Frédéric Helbert 10/11/10 à 07h30 Mercredi matin, le juge antiterroriste Marc Trévidic entendra à Amsterdam un ex-agent algérien. Le magistrat veut savoir si les moines ont été victimes d'une opération militaire. La recherche de la vérité ignore les frontières. Ce matin, le juge antiterroriste Marc Trévidic s'envole vers Amsterdam. Où un protocole spécial a été établi en secret avec les autorités néerlandaises. L'objectif : entendre enfin l'ex-militaire algérien Abdelkader Tigha. Un témoin clé dans une enquête longtemps muselée par la raison d'Etat. Plus d'une centaine de questions ont été préalablement envoyées aux Pays-Bas. Le juge Trévidic les posera au témoin. C'est un magistrat néerlandais qui fera office de traducteur. « Si Tigha parle et confirme en détail ce qu'il dit savoir, avoir vu et entendu, alors ce sera un élément crucial vers la piste d'une implication directe des autorités algériennes », explique Me Patrick Beaudoin, avocat des parties civiles, qui n'a eu de cesse de multiplier les demandes officielles d'audition depuis l'ouverture de l'enquête. Car l'ex-adjudant de la Direction du renseignement et de la sécurité (DRS) algérien est un témoin unique en son genre. Il désigne avec force détails l'armée et le pouvoir algériens comme étant les commanditaires de l'enlèvement, le 26 mars 1996, des sept moines trappistes, séquestrés pendant deux mois avant d'être décapités. Selon sa version, les militaires y ont participé directement, aux fins de monter une opération de manipulation des Groupes islamiques armés (GIA) qui a mal tourné et abouti au massacre des sept religieux de Tibéhirine. L'homme ne parle pas en l'air. Il était un agent opérationnel du centre de renseignement et de recherche de Blida, une ville située au nord de l'Algérie. Là où tout s'est décidé, là où il dit avoir vu passer les ordres, puis les moines le soir de leur enlèvement, et même les terroristes des GIA infiltrés par le pouvoir venir « récupérer » ceux qu'on ne reverra jamais vivants. En 1999, Abdelkader Tigha décide de déserter. Et d'emporter, dans un grand périple rocambolesque, les secrets qu'il détient. Il passe en Tunisie, puis gagne la Syrie, où il prend contact avec l'ambassade de France. Le marché proposé est clair : il révèle tout ce qu'il sait sur l'affaire des moines, le fonctionnement des GIA et du renseignement algérien. En échange, il réclame la protection et l'asile politique à la France. Paris missionne la DGSE. Tigha est considéré comme une « source » de premier choix. Mais l'interroger à Damas (Syrie) est impossible. Trop dangereux. L'ex-officier est alors exfiltré loin, très loin, jusqu'en Thaïlande. Pour y être débriefé au calme par des agents français. Il veut des garanties avant de se confier. Mais, pour la France, pas question de promettre au déserteur un asile politique qui conduirait à un « clash » diplomatique avec l'Algérie. Tigha se referme. C'est l'échec. C'est à un journaliste de Libération qu'il fera, à Bangkok en 2002, des révélations fracassantes. D'une extrême minutie quant au rôle direct joué, selon lui, par l'armée et le pouvoir algériens dans l'enlèvement des trappistes. Il livre un scénario précis, des détails, des noms, raconte avoir vu les religieux dans la caserne de Blida et précise que le chef des GIA était un « pantin » manipulé par les hautes sphères militaires et politiques algériennes. Un témoignage explosif, mais sans valeur juridique. Le déserteur encombrant et itinérant quitte la Thaïlande. On le retrouve en Jordanie, à qui l'Algérie le réclame. Tigha se sait condamné à mort là-bas. Il parvient à gagner l'Europe et « atterrit » aux Pays-Bas. Entre-temps, la quête de la vérité et l'obstination de quelques proches des religieux assassinés, dont le père Armand Veilleux, ancien numéro deux de l'ordre des cisterciens, ami personnel des moines, a abouti au dépôt d'une plainte pour « enlèvements et assassinats ». La France, qui s'était bien gardée jusque-là d'ouvrir une enquête, s'y voit contrainte. L'information judiciaire est confiée alors au juge Jean-Louis Bruguière. Qui se heurte au refus algérien de collaborer et au secret-défense invoqué en France. L'affaire piétine. Le dossier dort dans le coffre-fort du magistrat. Personne, hormis les parties civiles qui crient dans le désert, ne s'en émeut. 2006 : coup de théâtre. Et de poker. Abdelkader Tigha, selon nos informations, débarque à Paris. Il veut à tout prix être entendu. Curieusement, le juge, plutôt que de mener lui-même une audition, en confie la tâche à… la DST. Qui brusque, braque le témoin et n'obtiendra rien. Retour aux Pays-Bas pour Tigha et à la case départ pour l'enquête. Mais, un an plus tard, le dossier change de main. Il est confié au successeur de Jean-Louis Bruguière, le juge Marc Trévidic, qui reprend tout de zéro. Le magistrat, réputé pour sa rigueur et sa ténacité, ignore les agendas politiques et n'a qu'une seule bible : son code pénal. Il enchaîne les auditions, multiplie les investigations, pousse les feux de l'enquête et obtient, à l'été 2009, un témoignage qui relancera complètement l'affaire : celui de l'ancien attaché de défense de l'ambassade d'Alger à l'époque des faits, le général François Buchwalter, qui évoque la thèse d'une « bavure » de l'armée de l'air algérienne, et un « black-out » imposé par la diplomatie française… Dans la foulée, le président de la République décide de la levée du secret-défense. Le juge s'enfonce dans la brèche. Et avance ses pions. Le 18 octobre dernier, après une nouvelle série d'auditions, Marc Trévidic adresse aux ministères de l'Intérieur et de la Défense de nouvelles demandes de déclassification de documents. Dans l'un de ces courriers, consulté par France-Soir, il fait état de « la problématique actuelle de l'enquête posée depuis l'audition du général Buchwalter : les otages ont-ils été précisément localisés et une opération militaire a-t-elle été la cause directe ou indirecte de leur mort ? ». Ainsi, pour la première fois, la question de savoir si les moines ont été victimes de l'armée algérienne. C'est dans ce cadre qu'il a reçu récemment le feu vert des autorités néerlandaises pour venir entendre l'ancien sous-officier algérien. Celui dont le témoignage, s'il est confirmé et acté au dossier, peut devenir une pièce décisive et un brûlot judiciaire. Tant à Paris qu'à Alger, les péripéties de l'enquête sont observées avec inquiétude. Car si le juge a déjà mis à mal la version officielle d'un acte de barbarie imputable aux seuls islamistes des GIA, il a également souligné, dans son instruction, d'évidentes contradictions laissant à penser que la diplomatie française a voulu « enterrer » le dossier et faire obstacle à la manifestation d'une vérité qu'il est bien décidé à établir, près de quinze ans après l'assassinat des sept moines du monastère de Tibéhirine.