Connu pour ses sorties médiatiques controversées, l'intellectuel Tariq Ramadan est l'un des islamologues les plus influents à l'heure actuelle. Il revient dans cet entretien accordé à El Watan Week-end sur le terrorisme et les fetwas en Algérie et sur sa vision de l'Islam face au monde actuel. Le petit-fils de Hassan El Banna remet également les pendules à l'heure quant à sa rupture avec la municipalité et l'université Erasmus de Rotterdam, aux Pays-Bas. En Occident, on vous appelle « l'intellectuel musulman » ou le « porte-parole de l'Islam de France des communautés ». A quelle étiquette vous répondez le plus ? C'est en France que l'on m'appelle ainsi, pas en Occident. Les qualificatifs changent selon les pays : la France a un problème avec ce que je représente et cela est dû en partie au traumatisme non dépassé de sa relation avec l'Algérie colonisée, les Arabes et l'Islam qui résistent à l'assimilation. Quant à moi, j'essaie de penser l'Islam en étant fidèle à son essence tout en faisant face à l'époque contemporaine. Je n'envisage pas non plus ma fonction de professeur d'université sans un engagement pour la dignité, l'égalité et la justice : un intellectuel engagé en somme. Que pensez-vous de la vague des nouveaux penseurs de l'Islam. Où vous situez-vous au juste ? C'est encore la France qui les définit ainsi et je n'aime pas les qualificatifs distribués par ceux qui veulent nous imposer « le bon Islam » avec un regard sur les textes qui soit dénie au Coran son statut de « Parole révélée », soit promeut un « soufisme new look » où le corps du rituel est dissous dans une spiritualité sans exigence. Je ne participe pas à cette entreprise et je suis dans un débat critique avec certains de ces « nouveaux penseurs » qui nous présentent, sur la question de l'interprétation du Coran, des choses soi-disant « nouvelles » et qui ont été dites il y plus de sept siècles. Ce qui est « nouveau » s'apparente parfois à l'ignorance de traditions anciennes et très riches dans le commentaire du Coran, des fondements du droit et de la jurisprudence (usûl al fiqh). Quelle distinction faites-vous entre Islam et islamisme ? L'Islam est la religion à laquelle adhèrent les musulmans. Il y a un seul Islam et plusieurs interprétations, écoles et courants qui sont acceptés car ils respectent les fondements immuables de l'Islam. L'islamisme est un courant qui met en avant la dimension sociale et politique des enseignements islamiques : il y a différents courants islamistes également, des réformistes légalistes aux littéralistes, non violents ou violents. En Algérie, un nouveau phénomène consiste à demander une fetwa comme approbation à un imam avant d'entreprendre chaque projet, qu'il soit d'ordre professionnel ou même privé. Comment expliquez-vous cela ? C'est une mauvaise compréhension de l'Islam doublée d'une obsession du droit, du « halal » et du « haram ». Tout cela dénote un manque de confiance et de connaissance de plus en plus répandu parmi les musulmans. On verse dans une superstition malsaine où l'on pense se protéger avec des techniques et des avis sans vivre avec son cœur l'essence de la foi. L'Algérie, d'après vous, est-elle sortie d'affaire après les épreuves du terrorisme qu'elle a vécues ou est-elle encore menacée ? Et qu'a-t-elle de particulier par rapport aux pays qui souffrent de l'avancée de l'islamisme violent ? Votre histoire récente a été traumatisante. Il faudra du temps mais la société algérienne a fait preuve d'une force et d'un sens de l'honneur que son histoire avait déjà révélés. Aucune société n'est à l'abri de l'extrémisme violent auquel il faut évidemment s'opposer. L'Algérie doit continuer à travailler sur les causes du processus de radicalisation violente : plus d'éducation (notamment des femmes) et plus de transparence démocratique avec une armée qui doit savoir respecter les institutions de la nation. Qu'est-ce qui a réellement changé dans le monde après les attentats du 11 septembre 2001 ? L'image de l'Islam et des musulmans a changé. Nous sommes devenus « internationalement » sur la défensive, en mode « justification ». Nous devons sortir de ce piège et nous réconcilier avec l'essence de l'Islam et son message universel. Quelle est la motivation qui conduit aujourd'hui des musulmans radicaux à commettre des attentats suicide (« opérations martyr ») ? Quelle est la responsabilité des communautés musulmanes face à ces développements ? La motivation