Vingtième vendredi de mobilisation Omar Benderra, Algeria-Watch, 5 juillet 2019 La célébration du 5 juillet de cette année 2019 de tous les questionnements inquiète le régime. Pour la première fois depuis l'indépendance, ce qui est traditionnellement une commémoration figée dans des rituels bureaucratiques promet d'être pleinement investie par le peuple dans sa marche vers la liberté. En dépit des pressions, des manœuvres croissantes d'intimidations et des blocages, le mouvement de masse initié le 22 février 2019 a démontré, semaine après semaine, la profondeur de son ancrage populaire. La stratégie d'étouffement progressif mise en œuvre depuis quelques vendredis n'aboutit pas aux résultats escomptés : la mobilisation demeure toujours massive, la population aussi déterminée et sa résolution visiblement inentamée. Les provocations policières, les arrestations injustifiées, l'interdiction des drapeaux autres que l'emblème national, les barrages aux portes de la capitale et les tentatives de canalisation des manifestations sont autant de signes d'un durcissement de la « gestion démocratique des foules », selon la formule consacrée des opérateurs de l'ordre public. La volonté d'intimider est manifeste et la justice, loin de confirmer l'indépendance que certains magistrats proclamaient au début du Hirak, est actionnée dans une spirale croissante d'arbitraire. Des dizaines de manifestants parfaitement pacifiques sont emprisonnés et attendent d'être jugés sous des chefs d'accusation aussi fallacieux que disproportionnés. Le 29 juin, Lakhdar Bouregaâ, un officier « historique » de l'ALN, est enlevé dans les formes usuelles des kidnappings policiers de république bananière. Il ressort d'informations de presse que le commandant Bouregaâ, officiellement mis sous mandat de dépôt par un magistrat de la banlieue d'Alger, aurait porté atteinte à l'armée par des déclarations publiques. Cette arrestation est lourde de sens politique, car elle illustre, cinquante-sept ans après l'indépendance, l'actualité de la question de la légitimité historique et de la légalité des institutions du pouvoir (1). Cette lettre de cachet est l'occasion pour la télévision publique de retomber dans ses pires travers diffamatoires. Des « journalistes » n'hésitent pas, contre toute vraisemblance, à présenter cet homme de 86 ans, au passé plus qu'honorable, comme un imposteur. Le corps de « guerre » électronique de la police politique a précédé cette calomnie télévisuelle par des salves d'allusions injurieuses sur les réseaux sociaux, où il est particulièrement actif avec une armée de « trolls » et de pages contrefaites. Les arrestations injustifiées et l'usage de méthodes de caniveau sont l'expression des capacités – intactes – de nuisance du système. L'instrumentalisation directe de la justice, service annexe de la police politique, vise très clairement à intimider. Il s'agit d'alourdir le climat général pour pousser à la violence. Mais cette stratégie du pire ne fonctionne pas, la population, tout en maintenant une position ferme quant à ses revendications, a très nettement conféré à sa protestation un caractère de calme, de détente et de pacifisme. Les manifestants, lucides et politisés, n'ont répondu à aucune provocation. Cette posture ne convient pas au commandement militaire, qui souhaite réduire la vague contestataire au plus vite. Ce qui se révèle complexe par les moyens répressifs conventionnels tant ce Hirak massif et général s'obstine dans la non-violence et refuse la confrontation avec les forces de l'ordre. En se figeant sur leur ligne « constitutionnaliste » centrée sur des élections présidentielles, les chefs de l'armée affirment leur volonté de ne céder sur rien. Les artifices de langage n'y changent rien : l'état-major confirme sa ligne et donc sa logique d'opposition à la volonté populaire. Pour apparaître de plus en plus clairement, cette ligne mal assumée reste néanmoins inconfortable, car elle révèle au grand jour la vérité toute militaire du pouvoir. La fiction d'un exécutif civil fondé sur un ordre institutionnel auquel serait soumis l'Armée a perdu la moindre vraisemblance. Les apparences, si importantes aux yeux des décideurs, ont volé en éclat et les leurres civils ne sont plus opérants. La façade pseudo-politique maintenue contre vents et marées, avec sa fonction de faux-nez, a procuré l'avantage essentiel de diluer les responsabilités. Mais cette