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El Watan: » un journal fragile, des journalistes sans salaires, des actionnaires noyés dans la rente »
Publié dans Le Quotidien d'Algérie le 01 - 01 - 2023

Publicité institutionnelle pour les actionnaires, maintien de la grève des travailleurs et des journalistes
El Watan: » un journal fragile, des journalistes sans salaires, des actionnaires noyés dans la rente »
On l'a appris le 27/12/2022, à raison d'une page et demi par jour, le quotidien El Watan bénéficie à nouveau, depuis le début de la semaine, de la rente de la publicité institutionnelle. Cette annonce intervient au moment où la grève de plus de 100 travailleurs sur les 129 employés que compte l'entreprise, journalistes, correspondants, des administrateurs et agents polyvalents se poursuit.
Ce mouvement de grève cyclique et progressif, entamé en juillet dernier, a été gelé par le collectif des travailleurs pour donner une dernière occasion à la direction pour trouver une solution à la crise dans laquelle se débat le journal. Mais à l'expiration du délai d'un mois, et ne voyant rien venir, les travailleurs ont décidé de relancer leur grève illimitée à partir du 16 septembre dernier. Ils entament aujourd'hui leur dixième mois sans salaire, supportant ainsi une situation de précarité très difficile.
Plainte contre le syndicat, mobilisation des épouses et enfants des actionnaires pour casser la grève
A la surprise de nombre d'observateurs, le conseil d'administration du journal a porté plainte, le 19 octobre dernier, contre les grévistes dans le but d'obtenir une décision de justice invalidant cette grève. Auparavant, la direction avait choisi de casser ce mouvement en faisant appel à des actionnaires-retraités qui ont repris du service en tant que collaborateurs avec des salaires mirobolants et en mobilisant également les enfants et les épouses de certains d'entre-eux...
La direction du journal a également remplacé le service publicité, dont le personnel est en grève, par l'agence « ACOM » que gère une des actionnaires du journal. Tout cela suscite une série d'interrogation sur les droits des travailleurs et le droit syndical consacrés par les lois de la République, mais qui semblent non reconnus par les actionnaires d'El Watan. Il n'est pas inutile de rappeler que certains de ces actionnaires sont issus du PAGS (ex-Parti communiste Algérien) et défendaient l'idéologie socialiste sacralisant les travailleurs et le droit de grève. Comment ces personnes sont-elles passées de journalistes de la presse publique et militants du mouvement syndical des journalistes à patrons impitoyables piétinant le droit syndical et le droit de grève ?
Il serait complétement erroné de considérer que le fait de briser une grève soit une innovation dans les mœurs de l'administration. Nul n'a oublié que la direction d'El Watan avait bel et bien collaboré avec issad Rebrab pour casser la grève des personnels du journal Liberté en 2017. C'est bien le service technique d'El Watan qui avait assuré le montage et l'impression du journal de l'oligarque.
L'ANEP distribue la publicité institutionnelle à un journal endetté auprès du fisc et qui ne paie pas les salaires de ses employés
L'agence nationale de diffusion et de publicité (Anep), qui a signé cette semaine une convention pour perfuser El Watan en publicité institutionnelle, n'a pas jugé utile d'informer l'opinion sur les raisons l'ayant amené à lui couper l'accès à cette manne ces dernières années. Ni même d'expliquer les raisons pour lesquelles ce journal était durant les années 1990 et au début des années 2000 l'un des plus importants récipiendaires de la publicité publique. Quels sont les éléments justifiant que l'attribution d'une part de cette publicité dans les circonstances actuelles ? Plus généralement, quelles sont les critères d'accès à la publicité et sur quelles bases cet accès est suspendu ?
Que s'est-il passé pour que cet accord avec El Watan soit conclu dans cette période alors que la grève des personnels de journal se poursuit depuis quatre mois ? Mais avant toutes ces questions, il est plus que légitime de s'interroger sur les motivations de l'Anep, entreprise publique, pour conclure un accord publicitaire avec une entreprise privée qui cumule plus de cinq milliards de dettes fiscales, comme l'a affirmé le directeur de ce quotidien ?
Quand les Algériennes et les Algériens auront-ils le droit de savoir comment est gérée l'entreprise chargée de distribuer la rente publicitaire ? Cela est loin d'être anodin, en particulier quand l'un de ses anciens directeurs a accusé ses cadres de corruption, affirmant que la distribution de la publicité se faisait selon le degré d'allégeance, en prenant pour preuve le fait qu'une partie des dossiers était entre les mains de la justice.
