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Lahouari Addi: »Dire que le Président Bouteflika et son frère décident de tout est une légende »
Publié dans Le Quotidien d'Algérie le 21 - 08 - 2017


Dimanche 20 août 2017
http://www.maghrebemergent.com/
Pour le professeur de sociologie à Sciences Po Lyon, Lahouari Addi, l'Algérie est toujours dirigé par des appareils clandestins qui fonctionnent selon la logique hérités du Mouvement national et Ouyahia « est le haut fonctionnaire qui applique les compromis entre les différents centres de décision »
Abdelmajid Tebboune a été nommé Premier ministre au mois de mai dernier et a été relevé de ses fonctions ce mois d'août, soit moins de trois mois après. Quelle lecture faites-vous de cette destitution ?
Il y aurait beaucoup de choses à dire, mais la première remarque à formuler, c'est que l'opinion publique n'était pas informée par les sources officielles sur ce que la presse a appelé une crise au sommet de l'Etat. Il n'y a eu ni conférence de presse, ni interviews, ni déclaration du Président ou du Premier ministre. Cette opacité indique clairement que, pour les décideurs, les affaires de l'Etat ne concernent pas la population. C'est ce qu'on appelle la privatisation de l'autorité publique. Il n'y a pas d'Etat dans ce cas au sens d'institution à laquelle s'identifie la population. Il y a juste une administration gouvernementale dirigée par des fonctionnaires désignés par des appareils qui refusent de sortir de la clandestinité.
Certains journalistes écrivent que les hommes d'affaires sont devenus politiquement puissants au point de faire partir un Chef de gouvernement...
Je ne crois pas que les hommes d'affaires ont la capacité politique que leur prêtent certains articles de presse. Dans cette crise, ils ont exploité les clivages entre les différents centres de décision de l'Etat. Pour comprendre cette situation, il faut revenir sur les causes du départ de Sellal et son remplacement par Tebboune. Celui-ci a été chargé d'une mission claire et simple : mettre de l'ordre dans les importations et résoudre la question difficile des subventions aux produits de première nécessité. Cette mission est devenue indispensable du fait que les réserves financières de l'Etat sont passées en quelques années de 180 à $110 milliards de dollars. Cela signifie que si la balance du commerce extérieur continue d'être déficitaire à ce rythme, l'Algérie empruntera de l'argent au FMI à partir de 2022-2023 pour importer des biens alimentaires. Le régime aura perdu sa marge de manœuvre pour résister aux pressions politiques des USA et de l'UE pour introduire les réformes qu'ils souhaitent. C'est le scénario égyptien. Pour éviter ce scénario, Sellal a été relevé de ses fonctions et remplacé par Tebboune dont la feuille de route contient deux points : rétablir l'équilibre de la balance du commerce extérieur et diminuer les subventions de l'Etat.
En quoi les hommes d'affaires seraient opposés à cette feuille de route ?
Tebboune est un haut fonctionnaire socialisé politiquement à l'intérieur du régime qui n'a pas de culture d'Etat de droit. Il a pris une décision avec effet rétroactif qui interdit l'importation de certaines marchandises qui étaient déjà dans les ports. Il a bafoué un principe élémentaire du droit : une loi ou une décision administrative ne doit pas être rétroactive. Sa décision a encombré les ports et fait perdre des millions de dollars en bloquant des marchandises qui étaient dans les ports. Il a donné à ses adversaires, et ils étaient nombreux, le bâton pour le battre. Les milliers d'importateurs, dont certains sont alliés à des fils, des frères et beaux-frères de généraux, ont fini par convaincre un centre de décision qu'il portait atteinte à l'économie nationale.
Vous parlez de centres de décision. N'est-ce pas le Président qui a relevé de ses fonctions Tebboune ?
Je ne le crois pas, et beaucoup de gens à Alger se demandent si Bouteflika est au courant que Sellal n'est plus Premier ministre. Ses capacités physiques et mentales ne lui permettent pas de suivre l'actualité et encore moins de prendre des décisions importantes. Ceci dit, même s'il n'était pas malade, la désignation du Premier ministre lui échapperait, car elle ne relève pas des attributions réelles du Président. En Algérie, la Présidence est la façade légale par laquelle transitent des orientations et des choix politiques opérés en amont. La péripétie de cette fameuse directive présidentielle révélée par la seule chaîne TV Ennahar confirme cette caractéristique du pouvoir d'Etat. La question à poser est : pourquoi la présidence n'a pas utilisé le canal de l'APS comme d'habitude? La réponse est que le centre de décision qui contrôle l'APS aurait refusé de publier cette directive parce qu'elle n'avait pas le consentement de tous les centres de décision. J'émets l'hypothèse que cette directive n'est pas venue de la présidence, mais elle a créé le fait accompli. Les autres centres de décision ne pouvaient pas se permettre d'entrer publiquement en confrontation les uns contre les autres. Ce serait trop dangereux pour le régime et pour le pays.
Et si je vous disais que vous sous-estimez le poids politique de Bouteflika qui dirige la présidence par l'intermédiaire de son frère, que répondriez-vous ?
