Près d'une centaine de journalistes ont rendu public, dimanche 12 juillet, une pétition pour rejeter les "tentatives d'ingérence du ministre de la communication dans le travail des journalistes" et les "injonctions d'« en haut » qui nous dictent ce que l'on peut diffuser ou pas". Les signataires y ont exprimé une solidarité professionnelle et de "principe" avec le journal Liberté. On ne trouve nulle trace de la pétition dans la plupart des médias alors qu'ils se sont empressés, la veille, de diffuser avec ostentation le communiqué du ministre qui répondait au journal Liberté. Mais le plus étrange est que la pétition de solidarité avec Liberté n'a pas été publiée par.... Liberté que dirige Hacen Ouali depuis le début du mois d'avril. De quoi soulever en effet beaucoup de questions sur les raisons de la non-publication d'une pétition qui ne pouvait qu'être en faveur d'un journal attaqué par le ministre chargé du secteur. Une pétition qui pouvait même passer pour une publicité gratuite lui conférant de la crédibilité auprès du public. Que s'est-il donc passé exactement ? On connait l'appartenance de ce quotidien au groupe d'entreprises d'un oligarque notoire. Quel lien cela a-t-il avec le propriétaire du journal, l'homme d'affaires Issaad Rebrab? Est-il intervenu pour éviter toute escalade avec le ministre ? Ou peut-être n'avait-il même pas besoin de le faire : le directeur de la rédaction connaissant les vues de son employeur. Sa nomination impliquant naturellement l'adhésion à la ligne éditoriale du journal. La non-publication de la pétition a-t-elle pour but de satisfaire le ministre seulement ou bien de marquer la continuité du soutien à Tebboune, le journal ayant déjà publié des articles en faveur du locataire d'El Mouradia? Est-il possible de comprendre le cours de ces événements sans revenir à l'histoire de ce journal et son orientation éditoriale, des relations avec son propriétaire et avec les réseaux du système de pouvoir ? Rebrab, de » Liberté « au service de Saadi… au soutien à Tebboune Le journal Liberté, lancé le 27 juin 1992, a connu plusieurs stades d'une évolution qui reflète le souci de son propriétaire d'exploiter le média au service des intérêts de son groupe économique. Il n'est un secret pour personne, ni au sein de la rédaction de Liberté, ni en dehors, que la main de Saïd Saadi et du RCD n'étaient pas loin de la ligne éditoriale du journal. Ni sur le fait que les réseaux de Saïd Saadi ont joué un rôle dans la désignation de la plupart des directeurs de la rédaction qui se sont succédé au journal de ses bureaux originel de la rue Larbi Ben Mhidi jusqu'à son installation dans le nouveau siège à El Achour. A chaque phase, la ligne éditoriale est conforme aux intérêts économiques de Rebrab, souvent convergents avec ceux des réseaux de Saïd Saadi au sein du système de pouvoir. Les liens de ces réseaux avec les investissements de Rebrab lui permettant d'utiliser cette influence pour obtenir le meilleur accès à la rente, le plus grand nombre possible de crédits bancaires, d'assiettes immobilières et de marchés public. C'est au nom de ces intérêts que ce quotidien s'est frontalement opposé au gouvernement du défunt Belaïd Abdesselam, désigné immédiatement après l'assassinat de Mohamed Boudiaf en juin 1992. Cette opposition au gouvernement Belaïd était affirmée alors même que le journal soutenait la ligne générale du pouvoir avec l'appui de Saïd Saadi à l'arrêt du processus démocratique en janvier 1992. Rebrab faisait notoirement partie des réseaux du général Touati où la vox populi situait également Saadi. Comme la politique dite "d'économie de guerre" de Belaïd Abdesselam était en contradiction absolue avec les intérêts et les objectifs de Rebrab, son gouvernement a fait l'objet d'une vaste campagne hostile de la part de certains journaux privés et à leur tête, Liberté. Ces journaux ont obtenu ce que voulaient les réseaux qui les instrumentalisent: la chute du gouvernement de Belaïd Abdesselam, le 21 août 1993. Liberté a soutenu et a adopté l'essentiel des positions de Saïd Saadi jusqu'en 2004. Rebrab, après avoir soutenu la désignation de Bouteflika au pouvoir en 1999 – il l'appelait "mon ami Bouteflika" – a choisi de jouer la carte Ali Benflis et Saïd Saadi lors des présidentielles de 2004. Il était convaincu que les jours de Bouteflika étaient comptés. Le soutien du général Mohamed Lamari et du général Touati à Ali Benflis annonçait, à ses yeux, la fin de la présence de l'ancien ministre des affaires étrangères de Boumediene au palais d'El Mouradia. Ce qui ne s'est pas produit car à l'évidence, l'administration et les services n'étaient pas sur la même ligne que le général Mohamed Lamari. Après ce choc et la confirmation de Bouteflika au pouvoir, ce fut le début du froid puis même de conflit ouvert entre Issaad Rebrab et Abdelaziz Bouteflika. Rebrab a cherché un moyen de dégeler la relation en désignant fin 2005 comme responsable de la sécurité au sein du groupe Cevital, feu Hadj Zoubir. Celui-ci n'était autre que l'ancien officier des services de renseignement en charge de la presse. C'est lui qui a été derrière la désignation de Mounir Boudjema, comme directeur de la rédaction de Liberté. Avec pour objectif clair de réduire l'influence du discours de Saïd Saadi au sein de la rédaction. De nouveaux journalistes ont été recrutés pour améliorer les relations avec les services du palais d'El Mouradia. Beaucoup, même au sein de la rédaction, décrivent