‘' Ni rire, ni pleurer, ni haïr, mais comprendre. ‘‘ Baruch Spinoza – Philosophe Hollandais – (1632 – 1677) Octobre 2017 marque le centenaire de la révolution russe, l'entreprise utopique la plus singulière jamais portée par l'effort humain. Dans le monde, l'expérience qui en découla, restera dans les mémoires pour son caractère dystopique (1): la guerre civile sanglante qui a suivi la Révolution; la suffocation rapide de la démocratie ouvrière naissante par une bureaucratie autoritaire; l'immense souffrance du peuple russe suite à la collectivisation et à l'industrialisation forcées; les terreurs de l'état policier; et les ratés chroniques d'un moteur économique qui s'est finalement pulvérisé en rendant l'âme. L'immense édifice soviétique fut une usine de rêve en ruine, la pierre tombale d'une utopie. Et pourtant, l'idée de la Révolution reste enchevêtrée dans l'imaginaire radical, réminiscence d'un moment où la possibilité d'une société égalitaire basée sur le socialisme, semblait tangible. Octobre 1917 promettait de réaliser les espoirs d'un puissant mouvement ouvrier tiré par un siècle de littérature radicale. L'œuvre monumentale de Karl Marx, réinterprétée pour la prise du pouvoir par les prolétaires, s'empara de la Révolution, initiant une rupture qui pour la grande majorité de militants annonçait déjà la création d'un nouveau monde. Ces espoirs brillants furent obscurcis par l'autoritarisme et la stagnation économique. Mais la lumière utopique qui a inspiré la Révolution a continué à briller, parfois radieusement , à travers l'histoire soviétique, laissant un héritage de rêves qui, bien que troublés, continuent à informer aujourd'hui des aspirations des damnés de cette terre, sur un possible monde dans un future proche, qui pourrait transcender les orthodoxies économiques et politiques établies. Une préoccupation soviétique, pérenne qui continue à hanter les progressistes du 21ème siècle est la solide promesse que la technologie semble tenir pour faciliter une transition vers une société post-capitaliste. Car le début de l'Union Soviétique fut le moment propice pour s'approprier les technologies de la modernité capitaliste à des fins socialistes. Lénine assimilait l'accomplissement de l'idéal communiste à l'électrification tout azimut, et l'adaptation des techniques de production avant-gardistes pour une industrialisation rapide, en infusant une esthétique à la machine par l'effort et contributions de concepteurs, ingénieurs, architectes et cinéastes. Quelques années plus tard, la technologie semblait porter ces visions ; les progrès de l'informatique, la modélisation mathématique et la nouvelle science de la cybernétique insufflèrent des possibilités pour automatiser le processus de planification d'une économie dirigée, vaste et prometteuse. Ces espoirs d'un socialisme technologique coïncidèrent aussi avec la grande époque de l'exploration spatiale soviétique, symbolisée par Spoutnik, Gagarine et le lancement de la station spatiale Mir. Le programme lui-même découlait des visions mystiques du cosmisme russe (2) pour qui la possibilité d'émancipation scientifique promettait à la fois la libération physique et spirituelle des liens de la Terre. Ces grands projets continuent de faire appel à un élément prométhéen de la tradition socialiste qui vise à faire passer le progrès technologique de l'accumulation capitaliste vers des entreprises collectives qui incluront le déploiement des énergies renouvelables, la dé-carbonisation, la distribution de médicaments bon marché et la lucide application de l'intelligence artificielle et des technologies automatiques. Devant cette marche forcée pour des lendemains enchanteurs et malgré des réalisations prodigieuses, la sobre réalité du projet soviétique tomba – infiniment – en deçà des attentes de ses poètes prolétariens. Et au milieu de l'obscurité, des fenêtres, fissurées et tachées, le rêve se projetait déjà dans un autre monde. Si l'effondrement final de l'Union Soviétique a endurci la mouvance progressiste contre tout utopisme vestigial. La grande leçon historique qui fut tirée est que peut-être cette même utopie pourrait avoir une valeur si elle est conçue comme un processus plutôt qu'un lieu, un désir plutôt qu'un plan, la reconnaissance d'une impulsion humaine naturelle à imaginer une autre, et meilleure finalité pour la vie. Mais la renonciation par le grand courant de la mouvance progressiste de son mythe à imaginer des futurs alternatifs, a crée un espace dans lequel le Capital a projeté ses propres utopies. Le grand projet Néo-Libéral a été un effort soutenu pour libérer les possibilités magiques des forces du marché ; qui pour réussir usa sans honte d'une rhétorique utopique pour conjurer la perspective d'un retour à un âge d'or perdu où les emplois étaient sécurisés, et les hiérarchies claires, la foi omniprésente et les frontières fermées. Pour relever le défi, les progressistes doivent trouver la détermination d'offrir des visions qui résonnent avec un désir populaire pour un changement significatif. Ils seraient sages d'imaginer des utopies différentes de celles qui ont inspiré les révolutionnaires de 1917, mais, comme eux, il ne devrait pas avoir peur de rêver. Sinon, d'autres n'hésiteront pas à poursuivre leurs propres utopies et dystopies. Khaled Boulaziz (1) Une dystopie est une utopie qui vire au cauchemar et conduit à une contre-utopie. (2) Le cosmisme russe est un mouvement philosophique et culturel qui a émergé en Russie au début du 20ème siècle. Il comportait une vaste théorie de la philosophie naturelle, combinant des éléments de religion et d' éthique avec une histoire et une philosophie de l'origine, de l'évolution et de l'existence future du cosmos et de l'humanité.