Rafik Lebjaoui*, Algeria-Watch, 28 mai 2019 Quatorze semaines dans la vie d'une nation est un laps de temps dérisoire. La construction pérenne d'un Etat de droit qui garantit les libertés pour tous les citoyens prend nécessairement du temps. Il s'agit d'une phase inaugurale, complexe et parfois sinueuse. Sortir d'une dictature destructrice pour entrer dans une ère de droit n'est pas un exercice mécanique. Pour réussir ce passage, il faut s'armer de patience, de détermination et faire preuve de grande capacité de discernement. Le mouvement du 22 février n'est pas spontané, il n'est pas un coup de tonnerre dans un ciel d'été ou une divine surprise comme se plaisent à gloser des observateurs éloignés des réalités. Le Hirak est le fruit d'une accumulation d'expériences douloureuses, tragiques souvent mais toujours sordides, imposées par le régime aux Algériens depuis au moins trente ans. Depuis le coup d'état militaire du 11 janvier 1992. Le formidable élan révolutionnaire qui évolue sous le regard admiratif de celles et ceux épris de justice et de paix doit s'inscrire dans la durée, s'inscrire dans l'environnement politique du pays en tant qu'élément structurant, constitutif du contrat de vie commune qui fonde la communauté nationale. Des séquences historiques de cette dimension et de cette intensité ne surviennent pas à tous les carrefours de l'histoire. Il importe donc que le mouvement mûrisse, s'installe dans la durée pour atteindre ses objectifs fondamentaux, stratégiques et vitaux. Le temps permettra au mouvement populaire de se renforcer, de clarifier ses revendications, de les affiner, de créer la cohésion entre les différentes composantes de la société et leurs sensibilités diverses. De fabriquer des consensus authentiques pour un destin commun. A présent que les Algériennes et les Algériens sont entrés de plain-pied dans le débat politique, ce qui leur a été violemment interdit depuis 1992, ils doivent dialoguer entre eux, réapprendre à se connaître, se réapproprier complètement le récit national et inventer de nouvelles méthodes d'action, car le chemin est encore long. Il faudra du souffle au Hirak. Ce qui semble le plus important à ce stade est que le mouvement soit en mesure de produire ses propres anticorps pour se protéger des intrigants et se prémunir des manipulations. Le Hirak doit en effet se défendre contre les opportunistes et les conspirateurs qui n'économisent déjà aucun effort pour le détourner de sa trajectoire. Mais les Algériens sont désormais aguerris, ils ont appris de longue expérience à analyser les manœuvres incessantes des appareils policiers d'intoxication et d'induction en erreur. Le peuple tout entier a eu à subir ces dernières années de multiples opérations politiques, orchestrées par les inépuisables laboratoires du régime et exécutées par des hommes et des femmes prêts à tout pour maintenir le régime en place. Comme ces mercenaires n'ont peur de rien, n'ont honte de rien et sont prêts à tout, ils poursuivent leur travail de sape morale et politique, même dans ces circonstances exceptionnelles. Leur permanence est celle du leurre et de la tromperie. La vigilance est plus que jamais de mise. A court de moyens face à une éruption pacifique et lucide, aussi résolue que colossale, le régime se retrouve dans l'impasse. C'est la première fois de son histoire où le peuple dans son ensemble l'a mis à nu, publiquement et sans échappatoire possible. Aucun artifice, aucune ficelle, aucun stratagème ne le sauvera, et ceux qui le dirigent le savent parfaitement. Les Algériens ne se feront pas avoir cette fois-ci. La bataille se déroule en direct entre le peuple et le régime sans intermédiaire, ni entremise circonstancielle. Il n'existe pour l'heure que deux acteurs politiques identifiables : le peuple mobilisé et le haut commandement militaire. Les principaux généraux de l'armée sont les décideurs du système, ils sont la tête du régime. Concentrant tous les moyens de l'Etat entre ses mains, c'est ce régime, ou au moins ses constituants les plus responsables, qui doit proposer au peuple une démarche acceptable, un échéancier et des garanties. Sans ces conditions aucun dialogue n'est possible. La démission de Bouteflika, l'emprisonnement des généraux Mohamed Mediene et Bachir Tartag et de Saïd Bouteflika, l'arrestation de certains oligarques et la poursuite par la Cour suprême d'anciens premiers ministres et ministres n'ont pas convaincu le peuple. Même si ces individus ne suscitent que son mépris, l'opinion