cette période avec beaucoup de sarcasmes comme étant celle où "Liberté est devenue une copie du journal gouvernemental El Moudjahid...". De Bouteflika à Tebboune, la primauté des intérêts sur la liberté de Liberté Pour ne pas noyer le lecteur dans les détails, il est nécessaire de préciser que Rebrab a continué de soutenir Bouteflika en dépit des blocages de certains de ses investissements. Ayant retenu la leçon de 2004, l'oligarque a participé matériellement et médiatiquement à la campagne de Bouteflika en 2009. Mais Bouteflika et ses réseaux n'ont pas oublié, ni pardonné. Ils ont œuvré à l'émergence d'une seconde génération de businessmen pour concurrencer ceux des années 1990 dont les réseaux avaient pourtant intronisé Bouteflika en 1999. Les problèmes de Rebrab avec ces réseaux ont donc commencé avant la présidentielle de 2014 et sont devenus plus aigus en 2015 et après. Période où Rebrab a tenté d'acquérir le groupe El Khabar. Abrous Outoudert, le directeur de Liberté a joué le rôle d'intermédiaire auprès de son ami Hamid Grine, le ministre de la communication. Ce dernier lui a confirmé que la présidence s'opposerait à la transaction, information que le directeur du quotidien n'aurait pas transmise à Rebrab. La même année, Toufik est écarté des services et en 2018, Outoudert est limogé de Liberté, d'autant que le journal commençait à perdre de l'argent et ces pertes se sont poursuivies de manière spectaculaire entre 2016-2020. L'influence de Saïd Saadi, au plan politique du moins, est revenue après la désignation de Saïd Choukri et Rabah Abdallah, proches du RCD, à la tête du journal. Cela s'est fait à un moment où Rebrab se cherchait des soutiens alors qu'il se drapait de l'habit de la victime. Au point d'en arriver à proclamer, en mai 2016, qu'il subissait des blocages car il était "kabyle". Une déclaration qui a suscité de nombreux commentaires ironiques en Kabylie. Mais Rebrab a eu recours à cet argument en raison du soutien de députés du RCD, de certains dissidents du FFS, dont Djamel Zenati et d'autres activistes du MCB qui ont organisé des marches à Bejaïa pour réclamer ce qu'ils ont appelé à la "libération" des projets de Rebrab dans la région. Les difficultés de Rebrab avec les réseaux de Bouteflika se sont poursuivies au-delà de la déposition du président-zombie. L'homme d'affaires aux connexions internationales prestigieuses, il avait ses entrées à l'Elysée, est finalement arrêté dans le cadre de la campagne contre des oligarques menées par le régime et emprisonné fin avril 2019, sous l'accusation de surfacturation, avant d'être libéré fin 2019. Issaad Rebrab en prison, son journal a subi de nombreuses pressions du fait des liens de la direction de la rédaction avec Saadi et des parties qui avaient des comptes à régler avec Gaïd SalahLes tensions entre le premier responsable du journal et l'un des fils de Rebrab, Omar ont pesé dans le rapport de force. L'héritier de l'oligarque a trouvé micro ouvert à la chaîne TV Al Hayat pour évoquer les contraintes supportées par son père durant l'ère Bouteflika et raconter notamment comment Tahkout lui a subtilisé la représentation de Hyundaï ainsi que d'autres affaires. Cet étrange entretien figurait bien dans l'ambiance des contacts initiés à la libération de Rebrab et à la réflexion sur le changement de la ligne du journal... et de ses responsables. Immédiatement après sa sortie de prison d'El Harrach, Rebrab a engagé de nombreuses consultations pour changer la direction du journal. Rebrab a fait savoir qu'il ne voulait pas d'un journal qui critique Tebboune qui est, selon lui " élu et peu importe comment il a été élu". La nouvelle étape éditoriale a été amorcée par des articles en ce sens. Aussi, on ne peut comprendre le communiqué de Belhimer que par le fait qu'il constitue un "rappel" des engagements de Rebrab envers le président. Tout comme l'absence de réponse de Liberté et son refus de publier la pétition des journalistes défendant la profession et soutenant le journal ne peut s'expliquer que par le fait que Rebrab est avant tout un homme d'affaires qui représente des intérêts de lobbies économiques. La liberté de la presse et sa déontologie restent des notions très exotiques pour ces milieux. Tebboune a répété dans ses discours qu'il soutenait les hommes d'affaires qui ne mélangeaient pas les affaires et la politique. Message parfaitement reçu. Rebrab, lui sait, mieux que beaucoup d'autres, que l'argent n'a pas d'odeur, pour qui la presse n'est rien d'autre qu'un moyen d'influence et de lobbying. Ce qui ne gêne personne, ni Tebboune ni d'autres ; l'important pour tous étant de préserver le statu quo, celui qui a permis à Rebrab d'avoir un empire économique et à Tebboune d'accéder à El Mouradia. Pour cela, il faut maintenir l'affaiblissement du journaliste, de la presse et de la société car les bureaucraties et les lobbies financiers détestent les contre-pouvoirs. Pour ces structures centrales du régime, les médias ne peuvent avoir d'autre finalité que servir la communication et de demeurer des instruments de propagande. Ces spasmes, ces sinuosités et ces animosités montrent, sans l'ombre d'un doute, que le fonctionnement du système n'a pas changé. Le maximum de ses capacités opérationnelles est vite atteint entre le renouvellement de quelques apparatchiks et la promotion peu convaincante de certaines façades. Sur le fond, le régime reste le même. Alger le 13 juillet 2020 Redouane Boudjema