Vingt-huit août 1957, City Garden, Le Caire. Les brouhahas de la ville n'arrivent pas au dernier étage de ce massif immeuble cossu construit dans ce quartier résidentiel des bords du Nil. A l'intérieur vient de s'ouvrir la réunion du Conseil national de la Révolution algérienne (CNRA) issu du Congrès de la Soummam, tenu une année plus tôt. Présidée par Ferhat Abbas, assisté de Mohamed Seddik Benyahia, la séance plénière du CNRA, ouverte en début de soirée, réunit 22 membres sur les 34 que compte le Parlement de la Révolution. Motif : désigner un remplaçant à Larbi Ben M'hidi assassiné en mars par les paras. «Krim, puissamment secondé par Boussouf, provoqua une réunion du CNRA. Le motif était normal, il fallait désigner un remplaçant de Ben M'hidi», précise Saâd Dahlab dans ses mémoires, Mission accomplie. Les autorités égyptiennes, qui accueillaient la délégation de l'extérieur, assuraient la logistique. Fathi Dib, chargé des affaires algériennes au sein des services de renseignement, souligne que depuis le 1er août, les participants au Congrès étaient au Caire, à l'exception de ceux qui avaient été empêchés par les circonstances ou leurs responsabilités. «En accord avec le docteur Debaghine, les lieux d'hébergement des participants et le lieu du congrès avaient été choisis en secret afin d'assurer toute la sécurité voulue. Le congrès avait duré quatre jours...», signale l'interlocuteur égyptien des «frères» du FLN. Les travaux de réunion ordinaire du CNRA ont eu lieu entre les 20 et 28 (PV disponible in Mohammed Harbi, Les Archives de la révolution algérienne). Mais il semblerait que la réunion n'ait duré finalement que trois heures. Tewfik El Madani, un des participants, parle d'une «réunion double». Il y a eu, précise-t-il dans ses mémoires Hayat Kifah, deux séries de réunions : l'une tenue par les militaires, et l'autre «officielle» à laquelle ont pris part tous les membres du CNRA. Citant un témoin, Khalfa Mameri parle de «conciliables» et «d'apartés» tenus le 18 août entre les deux hommes forts, les colonels Krim et Boussouf. «C'est, toujours au Caire, le 18 août 1957, que tout s'est joué entre les deux hommes», nous dira un autre témoin. C'est au cours d'un repas organisé ce jour-là que Krim aurait dit à Boussouf, qui voulait que les «quatre de la Santé fassent leur entrée au CCE» : «Je suis d'accord pour cet élargissement de l'Exécutif du FLN», rapporte le biographie d'Abane. L'historien Gilbert Meynier fait remonter à plus tôt les réunions préparatoires «des colonels». Reprenant un témoignage écrit par Ali Kafi publié dans le livre sur les archives de Harbi, l'auteur de L'Histoire intérieure du FLN parle de deux réunions tenues à Tunis, une première, celle du CCE à laquelle a pris part Abane Ramdane qui a présenté le bilan du CCE arrivé d'Alger, et une seconde, où les civils étaient absents. Le «petit comité» du quartier Monfleury au sud-ouest de la ville de Tunis, où siégeaient les 3 B (Krim Belkacem, Lakhdar Bentobal et Abdelhafid Boussouf) et les colonels des Wilayas, Amar Ouamrane (IV) et Mahmoud Cherif (I), permet d'entériner les décisions qui seront présentées lors de la réunion du Caire, principalement la nouvelle composition du CCE et l'Exécutif de la Révolution. A l'ouverture de la séance, Ramdane Abane donne lecture du bilan des activités du CCE sortant. Comme l'indique le PV, ce bilan a été adopté à l'unanimité. Un succès pour Abane ? «La plupart des participants ne sont pas venus d'aussi loin pour se pencher sur un bilan tel que le ferait n'importe quel conseil d'administration, ni pour discuter d'un programme, mais pour s'assurer du pouvoir de la Révolution. Ce qui importe, ce sont les hommes et non le programme», estime Khalfa Mameri. La réunion se solda surtout par «des décisions qui renversaient les principes de la Soummam», décèle de son côté Meynier. Œuvre renversée Par une formule tranchante, René Glissot estime dans sa notice publiée dans Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier du Maghreb que la réunion adopte certes le rapport d'activité que présente Abane, «mais renverse son œuvre». Le sociologue et historien Abdelmadjid Merdaci, qui signale un vice de forme, l'absence de quorum requis pour statuer en toute légalité, indique que le congrès s'est «attaché à détricoter l'essentiel des dispositifs du Congrès de la Soummam, dont la plus notable des décisions sera de remettre en cause les principes du primat du politique sur le militaire et du primat de l'intérieur sur l'extérieur». Le CNRA a, en effet, «réaffirmé» dans ses