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Un constat juste, une analyse erronée
Publié dans Le Quotidien d'Algérie le 04 - 01 - 2010

Ce point de vue a été adressé par Mourad Oussedik (ob), Ramdane Redjala, Smaïn Aouli et Brahim Younessi à l'hebdomadaire «Algérie Actualité » en mars 1988, quelques mois avant les émeutes d'octobre, en réponse à un article de Monsieur Abderrezak Bouhara,
membre du Comité central du FLN. Censuré, il n'a été publié que le 27 octobre 1988 dans le numéro 1202 (27 octobre au 2 novembre 1988).
Membre du Secrétariat permanent du C.C du FLN, chargé des relations extérieures, Abderrezak Bouhara a publié récemment une étude intitulée « Réformes et perspectives » (1). Intéressante, celle-ci nous a surpris à plus d'un titre. D'abord, il y a
longtemps que les responsables du Parti unique ont déserté et escamoté le débat public sur le fonctionnement de leur mouvement.
Ensuite, le contenu de cette étude apparaît comme une volonté d'opérer un aggiornamento dans la vie politique algérienne. Enfin, nous croyons déceler à tort ou à raison une mini ouverture en direction de tous ceux et celles qui refusent le terrible choix d'adhérer à un Parti au pouvoir peuplé de carriéristes au sein duquel les divergences ne peuvent s'exprimer publiquement et des oppositions stériles dominées par des vieux chevaux de retour qui interdisent toute expression démocratique.
De fait, ces dernières se révèlent plus dangereuses pour l'avenir de notre pays car elles reproduisent, en pire, les comportements autoritaires qu'elles prétendent combattre chez leurs adversaires.
Dans ces conditions, l'initiative du responsable des relations extérieures du FLN mérite toute notre attention et appelle une réponse.
1. Comment élargie quelques chose qui n'existe pas ?
En effet, M. Bouhara exprime de prime abord son souci « d'intensifier et d'élargir le débat démocratique…de lutter contre toutes les formes de dogmatisme et de briser les entraves imposées par ceux qui tentent de freiner la dynamique du changement
et du progrès ».
Incontestablement, il y a là un langage nouveau qui ne peut que susciter un espoir parmi tous ceux qui suivent avec inquiétude l'évolution politique, économique et sociale de l'Algérie. Ce langage nouveau doit le point de départ d'un véritable dialogue
sur la réalité de notre pays et non un débat conformiste sur des catégories. Partant de cela, nous pensions qu'il n'a y a jamais eu de véritable débat démocratique entre Algériens depuis l'indépendance (2). Un débat démocratique suppose nécessairement
l'existence et l'intervention constante et quotidienne des différents courants d'opinions qui traversent la société algérienne. Ces opinions diverses et contradictoires ne peuvent
s'exprimer et s'épanouir que si elles sont véhiculées par des organes autonomes. A moins de prouver le contraire, aucun journal ni revue, aucune radio ni chaîne de télévision n'échappe à la tutelle et au contrôle du Pouvoir. Si nous récusions donc l'idée
tendant à faire croire qu'il existe un débat démocratique qu'il conviendrait d'intensifier et d'élargir, par contre, nous sommes attentifs à tout ce qui va dans le sens du changement et du progrès.
Les idéaux de justice, de liberté, de dignité et de démocratie que nous partageons n'ont de sens que s'ils sont traduits dans la réalité de tous les jours. Le fait que la « Charte nationale » ait inscrit dans ses tablettes la lutte contre l'exploitation, la domination et l'humiliation, n'a pas empêché celles-ci d'avoir lieu, voire de se multiplier. Nombre de citoyens sont brimés, humiliés et exploités. Jamais la formation sociale algérienne n'a
connu une telle dichotomie en un quart de siècle et qui ira en s'aggravant si nous n'y prenions garde.
