoir cosigné le livre « dans l'ombre de l'Islam », des critiques ont traité Barrucand de « détrousseur de cadavres ». Ces « corrections » et « rajouts » dans les textes originaux d'Isabelle sont tels que certains éditeurs n'ont pas hésité à en informer le lecteur et ont décidé de publier les livres d'Isabelle en mettant en italique ou en crochets tout ce qui leur semblait douteux. Sans compter des très nombreuses notes accompagnant ces textes afin de lever les très nombreuses ambigüités rencontrées. Dans ces conditions, quel crédit accorder aux accusateurs de tout bord d'Isabelle EBERHARD ? Une bibliographie phénoménale traite de la biographie d'Isabelle, de ses rapports avec les colons, les algériens, la société et l'Islam. A quelques exceptions près, la plupart des auteurs ne se sont basés que sur ses écrits publiés après sa mort. L'essentiel des archives qui la concernent sont détenues aux Archives d'Outre-Mer d'Aix-en-Provence. Peut être qu'il est temps de tirer toute la lumière sur cette femme qui a été autant admirée que détestée. Mais qui n'a jamais laissé indifférent. Elle qui écrivait « Tout le grand charme poignant de la vie vient peut-être de la certitude absolue de la mort. Si les choses devaient durer, elles nous sembleraient indignes d'attachement. Il y a de grandes nuances dans le ciel de la durée : le Passé est rose, le Présent gris, l'Avenir bleu. Au-delà de ce bleu qui tremble, s'ouvre le gouffre sans limite et sans nom, le gouffre des transformations pour l'éternelle vie ». Citation du texte qui n'est ni en italique ni en crochet dans « Dans l'ombre chaude de l'Islam ». Il est certain que le financement d'une thèse de recherche sur Isabelle EBERHARDT, même avec des déplacements aux Archives d'Aix-En Provence, coûtera moins cher que la venue d'une chanteuse orientale ! Youcef L'Asnami