Je vous dirais que les centres de décision sont tous d'accord pour qu'en apparence le Président de la république exerce les prérogatives que lui donne la Constitution. Il est même théoriquement le Chef suprême des armées. Formellement, l'Algérie est un pays dirigé par un Président qui a tous les pouvoirs. Mais la réalité est autre et l'Etat algérien ne fonctionne pas à la Constitution. L'Algérie n'est ni un régime présidentiel, ni un régime parlementaire. Les rapports d'autorité dans la sphère de l'Etat ne sont pas institutionnalisés. Sinon un député ou un maire auraient une légitimité et une crédibilité politique ; or ce n'est pas le cas. Par ailleurs, la légende, car c'est une légende, que le Président et son frère décident de tout, permet de fixer le mécontentement sur ces deux personnages, et de détourner l'analyse sur les causes de l'inefficacité de l'administration gouvernementale. Il faut savoir qu'il y a des gens qui sont payés par le budget de l'Etat pour dire que tout ce qui arrive c'est la faute du Président et de son frère qui ont pillé les caisses de l'Etat. Mais même Bouteflika et son frère acceptent de jouer le rôle de personnages autocrates et corrompus, en contrepartie de privilèges matériels et de gratifications symboliques qui leur permettent de s'enrichir et d'enrichir leurs amis. Tant que la presse se focalise sur Said qui dit bonjour à Ali dans un cimetière, elle éloigne son regard sur les vrais décideurs qui portent une lourde responsabilité sur l'état de délabrement dans lequel se trouve le pays.
Revenons à cette fameuse directive ? Quelle serait son origine ?
Au sommet de l'Etat, dans le commandement militaire, il y a plusieurs centres de décision. D'habitude, ils passent par la Présidence pour donner un caractère institutionnel et légal à des orientations politiques ou décisions qui, en général, sont le fruit d'un compromis. Cette fois-ci, un centre de décision n'a pas respecté la règle non écrite qui régule les rapports entre les différents centres de décision au sommet de l'Etat. Cette directive n'est probablement pas passée par Ouyahia, qui gérait les services de la Présidence. Elle a été remise directement à Ennahar, chaîne de télévision privée. Rappelons que cette chaîne appartient à un groupe qui bénéficie de la protection d'un centre de décision au plus haut sommet de l'Etat.
Pourquoi avoir choisi Ouyahia et que pourra-t-il faire ?
Ouyahia est le parfait représentant de l'élite civile cooptée par l'armée pour diriger l'administration gouvernementale. Il n'est fidèle ni à un centre de décision, ni à un clan, ni à un homme. Il est le haut fonctionnaire qui applique les compromis entre les différents centres de décision. C'est la raison pour laquelle il a survécu à plusieurs crises, à la différence de nombreux autres responsables civils. Il a remplacé Tebboune avec la même feuille de route, mais il lui est demandé d'être pragmatique. Il comprend le souci des importateurs ; il possède lui-même des affaires florissantes. Il va cependant leur expliquer que leurs intérêts et ceux du régime sont identiques. Si les finances de l'Etat sont bonnes, et s'il n'y a pas de protestations sociales, ils feront des affaires et s'enrichiront encore plus. Si par contre le régime est en danger, ils seront les perdants. Il va donc chercher un compromis entre leurs intérêts et l'amélioration de la balance commerciale pour préserver la réserve financière estimée à quelque 110$ milliards. Va-t-il réussir ? Ceci est une autre question.
Quelle conclusion tirer de cette mini-crise ?
Cette mini-crise estivale montre encore une fois à quelle rationalité obéit l'élite dirigeante dont la culture est encore marquée par la clandestinité, héritage du mouvement national. En effet, c'est la même crise qui se répète toujours, et c'est celle qui oppose le PPA clandestin (aujourd'hui le commandement militaire) à la Présidence et au Gouvernement qui jouent le rôle de l'ancien MTLD. Il est vrai que l'Etat algérien a été créé par l'ALN dont se prévaut l'ANP. Mais les élites militaires doivent avoir le sens de perspectives historiques, et renoncer graduellement à la légitimité de désigner le président, les membres du Gouvernement, de distribuer des quotas aux partis à l'Assemblée nationale...L'armée devrait renoncer à s'identifier au régime et devrait s'engager à défendre la Constitution en plus de son rôle traditionnel de protéger les frontières du pays.
Comment arriver à cette situation ?
Satisfaire la revendication formulée par Aït Ahmed en 1963 d'une assemblée constituante élue à la proportionnelle. Elle écrirait non pas une constitution parfaite et inapplicable, mais une constitution qui correspond à la réalité politique du moment, avec comme principe de base la sanction électorale pour les partis et les élus. Nous devrions suivre l'exemple de la Tunisie sans avoir à passer par un changement violent de régime. L'armée a donné naissance à cet Etat et, telle une mère jalouse, elle refuse qu'il grandisse et qu'il appartienne à la société. C'est que j'appelle l'absence de perspectives historiques.
Je voudrais ajouter deux mots. L'armée ne devrait pas craindre la liberté de la presse et l'indépendance de la justice. Une presse libre et une justice indépendante renforceraient la crédibilité et même l'efficacité de l'administration gouvernementale. N'est-ce pas l'objectif de l'armée pour éviter les émeutes ?
Lahouari Addi, dernier ouvrage paru : Radical Arab Nationalism and Political Islam, Georgetown University Press, Washington DC, juillet 2017, version française chez Barzakh, Alger, septembre 2017
Propos recueillis par Amar Ingrachen


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