2. Le Parti unique : un obstacle majeur à l'exercice de la démocratie
La thèse centrale développée par A. Bouhara est, qu'au fond, la démocratie n'est pas liée à un système politique qui admet ou non le pluralisme politique. A l'appui de sa thèse, il justifie le pluralisme des pays occidentaux par l'existence des classes sociales
et a contrario, le Parti unique en Algérie comme si la société algérienne est un tout indifférencié. Il n'y a pas pire aveugle que celui qui ne veut pas voir. Aujourd'hui, la plupart des observateurs (économistes, sociologues, historiens etc.) s'accordent pour constater que le processus de division du peuple algérien en catégories, couches ou classes sociales approche de son terme. Le fossé qui sépare les couches populaires des nantis est de plus en plus évident, scandaleux. Si le multipartisme ne garantit pas
l'exercice total et complet de la démocratie, le Parti unique a toujours été le fossoyeur de la liberté là où elle existe. Dans tous les pays où ce système a été imposé, les résultats ont été désastreux. Car à l'ancienne bourgeoisie s'est substituée une nomenklatura – pur produit du Parti unique – arriviste, vorace et inhumaine. Par conséquent, le rôle des dirigeants actuels n'est pas de pérenniser les pratiques autoritaires héritées des régimes néfastes de Ben Bella (3) et de Boumédienne. Leur devoir est de considérer le peuple algérien comme un peuple majeur, adulte, capable de choisir en toute liberté sa voie, ses responsables et ses institutions.
3. Rompre avec les idéologies autoritaires et unanimistes.
« Ce qui est important pour la démocratie, c'est la composante sociale du Parti, les mécanismes de son fonctionnement… Le Parti du FLN est l'expression du peuple. Il est le Parti de tout le peuple.»
Cette conception totale du Parti n'est pas nouvelle. Elle a d'abord triomphé sous le léninisme stalinien en Russie, avant d'être reprise par Mussolini en Italie et Hitler en Allemagne.
Parce qu'elle était et qu'elle est toujours commode pour les gouvernants, la plupart des dirigeants nationalistes d'Afrique, d'Asie et d'Amérique latine l'ont adoptée à leur tour tout au long des années 1960/1980. Il est vrai que ces mêmes dirigeants ont été conseillés et encouragés par certains penseurs occidentaux qui considéraient à tort que la démocratie est un « produit de luxe » pour les pays qui ont acquis leur indépendance durant cette période.
Cette conception totalitaire du pouvoir n'est pas l'apanage des seuls dirigeants au pouvoir elle est partagée par les responsables des oppositions qui n'admettent aucune critique, aucune idée divergente. Par conséquent, c'est toute la classe politique
algérienne qui est appelée à se remettre en cause. Et, contrairement aux affirmations de A. Bouhara, le peuple algérien n'a jamais eu la possibilité de se prononcer pour ou contre le système du Parti unique. Ce qui est vrai, c'est qu'il a été sollicité pour entériner des choix décidés à sa place. En ce sens, nous rejoignons l'auteur pour constater avec lui que « la liberté politique symbolisée par les bulletins de vote, les urnes, les assemblées élues, n'a de signification que dans la mesure où le peuple s'organise pour la défense de ses droits. »
En effet, l'histoire vécue par le peuple algérien depuis l'indépendance, montre que ce sont les plus défavorisés qui ont été privés de moyens juridiques, institutionnels et organiques pour se défendre. C'est ainsi que le Parti conçu prétendument au
service de tous s'est constamment retrouvé du côté des nantis.
Il n'y a pas si longtemps, sous le Régime du colonel Boumédienne, la grève, un des moyens de lutte des producteurs, était considérée comme un délit. Si la nomenklatura, la technocratie et la bourgeoisie privée ont la possibilité de se défendre individuellement et collectivement, en utilisant différents canaux, implicites et explicites, les couches populaires se trouvent désarmées face à la toute puissance de l'Etat et d'une administration pléthorique.
Dans ces conditions, le principe de déposer un bulletin dans une urne souvent truquée comme c'est le cas en Algérie, n'a pas vraiment de sens.
La diversité économique entraîne nécessairement la diversité politique et sociale.