n'y voit qu'un énième règlement de comptes interne, ou au mieux, un élagage de branches mortes du système. Les Algériennes et les Algériens aspirent à un changement fondamental, structurel. Ils ne se contenteront certainement pas d'un sacrifice à bon compte de boucs-émissaires, d'un ravalement de façade, une restructuration de la chaîne du pouvoir par un simple renouvellement de personnel. Des voix s'élèvent réclamant que le mouvement se structure et dégage ses représentants. Cela parait en effet raisonnable et doit constituer une étape dans la consolidation du mouvement. Même le général Gaïd Salah l'a évoqué lors d'un de ses derniers discours. Exprimée par le représentant de la caste dirigeante, cette insistance suscite une légitime suspicion. Quelle est l'urgence de désigner des représentants du Hirak et dans quelle perspective ? Si l'on se fie aux mœurs et usages traditionnels du régime, l'appel par l'armée à la désignation de représentants du Hirak est une tentative claire de neutraliser le mouvement. Il est évident que les décideurs ne disposent pas des instruments pour gérer cette crise inédite, car elle le place face à un mur impossible à contourner, l'obligeant à des concessions majeures et des révisions déchirantes. Afin d'éviter de faire face à des multitudes qu'il ne maîtrise pas, le système réclame des représentants qu'il espère circonvenir ou qu'il pourra au moins manipuler, diviser, retourner à sa guise. Le but concret est, bien entendu, d'affaiblir le mouvement, de le discréditer, de l'essouffler en l'entraînant dans les marécages de la rente, dans des conflits d'égos et d'interminables débats pour le réduire finalement à une vaine péripétie. Face à ces manœuvres que tous déchiffrent sans grande difficulté, il convient donc de faire preuve de rigueur et de clarté. Le régime doit préalablement à toute action de désignation de représentants s'exprimer clairement sur ses intentions et dévoiler ses objectifs. Il ne peut y avoir de représentants du Hirak tant qu'il n'y pas de plan sérieux de transition démocratique proposé par ceux qui détiennent le pouvoir. Autrement dit, si le pouvoir souhaite une sortie de crise et trouver des interlocuteurs, il doit d'abord présenter des gages démontrant sa bonne foi. Ce préalable est la condition normale mais fondamentale de déblocage de la situation. Qu'ils soient sincères ou non n'est pas la question, les propos élogieux envers le Hirak de Gaïd Salah ne sont certainement pas suffisants, il s'agit de paroles et non pas d'engagements. Il faut des actes. La crise algérienne est donc aussi une crise de confiance. La population dans son écrasante majorité ne se reconnaît dans aucune instance du système, ni aucune de ses institutions en trompe-l'œil. Le mouvement populaire a ainsi écarté sans fioritures la fausse classe politique, qui sert de devanture. Dès les premières manifestations, les acteurs politiques désignés par le régime et les médias aux ordres regardés comme quantité négligeable, ont montré leur incapacité radicale à comprendre le mouvement. Inaptes à prendre la mesure d'un mouvement très en dessus de leurs moyens politiques, ces protagonistes de second rang se sont recroquevillés dans des logiques d'appareils, tentant de se placer dans le dispositif post-Bouteflika esquissé par les décideurs. Ces figurants d'une scène politique révolue et complètement artificielle ont fait leur temps. Ils ont fini de se déconsidérer irrémédiablement en accompagnant le régime dans ses dérives les plus meurtrières de ces trente dernières années. Il est donc temps qu'émergent du Hirak des jeunes, femmes et hommes, au diapason de leur société pour porter les justes aspirations du peuple et atteindre ses objectifs légitimes. Les jeunes élites qui commencent à apparaître possèdent un avantage certain, elles n'ont pas été contaminées par le pouvoir. Les jeunes sont indemnes de ses vices et de ses tares, ayant été de tout temps exclus du jeu politique. Cette nouvelle élite en formation est une manifestation inattendue, inespérée pour beaucoup, du génie du peuple algérien. Cependant, en dépit de leur inexpérience pratique, ces nouveaux acteurs authentiques, issus des profondeurs populaires, ont montré ces dernières semaines un degré élevé de conscience politique, de perspicacité et de sagacité. Leur énergie et leur détermination permettent d'ores et déjà de poser les premiers jalons d'une voie de droit et de justice. La jeunesse est l'espoir de la nouvelle Algérie. * journaliste