affichée est de frapper « l'ennemi » sur son terrain et d'espérer pousser l'Occident à changer de politique vis-à-vis des sociétés majoritairement musulmanes. Ce que les musulmans doivent faire, en Occident ou ailleurs, c'est d'affirmer qu'on ne peut justifier le meurtre des innocents : les résistances à l'injustice sont légitimes mais les moyens utilisés doivent répondre à une éthique stricte. Comment peut-on surmonter cette crise ? Quel rôle pourraient y jouer les musulmans d'Europe ou d'Amérique ? Les musulmans doivent tenir un discours clair et audible. Non pas pour « faire plaisir » à l'Occident mais par cohérence personnelle et sens de la responsabilité. Il s'agit de comprendre, d'expliquer et de mettre en perspective : les condamnations ne sont pas de même nature et il ne faut pas accepter les généralisations. La résistance palestinienne est légitime même si on n'est pas d'accord sur les moyens utilisés et cela n'a rien à voir avec les actions de ceux que l'on identifie sous « al Qaïda ». Il faut comprendre, expliquer et déconstruire, sans justifier. Comprendre n'est pas justifier : il faut nécessairement comprendre pour dépasser alors que justifier c'est au contraire adhérer. On parle de moderniser l'Islam. Quelle est votre position ? Dans mon dernier livre, La Réforme radicale, éthique islamique et libération, j'ai consacré un chapitre au concept de réforme. L'Islam n'a pas à « se réformer », c'est l'esprit et l'intelligence des musulmans qu'il faut faire évoluer et réformer. L'Islam a-t-il une place dans le monde ? Est-il susceptible d'expansion ? Bien sûr. L'Islam a toute sa place dans le monde. Il importe que les musulmanes et les musulmans en deviennent les témoins confiants et responsables. L'expansion n'est pas importante : c'est la qualité qui doit prévaloir pas la quantité. L'intention et la bonté des cœurs valent davantage que le nombre des corps. Y a-t-il un avenir pour le mouvement féministe dans le monde musulman ? Depuis vingt ans, je me bats pour l'émergence d'un mouvement de femmes et d'hommes qui, au nom de l'Islam, luttent contre les interprétations réductives des littéralistes et les projections machistes de ceux qui confondent religion et culture. On peut l'appeler « féminisme islamique » ou « émancipation des femmes musulmanes », il convient de définir les termes. Ce qui est clair, c'est que les communautés musulmanes à travers le monde ne garantissent pas les droits légitimes des femmes musulmanes et qu'on ne peut accepter ces discriminations. Comment peut-on encourager l'ijtihad ou la recherche face au radicalisme religieux ? Mon livre La Réforme radicale traite exactement de ce sujet. Je pense que nous n'arriverons à rien si nous ne réunissons pas les uléma des textes et les uléma du contexte (sciences exactes, expérimentales et humaines) dans des plateformes où ils peuvent produire une éthique appliquée spécifique à chaque domaine. Dans mon livre, je parle de la médecine, des arts, de la culture, de l'économie, de l'écologie, des femmes, de la politique, etc. Les défis sont importants et nombreux. Pensez-vous que votre intervention sur Press TV est la seule cause de votre limogeage de Rotterdam ? Ce n'est qu'un prétexte. Comme on peut le lire sur mon site (www.tariqramadan.com), plus de trente professeurs et chercheurs ont critiqué cette hypocrisie dans les medias néerlandais. La société hollandaise va mal et le mouvement politique qui est en passe de devenir le premier pôle politique du pays a à sa tête Geert Wilders qui compare le Coran au Mein Kampf de Hitler. Je ne me laisserai pas faire, c'est une question d'honneur. Bio Express Tariq Saïd Ramadan est un intellectuel et universitaire suisse d'origine égyptienne né le 26 août 1962 à Genève. Son grand-père n'est autre que Hassan Al Banna, fondateur des Frères musulmans égyptiens. Ramadan a fait ses études à l'université de Genève (littérature française -philosophie) et est docteur ès lettres en islamologie-arabe. Il a poursuivi et approfondi ses études en sciences islamiques au Caire (1992-1993). Il a occupé plusieurs postes dont professeur d'islamologie au Classic Department de l'Université de Notre Dame (Indiana, Etats-Unis) et Luce Professor au Kroc Institute. Il est engagé depuis plusieurs années dans le débat concernant l'Islam en Europe et dans le monde. Il est actuellement Senior Research Fellow à l'université d'Oxford (St Antony's College, Grande-Bretagne). Par LamiaTagzout