« La réforme de l'économie nationale, le bouleversement de la logique de fonctionnement de l'entreprise publique, la réorganisation des exploitations agricoles, les réaménagements des structures administratives, constituent les prémices d'une vaste opération d'ensemble visant à intensifier et à accélérer le développement multiforme de la vie politique, économique, sociale et culturelle de notre pays. »
Si cette position exposée par A. Bouhara n'est pas remise en cause par les différentes instances du pouvoir, elle pourrait constituer le premier jalon d'une évolution qui permettra à l'Algérie de sortir en douceur du ghetto du Parti unique. Alors, outre le fait de rattraper leur retard sur leurs voisins maghrébins, les dirigeants actuels auront le mérite de désamorcer une situation qui ne peut durer sans provoquer des séismes sociaux (3)
4. Responsabiliser la jeunesse : élargir la « sphère de légitimité ».
Tout le monde s'accorde aujourd'hui à souligner l'extrême jeunesse de la population algérienne. Loin de constituer un handicap, celle-ci peut jouer un rôle déterminant dans la construction de l'avenir du pays. Mais pour que cela ne soit pas seulement un vœu
pieux, un slogan vide de sens, il ne suffit pas de lui rendre hommage, en faisant référence à l'histoire, encore faut-il lui permettre de s'organiser librement. Le moment est venu de mettre fin aux intrusions directes des vieux caciques de la politique et autres apparatchiks pour lui dicter sa conduite. La vitalité de la jeunesse algérienne ne peut s'exprimer dans un projet positif qu'en lui reconnaissant son autonomie et en permettant à sa diversité de se manifester.
A la suite de M. Bouhara, nous dirons qu'il est temps de reconsidérer le « mode de gestion des activités politiques, économiques, sociales et culturelles… »
5. Etablir de nouvelles règles.
La définition de nouvelles règles relatives au « développement de la démocratie » doit être le résultat d'un large débat ouvert à l'ensemble des composantes de la société algérienne. Elle doit se faire dans un climat serein qui permette aux contradictions,
divergences et critiques de se manifester. Pour cela, il faut sortir progressivement et avec souplesse du cadre étroit du système du Parti unique porteur à moyen ou long terme de graves troubles politiques. Après plus d'un quart de siècle d'expérience sans
résultats probants, il est urgent de laisser les énergies s'exprimer librement. La preuve est faite aujourd'hui que les pays qui ont renoncé aux institutions autoritaires et unanimistes, qui acceptent l'émergence dans des conditions difficiles de mécanismes
démocratiques sont ceux là qui progressent, contrairement aux idées répandues des années 1960/1970. Pour que ce débat ne soit pas formel ni biaisé, pour que les citoyens algériens participent activement sans être inquiétés, l'armée et les services de
sécurité ne doivent pas être au service d'un lobby ou d'une fraction. La neutralité de ces deux institutions est une garantie de la démocratisation de la vie publique.
6. Le « centralisme démocratique » en question.
Issu du « léninisme stalinien » ce concept est à récuser, à rejeter. Ce principe est porteur de maux incurables. Il sème et entretient une grande confusion. Tout centralisme repose sur une hiérarchie pyramidale dont le sommet, en raison des larges pouvoirs qu'il détient, contrôle et manipule une base sans défense. Parce qu'ils détiennent le monopole politique depuis trois décennies, parce qu'ils ne rencontrent aucune concurrence sur le terrain, les membres et dirigeants du Parti se sont habitués à leur fonction et leur confort.
S'ils pratiquent volontiers le centralisme, ils ignorent la démocratie. En dehors des réunions du C.C du FLN, de la tenue de quelques Congrès et conférences nationales, le peuple algérien ignore tout des débats et luttes qui engagent son avenir. Inaugurées
sous Ben Bella et pérenniser avec Boumédienne, la censure et l'auto-censure constituent la règle. Si le Conseil des ministres se réunit régulièrement une fois par semaine, les citoyens ne sont pas informés du contenu des discussions. Dans le meilleur des cas, la presse officielle se contente de reproduire l'ordre du jour sans un seul commentaire. Quant à la vie interne du Parti unique, elle reflète l'absence ou plutôt l'interdiction de débat dans la société. Elle est caractérisée par « les réunions formelles, les rapports de complaisance, le vote de principe, les décisions sans lendemain, le manque de rigueur, l'esprit conformiste, le cloisonnement culturel, la rétention de l'information, le sectarisme régionaliste. »
7. Vers une autonomie des « organisations de masses ».
L'autonomie des organisations syndicales, des femmes, de la jeunesse et autres secteurs de la société a été confisquée par le Parti en même temps que la liberté a été ravie au citoyen. Le premier à donner le coup d'envoi de cette mise au pas fut Ben Bella lorsqu'il contraignit les dirigeants de l'UGTA à signer l'accord du 20 décembre 1962 et en intervenant directement un mois plus tard lors du Congrès du 17 janvier 1963.