devanture qui signifiait anonymat et impunité a été abattue le 2 avril 2019 avec la démission contrainte du président Bouteflika. La confirmation imparable de la nature du régime est bien l'une des clarifications les plus appréciables du Hirak. Le discours du chef d'Etat intérimaire du 3 juillet 2019 confirme cette option. Personne n'est dupe de la valeur des « concessions » annoncées par un personnage lui-même produit de la fraude électorale. Nul n'est trompé par des ouvertures en trompe-l'œil et des contorsions destinées à gagner du temps pour fournir les habits neufs civils à un roi irrémédiablement dénudé. Proposer un dialogue saugrenu « sans l'Etat et sans l'Armée » consiste à convier un forum du vide à débattre de l'insignifiance. Les initiatives de ces dernières semaines sont révélatrices des intentions réelles des dirigeants effectifs du pays. Sans réussir à embrayer sur des forces sociales agissantes. Ainsi, la désignation d'un « coordinateur » d'une société civile ectoplasmique, l'annonce de réunions « décisives » regroupant des bureaucrates sans légitimité et la réactivation de partis politiques totalement démonétisés ne suscitent aucun intérêt dans l'opinion. Les bricolages institutionnels présentés comme des avancées politiques substantielles ne sont qu'expédients visant à endiguer le Hirak. En cooptant ses interlocuteurs dans le maigre vivier de l'opposition « agréée », le dialogue prôné par les porte-voix du pouvoir apparaît comme l'actualisation d'un monologue aussi vieux que le régime. La mise en orbite médiatique de ces leurres se perd dans un abîme d'indifférence. Cela d'autant plus qu'aucune mesure d'élargissement des prisonniers politiques et d'opinion raflés ces dernières semaines n'a été évoquée. Les manœuvres de diversion politique et les fausses alternatives envisagées par les « décideurs » ne rencontrent d'écho dans la population que dans la dérision et le sarcasme. Mais ces moyens demeurent la seule voie envisageable pour un régime figé sur ses positions contraint à la fuite en avant permanente. L'autoritarisme militaire, presque sexagénaire, évolue dans un cadre mental et idéologique extrêmement rigide. Confronté à une contestation tout à fait inédite, l'état-major souhaite naturellement en limiter les impacts pour reprendre le plus rapidement possible le contrôle de la rue. La modération dont font preuve les « décideurs » est purement tactique et contrainte par les conditions internes et externes dans lesquelles est né et a évolué le Hirak. Face à la levée en masse pacifique et ordonnée de la société qui exige que lui soient reconnues le droit et la dignité, les militaires feignent donc de rebattre les cartes tout en assurant la continuité des articulations et temporalités politiques. L'enjeu est de taille : il en va du contrôle de la rente – ou, plus précisément, l'accaparement par quelques-uns de milliards de dollars détournés chaque année. La manœuvre de déplacement des contradictions dans le sens des intérêts de pouvoir consiste à ignorer les revendications démocratiques du peuple pour imposer, en tant que dimension centrale de la crise, une représentation conspirative et manichéenne du rapport de forces internes. Cette articulation, aux aspects certes spectaculaires compte tenu des protagonistes, est résumée très clairement : « Ceux qui ne sont pas avec l'état-major [entendre Ahmed Gaïd Salah et les généraux de l'ombre dont il est le porte-parole] sont avec le ‘'gang'' de Toufik Médiène. » Selon le commandement et ses relais, la contradiction principale qui met en mouvement la société tout entière ne se situe pas dans l'opposition entre autoritarisme et état de droit, mais très clairement entre groupes rivaux en lutte pour le pouvoir. Il s'agit donc de détourner l'opinion mobilisée par le Hirak de ses aspirations démocratiques pour l'amener à prendre parti dans les conflits entre groupes d'intérêts. Le binarisme simpliste de la communication officielle en rend l'expression politique encore moins convaincante. Le récit officiel pose le général Gaïd Salah comme acteur positif affrontant, au nom du Peuple et pour la Nation, la corruption exclusivement imputable au général Toufik et ses affidés. Mais pour le chef d'état-major et ses médias, le Hirak est avant tout une création d'appareils dévoyés, les manifestations populaires résultent purement d'un « complot ourdi » par le « gang » adverse dont les chefs croupissent