« Entre le fort et le faible Entre le riche et le pauvre Entre le maître et le serviteur C'est la liberté qui opprime et la loi qui affranchit » Henri Lacordaire Avec ses yeux malicieux et sa barbe bien taillée, il n'a guère l'air d'un subversif, même si parfois il se révolte pour défendre ses principes. L'homme s'était déjà manifesté bien avant la polémique créée autour des caricatures attentatoires au Prophète - qu'il a, du reste, fermement condamnées. En décembre dernier, non loin de sa résidence suisse, les représentations d'une pièce de Voltaire écrite en 1741, Le fanatisme, qui écorche l'Islam avait soulevé les protestations de la communauté musulmane, à sa tête Ramadan qui s'était offusqué qu'on puisse accepter la liberté d'expression sans exiger le respect. La riposte était tellement virulente que les autorités genevoises finirent par retirer les subventions accordées à la pièce, dont les acteurs durent jouer presque dans la clandestinité. Avec la question du voile, Ramadan s'était encore signalé, en allant d'aplomb expliquer à ses contradicteurs le bien-fondé de ses convictions. C'est que Tariq parle bien et il est apprécié par certains milieux. Nul ne peut nier ses dons d'orateur et son sens de la répartie qu'il tient peut-être de sa famille. Son grand-père Hassan El Banna a fondé en 1928 le mouvement égyptien des Frères musulmans. Une confrérie née en réaction à l'occupation britannique, mais aussi par rapport à une Egypte qui, selon les Frères, devenait de plus en plus immorale. Il est préconisé un retour aux sources de l'Islam « qui est la seule solution ». Tout en reconnaissant l'héritage culturel de son aïeul, Tariq nie pourtant tout lien avec les Frères musulmans. L'homme au double langage Disciple de Hassan El Banna, son père Saïd a joué un rôle décisif dans l'internationalisation du mouvement. Chassé d'Egypte en 1954 par Nasser, il s'installe à Munich, puis à Genève où naît en 1962 Tariq. Une année auparavant, Saïd y fonde un centre islamique dirigé aujourd'hui par son fils Hani, dont les idées sont plus radicales que celles de Tariq. A la mort du père en 1995, ce sont ses deux enfants qui ont véritablement pris la relève. Les autres frères ne montrant pas un réel penchant pour la théologie ; Aymen, l'aîné, est chirurgien réputé d'une clinique privée suisse. Bilal possède un vivarium de serpents, Yasser est journaliste. Arwa, leur sœur, assure des cours pour enfants. Quant à leur mère Wafa, fille de Hassan El Banna assassiné en 1954, elle est une familière des conférences organisées par le cheikh Youssouf El Qaradawi, prédicateur très connu et président du contrôle religieux de la société suisse Altaqwa, placée sous l'égide de la famille et qui est, depuis les attentats du 11 septembre 2001, sur la liste des organisations soupçonnées par le département d'Etat américain de soutenir Ben Laden. Au sein de la famille, Tariq joue un rôle de premier plan. Après des études en français et en philo à Genève et les sciences islamiques au Caire en 1992 et 1993, il est consacré chef de la daâwa en Europe par les Frères musulmans. En 1995, il est interdit de séjour en France durant quelques mois, à la demande du ministre de l'Intérieur. Sa première sortie publique dans l'Hexagone date du congrès de l'Union des organisations islamiques en France, tenu en 1993. Durant la même année, il rencontre Alain Gresh, rédacteur en chef du Monde diplomatique et cosigne avec lui en 2000 le livre d'entretiens L'Islam en questions. Ses sorties au sein de la communauté lui valent une notoriété grandissante. C'est que l'homme s'est avéré une bête des médias, se présentant comme un musulman BCBG, penseur d'un Islam européen moderne. Ses adversaires, notamment les intellectuels occidentaux, n'y voient qu'un « propagandiste radical » un peu à la manière de son alter ego Amr Khaled qui officie avec succès sur les chaînes de télévision arabes et semble jouir d'une audience incomparable. Ramadan, au-delà du respect qu'il inspire pour ses qualités intellectuelles, est soupçonné d'être « un inspirateur des terroristes », comme l'a qualifié le ministre de l'Intérieur français lors d'une émission de grande écoute « Cent minutes pour convaincre », où l'intellectuel égypto-suisse a fait plus que se défendre. Dernièrement, on l'avait accusé d'être indirectement derrière les événements qui ont secoué la France durant l'automne en influençant par ses discours les jeunes des banlieues. Lui dit qu'il n'a rien à voir avec cette agitation qui avait divisé les politiques. « Nous sommes tous déconnectés. Les organisations islamiques comme moi-même et mes discours n'atteignent pas les banlieues et leurs populations déclassées. Il y a une rupture claire et personne ne peut prétendre représenter les populations des banlieues. » Si ses détracteurs le soupçonnent d'extrémisme pur et dur, les radicalistes l'accusent de double langage, de voguer au gré des vents. Face à ces attaques, il se contente de dire que son engagement n'a pas changé d'un iota, appelant ses contestataires à lui apporter la contradiction, argument à l'appui... Dans leur quête à lui nuire, les services français ont même été fouiner plus loin pour tenter de le débusquer. Ainsi, Berghal, accusé d'avoir fomenté un attentat contre l'ambassade des Etats-Unis en France, aurait mis en cause Tariq en déclarant aux enquêteurs et au juge Bruguière : « Avant 1994, je n'étais pas vraiment pratiquant. En 1994, j'ai suivi les cours dispensés par Tariq Ramadan. » Un prédicateur écouté Ce qu'il faut relever, c'est