Les autres mouvements subiront le même sort car le régime du Parti unique ne tolère aucune autonomie. Certes, ce n'est pas la première fois que les dirigeants du FLN soulignent l'inertie et l'apathie de ces organisations, mais les propositions de M. Bouhara
laissent entrevoir, nous osons l'espérer, une volonté de desserrer l'étreinte bureaucratique qui les étouffe en les invitant à «sortir des sentiers battus, de prendre plus d'initiatives et de coller un peu plus aux catégories sociales qu'elles représentent
et qu'elles sont tenues de défendre. »
Habitués à se taire et à se couler dans le moule du temps, choisis pour leur docilité, conditionnés, la plupart des dirigeants syndicaux ne peuvent s'écarter des chemins balisés par le Parti unique. Craignant pour leur carrière, ils ne peuvent rien entreprendre qui puisse favoriser et populariser les luttes des travailleurs. D'où le fossé profond qui sépare la bureaucratie syndicale qui défend les intérêts des féodalités publiques ou privées et le mouvement réel qui lentement s'achemine vers son
autonomie, voire son émancipation.
8. Quels sont les principes qui peuvent garantir une vie démocratique?
Pour A. Bouhara, la cause est entendue une fois pour toutes. « Le Parti est la force motrice et le garant du développement de la vie démocratique, du respect des libertés publiques, des libertés individuelles et des droits fondamentaux de l'homme. »
Nous pensons, quant à nous, que l'histoire immédiate de notre pays et d'une façon plus générale, partout de par le monde où le système du Parti unique a été mis en place, les libertés individuelles et collectives ont été bafouées, les lois transgressées et les droits de l'homme méconnus. En un mot, la démocratie n'a connu que des reculs. Si le FLN a pu, à un moment de son histoire, rassembler une grande majorité du peuple pour
conquérir son indépendance, rien ne l'autorise aujourd'hui à s'imposer par la force. Tous ceux qui ont prétendu faire jouer au FLN le même rôle qu'il a rempli au moment de la guerre de libération nationale ont échoué. Il en a été ainsi et en sera ainsi de même dans l'avenir. Car la formation sociale algérienne et sur ce point nous partageons la même analyse que M. Bouhara, a connu de grandes mutations sociales. Comment le FLN peut-il défendre à la fois le haut fonctionnaire, le PDG d'une grande société
nationale ou le patron d'une entreprise privée qui ne sont jamais ou presque confrontés aux pénuries, aux tracasseries bureaucratiques et autres difficultés de la malvie et l'éboueur qui travaille et vit dans la crasse ? (4)
Comment le FLN va-t-il s'y prendre pour permettre aux citoyens algériens d'exprimer leurs opinions dans un pays où l'information écrite, parlée, télévisée, ou les moyens
d'impression, de reproduction, d'édition et de diffusion sont entièrement contrôlés par le pouvoir exécutif ? (5)
Dans ces conditions, on ne saurait parler de liberté et de démocratie mais de leur caricature.
Notes :
(1) Algérie Actualité n° 1160 du 7 janvier 1988
(2) Hormis le défoulement collectif organisé sous les auspices du FLN en juin 1976 à l'occasion du plébiscite de la Charte dite «nationale ».
Nous ne dénoncerons jamais assez la responsabilité de Ben Bella dans la mise en place d'un système politique qui a dépouillé le peuple de sa victoire. Il a été le géniteur de cette monstruosité qu'il cherche à incarner même dans l'opposition.
(3) Rappelons les manifestations violentes d'avril 1980 à Tizi Ouzou, celles de 1982 dans l'Oranie et les émeutes d'octobre 1986 dans le Constantinois.
(4) Cf. le reportage d'Algérie Actualité du 14 janvier 1988 « Ce soir je serai la poubelle pour aller danser »
(5) Cf. décret du ministère de la Culture et du Tourisme du 1 avril 1987 qui « établit pour une fois la censure officielle en Algérie».
Mourad Oussedik, avocat à la cour de Paris, Ramadane Redjala, historien, écrivain, Smaïn Aouli, historien, écrivain et Brahim Younessi, politologue


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