Quand est ce que sera levée l'opacité dans la gestion, comme l'a affirmé le président Abdelmadjid Tebboune lors de sa dernière sortie médiatique, appelant à la numérisation pour instaurer la transparence du secteur ? La publicité institutionnelle dont bénéficie la presse papier et les médias électroniques sera-t-elle concernée par cette numérisation ; l'opinion publique en sera-t-elle informée ?
En attendant, tout porte à croire que le retour de la publicité au journal El Watan est étroitement lié à des pratiques en vigueur depuis l'arrêt du processus démocratique en janvier 1992 à nos jours, portant sur la distribution de la publicité en fonction de l'allégeance politique. Il est facile de comprendre à la lecture de ce journal ces dernières semaines, soit depuis le début de la grève illimitée de ses journalistes (voir à titre d'illustration quelques « unes » récentes d'El Watan). Le contenu de ces éditions portent en majorité écrasante les signatures d'actionnaires-retraités qui se sont rappelé, à près de 70 ans, leurs débuts dans le journalisme de propagande de la presse du parti unique.
La ligne politique du journal et les conflits internes du régime
La ligne éditoriale du journal El Watan, en dépit de quelques exceptions qui se sont produites grâce à des pressions de quelques journalistes professionnels en son sein, n'est pas sorti, depuis sa création, de la logique de positionnement autour des réseaux du régime et ses clans, à l'instar de la majorité des titres de la presse. Ce journal a été utilisé par exemple, comme beaucoup d'autres, pour mener campagne contre la personne de l'ancien chef du gouvernement, Belaid Abdeslam, depuis son installation au palais de Docteur Saadane, le 19 juillet 1992 à son limogeage, le 21 août 1993.
Cette campagne a été conduite par une partie des groupes d'intérêt qui se sont alliés aux décideurs contre Belaid Abdeslam qui a découvert Sid Ahmed Ghozali, que son prédécesseur à la tête du gouvernement, avait distribué le budget spécial du secteur privé, presque exclusivement à Issad Rebrab et à quelques autres entrepreneurs gravitant autour de certains décideurs au sommet du régime. En réaction, Belaid Abdeslam a suspendu l'accès de ces personnes au reliquat de ce budget et institué un comité ad-hoc rattaché au chef du gouvernement, supervisant l'utilisation des devises étrangères, ressources rares dans une période où l'Algérie traversait une crise financière, aggravée par le poids du service de la dette extérieure.
L'ancien ministre de l'industrie de Houari Boumediene avait également entrepris l'élaboration d'un programme « d'économie de guerre », selon sa formule devenue célèbre, pour éviter un rééchelonnement de la dette avec le FMI. Ses efforts se sont heurtés au refus de certains opérateurs privés, alliés à divers centres décisionnaires. Ce bras de fer s'est traduit par l'accentuation d'une violente campagne médiatique et la grève d'une partie des éditeurs en guise de protestation contre les décisions de Belaid Abdeslam et son gouvernement, accusés par l'association des éditeurs d'avoir réprimé la liberté de la presse.
Au final, le gouvernement a été renvoyé et Belaid Abdeslam limogé et remplacé par Redha Malek, dont l'exécutif s'est dirigé directement, obéissant à la volonté des décideurs de l'époque et celle de leurs groupes d'intérêt, vers le fonds monétaire international (FMI) pour signer un accord, dont le coût économique et social a été énorme. Avec la bénédiction de l'ensemble de la classe politique agréée et le soutien de la majorité des titres de la presse, ces accords ont abouti à la destruction d'une part très significative du parc industriel public et la mise au chômage de milliers de travailleurs. El Watan, dans le chœur de ces organes médiatiques, a défendu la démarche du pouvoir de l'époque dans toute ses dimensions, y compris bien entendu la politique d'éradication et le « tout sécuritaire ».
Des accusations de trahison contre Ben Bella, Aït Ahmed et Ali Yahia à la guerre contre Betchine et à la propagande pour Tebboune
La campagne contre la personne de Belaid Abdeslam, au-delà de ses choix discutables et ses erreurs, n'est pas l'unique exemple de positionnement du conseil d'administration de ce journal et la majorité de ses actionnaires aux côtés de certains cercles du régime contre d'autres.
La direction de ce journal partageait cette attitude avec d'autres organes de presse, francophones et arabophones, ayant conduit des campagnes de propagande et de haine visant des personnalités politiques appelant à la réconciliation et au dialogue pour arrêter le sang qui coulait et la guerre contre des civils durant les années 1990. Il suffit de revenir aux archives de ce journal pour retrouver les accusations de traîtrise et d'intelligence avec l'étranger visant des personnalités politiques ayant une dimension et un rôle dans l'histoire du mouvement national et sa lutte contre le colonialisme. Aucune attaque n'a été épargnée à, notamment, Hocine Aït Ahmed, Ahmed Ben Bella, Abdelhamid Mehri et Ali Yahia Abdenour, et à bien d'autres, qui estimaient que la politique du tout sécuritaire constituait un danger pour la société en éliminant toute perspective d'instaurer la paix civile.
