Les moines de Tibéhirine victimes de tirs de l'armée algérienne en 1996 ? Baudoin Loos, LE SOIR de Bruxelles, du 07 juillet 2009 RECIT Se rapproche-t-on enfin de la vérité sur la mort des moines de Tibéhirine, en Algérie, en 1996 ? En tout cas, un témoignage, celui d'un général français, vient d'être rendu public par Le Figaro. Il met en cause l'armée algérienne, laquelle se serait rendue coupable d'une terrible « bavure », ensuite camouflée en sordide exécution attribuée aux GIA (Groupes islamiques armés). La thèse n'est pas neuve, mais l'identité du témoin lui donne un crédit particulier. Que sait-on de cette affaire ? Elle se situe en pleine « sale guerre » qui opposa le régime militaire algérien à la mouvance radicale islamiste, un conflit où tous les coups, même les plus fourrés, étaient permis. Deux cent mille personnes perdirent la vie dans cette quasi-guerre civile. Dans la nuit du 26 au 27 mars 1996, à 1 h 30, une vingtaine d'islamistes armés frappent à la porte du monastère de Tibéhirine, entre Blida et Médéa, au sud d'Alger, forcent l'entrée et s'en vont avec sept moines qui y vivaient. Le 18 avril, un communiqué signé par Djamel Zitouni, chef présumé des GIA, est publié à Londres, revendiquant l'enlèvement et exigeant la libération d'islamistes détenus en Algérie et en France. Le 30 avril, un émissaire présumé de Zitouni se rend à l'ambassade de France à Alger et remet une cassette audio contenant l'enregistrement des voix des otages. Le 21 mai, un nouveau communiqué des GIA relayé par une radio de Tanger annonce que les moines ont eu la gorge tranchée. Le 30 mai, les têtes des suppliciés sont retrouvées, les corps ne seront jamais mis au jour. Rapidement, des doutes surgirent quant à la véracité de la version d'Alger, pour qui les terroristes, voyant les négociations échouer, ont assassiné les trappistes par dépit. Plusieurs péripéties ont suivi. En 1999, Abdelkader Tigha, sous-officier des services secrets algériens (DRS, Département du renseignement et de la sécurité), fuit son pays pour la Thaïlande d'où, en 2002, il confie son témoignage à Libération : selon lui, le commando des GIA qui avait enlevé les moines travaillait pour le DRS, et les otages auraient même transité deux jours par un centre sécuritaire officiel à Blida avant d'être emmenés dans le maquis. Là, Tigha perd leur trace. Les motivations de l'enlèvement ? Contraindre d'une part les moines à quitter le monastère où ils étaient les témoins privilégiés de la « sale guerre » (ils soignaient aussi quiconque frappait à la porte) et, d'autre part, faire pression sur Paris pour qu'il soutienne mieux encore Alger dans son « éradication » de l'islamisme. La mort des moines n'aurait pas été programmée ; pour certains, elle serait le résultat d'une querelle entre groupes armés, contrôlés ou non par les « services » algériens. On sait en outre que des tensions entre Algériens et Français ont davantage brouillé l'enquête quand les moines étaient encore en vie, alors qu'entre « services » français (DST et DGSE) des rivalités ont pu compliquer la donne. En 2004, la famille d'un des moines dépose une plainte à Paris avec constitution de partie civile, jointe par Armand Veilleux, père abbé de la trappe de Scourmont (Chimay, Belgique) qui, lorsqu'il fut procureur général de l'ordre des cisterciens-trappistes à Rome, avait non seulement connu les moines de Tibéhirine, mais avait aussi enquêté en Algérie après leur mort. C'est bien grâce à la ténacité du père Veilleux que l'affaire n'a jamais pu être enterrée. Or donc, après une instruction parisienne d'abord menée de manière peu efficace par le fameux juge antiterroriste Jean-Louis Bruguière, voilà qu'un nouveau juge d'instruction a été désigné, Marc Trévidic, en 2007. L'année suivante, nouvel épisode : un témoin anonyme, fonctionnaire international de haut niveau en poste à Alger à l'époque des faits, explique à La Stampa que les moines ont été abattus par erreur par un hélicoptère MI-24 de l'armée algérienne qui avait repéré un bivouac de maquisards et l'avait arrosé d'un feu nourri avant que l'équipage ne constate, penaud, la mort des moines parmi les victimes. Pour maquiller la vérité, les autorités auraient alors décidé de couper les têtes et d'enfouir quelque part les corps criblés d'impacts de balles. Dernier élément : le témoignage cité par Le Figaro ce lundi. Le quotidien a pu lire le compte rendu de l'audition du général François Buchwalter, attaché militaire à Alger en 1996, convoqué par le juge Trévidic le 25 juin dernier. Le militaire confirme exactement la version de La Stampa, qu'il tient lui d'un ami algérien ancien de Saint-Cyr comme lui, dont le frère était le commandant de l'escadrille d'hélicoptères en cause. Il dit avoir transmis l'information quelques jours à peine après le drame au ministère français de la Défense, à l'état-major de l'armée française et à l'ambassadeur français à Alger. Ce dernier avait alors ordonné le black-out, respecté à la lettre par les autorités françaises au nom de la raison d'Etat... La thèse de Buchwalter et de La Stampa ne contredit pas vraiment celle de Tigha : la première parle de la mort des moines, la seconde de leur capture. Et ce n'est d'ailleurs pas tout ! François Buchwalter, un officier français à la retraite que Le Figaro décrit comme « un pur produit de l'armée française », a ajouté dans sa déposition sous serment du 25 juin ses soupçons concernant l'implication du régime d'obédience militaire dans l'assassinat de Mgr Pierre Claverie qui a eu lieu le 1er août 1996. Selon notre témoin dont l'Associated Press a également retrouvé la déposition, l'évêque d'Oran « pensait à l'implication du pouvoir algérien » dans le sort funeste connu par les sept moines de Tibéhirine. Mgr Claverie a été tué dans une explosion devant son domicile. « Vous savez comment il est mort, a dit Buchwalter au juge. Il a changé son billet au dernier moment. Très peu de gens étaient au courant. Les autorités n'appréciaient pas la liberté de ton à l'égard tant des islamistes que du pouvoir algérien. » Selon une de nos sources, qui se désole de ne pouvoir le prouver, Mgr Claverie était aussi peut-être bien le lien que les ravisseurs des moines avaient désigné pour mener les négociations avec Alger ou Paris. Dans ce cas, un homme qui en savait trop ? C'est de toute façon une histoire de manipulation et de complicité dont il s'agit. Une affaire aux relents nauséabonds. À l'aune de ce conflit. BAUDOUIN LOOS Parmi ces dix moines, sept furent enlevés en Algérie en mars 1996, et décapités. Ils s'appelaient Luc Dochier, Christophe Lebreton, Bruno Lemarchand, Paul Favre-Miville, Michel Fleury, Célestin Ringeard et Christian de Chergé.