désormais en prison. Cette interprétation paranoïaque de la mobilisation du peuple est pourtant démentie par la réalité : le Hirak massif et majoritaire n'est pas une conjuration, même si l'innocence politique, ici comme ailleurs, n'est pas de mise. Les Algériennes et les Algériens réclament l'Etat de droit et le respect de leurs libertés, ils ne descendent pas dans la rue tous les vendredis pour prendre position dans des luttes de pouvoir. Que des réseaux en perte de vitesse tentent d'orienter le mouvement dans le sens d'une critique du groupe dominant est dans l'ordre des choses. Mais estimer que le mouvement de contestation du régime ne procède que d'une manipulation d'officines est une élaboration inconsistante. Ce scénario que l'état-major prétend imposer comme grille de lecture de la situation générale du pays a pour objectif premier de masquer derrière un rideau de fumée « purificateur » un virulent conflit de pouvoir pour la rente, révélé par l'irruption du Hirak le 22 février 2019. La gestion de cette crise est caractéristique d'une culture de gouvernement établie sur l'émiettement constant du front social et l'élimination systématique des corps intermédiaires autonomes. Alourdir le climat, tenter de diviser ou terroriser le peuple, fixer les oppositions sur les lignes de fractures – réelles ou fabriquées – au sommet, induire en erreur l'opinion sont les recours traditionnels du pouvoir. Or instruite par l'histoire, la population n'ignore rien de ces mœurs et identifie tous les acteurs, écartés ou en activité, de l'interminable dramaturgie nationale. De fait, les Algériennes et les Algériens sont loin de reprendre à leur compte les antagonismes des féodalités militaro-policières au pouvoir. Les slogans et mots d'ordre sont explicites et, dans leur diversité, tendent vers un même objectif. Les millions de manifestants entendent dépasser un état de plus en plus morbide de sclérose liberticide et de régression multiforme. La population ne veut plus vivre sous la botte de ce régime d'oppression et exprime avec clarté et obstination son désir de libertés, son besoin d'Etat et de modernité politique. Ces revendications s'expriment dans la spontanéité lucide et la joyeuse effervescence d'une mobilisation mature, responsable, exemplaire. Cette dimension est celle qui procure le plus d'optimisme dans un panorama sociopolitique troublé et ambigu. Mais l'absence criante d'élites respectées et crédibles amplifie le sentiment d'incertitude politique. Dans une situation de suspicion structurelle, aucun cadre politique, aucune organisation, aucune personnalité ne peut prétendre bénéficier de la reconnaissance du peuple. Après tant d'années de violence et d'injustice, de mensonge d'Etat et de pillage, d'élections truquées et de fraude permanente, de partis politiques fantoches et d'Assemblées-croupion, la confiance apparaît comme la ressource la plus rare. La disqualification complète de la représentation politique est une des modalités les plus problématiques de l'impasse actuelle. C'est à ce niveau sans doute que se situe le défi stratégique à court et moyen terme pour une sortie de crise effective. Cet obstacle ne peut être levé que par le génie populaire. Pour l'ensemble de l'Algérie, toutes générations mêlées, le 5 juillet 2019 est l'occasion tant attendue de célébrer dans la fraternité, le respect et la dignité retrouvés une date significative dans le processus long et coûteux de recouvrement de la souveraineté. La voie algérienne vers la liberté n'est assurément pas une voie royale. Aucun obstacle n'a été épargné aux Algériennes et aux Algériens sur ce chemin escarpé vers le droit et la dignité. Ce chemin de crète est décidément pavé d'embûches : les perspectives socio-économique sont préoccupantes, des échéances périlleuses se profilent et leurs enjeux sont vitaux. L'armée n'a d'autre choix que de répondre aux attentes populaires et d'assumer, sincèrement et résolument, l'étape présente, déterminante pour l'avenir du pays, du processus de libération nationale. En cette journée chargée de sens et du poids de tant de sacrifices, avec le déploiement de son magnifique Hirak, le peuple entend donner, pour l'honneur et le respect de son humanité, son plein sens politique à une indépendance trop longtemps suspendue. 1 Cf. Omar Benderra, « Contribution pour le cinquantième anniversaire de la création du GPRA », Algeria-Watch, 18 septembre 2008.