que bien avant la polémique autour de Tariq, l'islamologue français Olivier Roy avait mis en avant la trajectoire suivie par les jeunes d'origine musulmane ou convertis jusqu'au djihad. Roy avait décrit le prototype du djihadiste qui se réislamisait à travers une triple rupture : avec le pays d'origine, avec la famille et avec le pays d'accueil. L'exemple le plus édifiant est sans doute celui du Franco-Marocain Moussaoui, actuellement jugé aux Etats-Unis pour son implication dans les attentats du World Trade Center. Même sa mère qui suit son procès en Amérique avoue « ne pas reconnaître son fils, non seulement à travers son comportement, mais aussi par les propos qu'il véhicule ». Tariq, selon les islamologues, développe le même discours et se base sur le même cheminement. Discours développé dans ses cassettes et conférences à destination du public musulman. Ces mêmes analystes relèvent une nuance de taille. Ses livres sont en général écrits dans un registre différent destiné aux autres publics. La rupture avec le pays d'origine est un leitmotiv du discours islamiste qui aspire à créer une nation musulmane qui dépasse les frontières artificielles des pays arabo-musulmans. La fameuse « ouma ». Ce concept de ouma est omniprésent dans les thèses de Ramadan. Le journaliste du Figaro magazine, Aziz Zemouri, a publié un livre intitulé Faut-il faire taire Tariq Ramadan ? où la lancinante question de la liberté d'expression est encore une fois mise sur le tapis. « Celle-ci est, lit-on, en danger en France parce que les droits élémentaires d'accès à la parole libre et indépendante ne sont pas respectés. Et si l'on fait aujourd'hui silence parce qu'il s'agit d'un intellectuel musulman, l'histoire ferait bien de nous rappeler la honte que fut ce même silence quand il s'est agi de traiter aussi l'intellectuel juif. Il est bien détestable, ce racisme multiforme qui n'en finit pas de rôder devant nos consciences et qui se satisfait et se nourrit de nos démissions intellectuelles répétées. » Habitué des forums et autres colloques, Tariq ne dédaigne aucune tribune. Il a été invité au Forum social européen, ce qui a fait grincer des dents et suscité une violente polémique. Sa défense est venue des Verts, de la ligue des droits de l'homme, du MRAP... Tariq est mal vu par les médias. En plus de l'étiquette de terroriste présumé ayant des liens avec les hommes les plus recherchés de la planète comme Ezawahiri, numéro deux d'El Qaïda, on lui attribue un lien de parenté avec Omar Abderahmane, cerveau de l'attentat du 11 septembre 2001. Une bête des médias L'intéressé y voit une grossière affabulation : « Les spécialistes autoproclamés du terrorisme se permettent de vous refaire une famille », se contente-t-il d'affirmer avec ironie. Depuis août 2005, Tariq enseigne à l'université d'Oxford. Le sulfureux universitaire semble se plaire dans la capitale britannique où il est installé avec sa famille. « Londres est une vraie ville multiculturelle où les gens de toutes les origines se mélangent. J'ai décidé de m'installer ici de manière permanente. » « En Grande-Bretagne, fait-il savoir, il y a d'un côté le discours sur le multiculturalisme et de l'autre la pratique de la ségrégation et des rapports de classe. » Le professeur Timothy Ash croit savoir que Tariq Ramadan s'est foncièrement engagé sur deux points fondamentaux : le dialogue pacifique et la participation d'un Islam européen à un avenir commun de l'Europe. S'il essuie des critiques de la part de ses détracteurs, Tariq sait user d'un langage policé, sans verser dans l'invective. D'ailleurs, il met en avant l'attitude changeante des hommes qui condamnent par ignorance, mais finissent par se rendre à l'évidence après une période d'observation. Il n'en a pour preuve que la volte-face des journaux. Aussi, après les attentants du 7 juillet 2005 à Londres, le Sun qui tire à plus de 3 millions d'exemplaires l'avait dénoncé à sa une comme un support du terrorisme. Aujourd'hui, le même tabloïd le considère comme la voix de la raison. Il est vrai que depuis Tariq a rejoint la prestigieuse université d'Oxford où il est enseignant. Mieux encore, il est aussi consultant de Tony Blair dans la lutte contre le terrorisme. Même le Foreign office, Scotland Yard et les forces armées ne s'empêchent pas de le consulter en cas de nécessité. Forcément, l'homme s'est assagi dans le confort londonien, où il a acquis une certaine notabilité. Il est devenu plus consensuel moins provocateur, avec une conduite très british. Parcours Tariq Ramadan est né le 26 août 1962 à Genève. Il a fait ses études à l'université de Genève, maîtrise ès lettres en philosophie et littérature française et docteur ès lettres en islamologie arabe. Il a poursuivi et approfondi ses études en sciences islamiques au Caire 1992-1993. Doyen au collège de Genève (1988 à 1992), il a fondé et présidé pendant la même période l'association Pédagogie et solidarité. Il a été nommé professeur d'islamologie au Classic département à l'université d'Indiana (USA). Il est engagé depuis plusieurs années dans le débat concernant l'Islam en Europe et dans le monde. Expert consultant dans diverses commissions attachées au Parlement de Bruxelles, il participe à divers groupes de travail internationaux se rapportant à l'Islam, au dialogue interreligieux et plus largement au développement et aux questions sociales. Il est actuellement professeur invité à l'université d'Oxford. Tariq est marié à une Suissesse convertie à l'Islam. Il est père de quatre enfants.