La ligne éditoriale d'El Watan a adhéré sans réserve notable à toutes les politiques du régime durant les années 1990 au prétexte de s'opposer aux islamistes. Le quotidien a été au cœur de la guerre au somment du régime et la campagne contre le général Betchine et le chef d'état de l'époque, le général Liamine Zeroual. El Watan a également passé sous silence le retrait des candidats à la présidentielle en avril 1999, après la décision des sommets des appareils d'imposer Abdelaziz Bouteflika au palais d'El Mouradia, avant de se positionner en faveur du candidat Ali Benflis à la présidentielle de 2004, soutenu par une partie du régime, notamment par le défunt général Mohamed Lamari. Instrument des luttes de pouvoir, El Watan a mené campagne contre un quatrième mandat du candidat Bouteflika, se situant sur la même ligne que d'autres milieux du régime avec leurs tête le général Mohamed Mediene, dit Toufik. Durant toute cette période, le journal baignait dans la rente de la publicité ANEP, à l'instar d'autres médias, mais était aussi abreuvé par la manne publicitaire privée provenant de l'oligarchie et des entreprises d'Abdelmoumen Khalifa, Issad Rebrab et d'autres célébrités du monde du business ...
Cette période de vaches grasses n'est plus qu'un souvenir. La suspension de la publicité dont a très amplement bénéficié ce quotidien a perduré ensuite de longues années, jusqu'à l'accord signé, la semaine dernière, avec l'ANEP. Un accord ayant suivi son investissement actif dans une campagne médiatique en faveur d'Abdelmadjid Tebboune.
La poursuite de ce système médiatique basé sur la rente publicitaire et la propagande politique affaiblit l'Etat et ne sert pas le pouvoir.
Les actionnaires d'El Watan ne diffèrent pas des responsables des autres organes de presse, car ils sont le produit d'un même système médiatique qui structuré autour d'une articulation éminemment problématique : la relation entre rente publicitaire et propagande politique. Cette situation se poursuit et rien n'indique qu'un changement puisse intervenir dans le court ou moyen terme. En dépit de son échec répété et, c'est aisément vérifiable, malgré l'inconséquence avérée de cette politique, le régime continue de dépenser des milliards de dinars pour soutenir des organes de presse sans réelle audience et ayant perdu toute crédibilité auprès de l'opinion publique.
Ses changements de personnels et l'évolution de son discours n'y font rien, le régime continue de faire sa propagande avec les mêmes outils datant de plusieurs décennies, alors que la composante du public, sa culture et l'environnement technologique et international ont connu de profondes mutations. Tous les indicateurs plaident pour un nouveau processus et un changement radical du système médiatique, en vue de réaliser une rupture historique avec une propagande indigeste et la distribution régalienne de la rente publicitaire. La rupture avec un système médiatique qui affaiblit objectivement l'administration de l'Etat et porte préjudice au tissu social et qui ne sert en rien le pouvoir réel, car au bout de tous les comptes, ce système de plus en plus médiocre ne renvoie qu'une image dégradée du régime et de ses personnels.
Le financement de la propagande ne consolide pas l'Etat, dévalorise la politique et étouffe la profession.
En attendant que les décideurs se rendent compte que ce système médiatique financièrement très couteux est sans crédibilité professionnellement et politiquement inutiles, les déboires des journalistes d'El Watan et d'autres organes se poursuivent. Les journalistes, pour la grande majorité d'entre eux, souffrent de précarité et ne pensent ni à la liberté de la presse, ni au droit du public à l'information. C'est la première conséquence morale et professionnelle d'un système médiatique qui a produit une caste de directeurs et propriétaires d'entreprises de presse privée ostentatoirement riches, grâce à la rente publicitaire et au non-paiement de milliards de dinars de dettes des imprimeries, du fisc et autres créanciers. Tout cela en l'absence d'un syndicat fort capable de défendre les intérêts des journalistes. En dépit de cette réalité, le régime continue de dépenser des milliards de dinars pour soutenir une structure médiatique démonétisée, sans aucune crédibilité et sans aucune influence. Jusqu'à quand continuera-t-on à dilapider des ressources publiques pour financer à fonds perdus une propagande sans substance ni écho, qui, loin de consolider l'Etat, réduit la politique au néant et enterre le métier journalistique ?
Redouane Boudjema


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