résolutions que tous «ceux qui participent à la lutte libératrice, avec ou sans uniforme, sont égaux. En conséquence, il n'y a pas de primauté du politique sur le militaire, ni de différence entre l'intérieur et l'extérieur». Pour l'historien Mohammed Harbi, l'affirmation de l'égalité entre l'intérieur et l'extérieur paraît «plus comme une justification de l'établissement de la direction (à l'étranger) que comme une concession à Ben Bella et Boudiaf, victimes du congrès d'août 1956». Abane et Dehilès se sont abstenus sur ce point. L'autre décision importante de la session concerne la composition du nouvel Exécutif de la Révolution, le CCE, qui passe de 5 à 14 membres : neuf en exercice, dont cinq militaires et quatre politiques et cinq désignés à titre honorifique. Les quatre civils sont Abane Ramdane, Ferhat Abbas, Debaghine et Mehri. Les cinq militaires sont les chefs des cinq Wilayas : Mahmoud Cherif (I), Bentobal (II), Krim Belkacem (III), Ouamrane (IV) et Boussouf (V), la Wilaya VI n'ayant pas pu prendre part au CNRA à cause de la mort de son chef, Ali Mellah, en mai 1957. Les membres honoraires du CCE, comme l'a voulu le triumvirat dans son comité restreint, sont les cinq historiques détenus en France (Aït Ahmed, Boudiaf, Ben Bella, Bitat et Khider) désignés parce qu'ils «ont préparé, organisé et décidé le déclenchement de la Révolution du 1er Novembre». La prépondérance des militaires s'est affirmée à travers la décision entérinée lors de la plénière de constituer au sein du CCE un groupe dénommé «comité permanent», dont le rôle est de «gérer les affaires courantes de la Révolution». Les anciens compagnons d'Abane, Ben Khedda et Dahlab, membres du 1er CCE, sont évincés de la nouvelle direction. Ils sont chargés d'autres missions : Ben Khedda ira représenter le FLN à Londres, alors que Dahlab hérite de l'Information. Autre décision de la réunion : l'élargissement du CNRA qui passe de 34 à 54 membres, tous titulaires désormais. Près des deux tiers parmi les membres du nouveau Parlement, devenu une «Chambre d'enregistrement» (Harbi) ou de «Parlement croupion» (Meynier), étaient officiers de l'ALN, dont les trois quarts étaient à l'intérieur. Mais, anomalie, le Conseil n'ayant pas procédé à l'élection de ses membres, ce qui relevait de ses attributions, c'est le CCE qui s'en est chargé en cooptant les membres du CNRA. Pour Meynier, la réalité du pouvoir appartenait désormais aux militaires, majoritaires. Même le principe d'une «République laïque», comme défendu lors du Congrès de la Soummam, est remis en cause par la résolution sur «l'instauration d'une République algérienne démocratique et sociale, qui ne soit pas en contradiction avec les principes de l'islam». Pour Harbi, sur ce point la critique de Ben Bella a «porté». A la faveur de la réunion du Caire, c'est le retour des «novembristes», qui se sont sentis exclus par Abane, chef contesté du Congrès de la Soummam. La réunion de la capitale égyptienne ne s'est pas déroulée sans heurts entre surtout Abane, fragilisé après ses attaques contre les «féodaux», et Krim, soutenu par ses collègues colonels. Dans cette confrontation, le chef du Congrès n'a point bénéficié du soutien de ses «amis civils», «peu soucieux d'affronter les chefs militaires», signale Benjamin Stora, qui rapportera les propos du doyen d'âge de la réunion, Ferhat Abbas. «Seul Abane essaya de s'insurger. Nous ne lui apportâmes aucun soutien», reconnaît Dahlab qui fait écho de la colère homérique d'un Abane désormais mis en minorité. Missionné pour calmer celui qui le convaincra de rejoindre le FLN, Abbas rapporte des critiques que ce dernier a tenus à l'égard des colonels : «Ce sont de futurs potentats orientaux. Ils s'imaginent avoir droit de vie et de mort sur les populations qu'ils commandent. Ils constituent un danger pour l'avenir de l'Algérie». Véritable «coup d'Etat» pour Ahmed Bouda, qui rapporte les propos de Houari Boumediène à l'égard d'Abane ; «réaction thermidorienne», selon Abdelmadjid Merdaci, qui fait visiblement écho aux propos tenus à l'historien anglais Alistair Horne par le président tunisien Bourguiba, faisant le parallèle avec Robespierre, la réunion du CNRA Caire était un «Congrès de la Soummam à l'envers», comme le considère Mameri. Isolé par les militaires, lâché par ses compagnons civils, Abane Ramdane verra ses idées défendues une année plus tôt à Ifri Ouzelaguène remises en cause. Il sera relégué au poste de rédacteur en chef d'El Moudjahid. «Sa mise à mort physique allait suivre de peu sa mise à mort politique», résume Meynier.