Périple aux accents homériques, conte en français, chants en kabyle, personnages et mythes tout droits, sortis d'une histoire païenne berbère... Voici le nouveau défi de Cheikh Sidi Bémol qui fête ses vingt ans de carrière avec L'odyssée de Fulay présentée lundi à la salle Ibn-Zeydoun, dernière date d'une tournée organisée par l'Institut français. Hocine Boukella, alias Cheikh Sidi Bémol, n'aime pas laisser s'installer les habitudes et le confort d'un registre de prédilection. Pour explorer d'autres territoires artistiques et vivre l'excitation d'une prise de risque considérable, le blues-gourbi-rockeur algérien choisit une forme de création hybride : un conte musical où revit la mythologie berbère. Fulay est un enfant prodige qui se fait très vite remarquer pour ses talents de sculpteur. Devenu artiste de la cour d'un roi numide, il sera ensuite accaparé par Unissa (l'équivalent berbère de Vénus), déesse de la beauté et de l'amour, dont il deviendra l'amant et le sculpteur céleste. Mais Fulay s'ennuie ; les couleurs, les odeurs, les saveurs et les fêtes de la vie terrestre lui manquent ; il trouve alors une astuce pour fuguer régulièrement dans son village où il tombe amoureux d'une femme potière avec qui il fera douze enfants. Lorsqu'elle découvre l'affront, Unissa lui tord les doigts et le jette au bord de la rivière de l'oubli où Xirun (Charon), le passeur, refuse de le faire traverser vers le repos éternel. Il échoue alors sur une île dont les habitants passent leur vie à creuser un trou pour atteindre le royaume des morts en chantant les louanges de Aydès, le dieu des morts (Hadès). Il y rencontre Taouès qui rêve de la Berbérie, terre des hommes libres, puis s'enfuit avec elle sur un radeau fragile que les vagues démonteront aussitôt. Les deux naufragés sont secourus par Hergal (Hercule) qui la choisit comme fiancée pour le dieu de la pluie Anzar. Fulay, voulant s'interposer, est foudroyé par l'idole, avant d'être sauvé par une larme solaire devenue oiseau de feu guérisseur qui l'emmène jusqu'à son village natal où son retour coïncide avec l'accueil du printemps (Aqavel n tafsut), un rituel joyeux où le sorcier Ayred se donne en spectacle. Pressé par les villageois, Fulay s'apprête à raconter son incroyable périple tout en se demandant s'il l'avait vraiment vécu ou bien simplement rêvé... Accompagné sur scène par les excellents musiciens Maxime Fleau (clarinette, flûte, piano, xylophone et chœurs) et Damien Fleau (percussions et chœurs), dans un décor épuré et une scénographie faite de lumières aux couleurs sereines, Cheikh Sidi-Bémol raconte et chante en maniant le tambour ou la guitare et réussit à transporter son public dans des atmosphères oniriques, une ère lointaine où des ancêtres familiers cherchaient sans cesse la paix avec la nature. Mise en scène par Kên Higelin, le spectacle doit beaucoup aux textes de Ameziane Kezzar (auteur également de l'album Les chants des marins kabyles) sur lesquels Cheikh Sidi-Bémol appose une musique toujours aussi exigeante, qu'il s'agisse de réarrangements et recréations des airs traditionnels ou de compositions originales. Il est question ici de transcendance, de renouvellement incessant et de recherche formelle inépuisable. Le compositeur, musicien et chanteur nous livre un spectacle polymorphe où l'émotion perle à chaque strophe et où revit dans toute sa splendeur une culture autochtone, sans slogans ni banderoles ! Sarah Haidar