Ce fut la seule fois où Nabila fut convoquée par Madame Gauthier, la surveillante générale d'un des plus anciens collèges de jeunes filles de Valencienne, sans savoir exactement sur le moment pour quelles véritables raisons celle-ci, jeune émigrée d'une quinzaine d'années, était en classe de troisième. La surveillante, qui dépassait la cinquantaine, était une femme aux idées bien arrêtées et d'un conservatisme prononcé. Très sévère, intransigeante sur les questions de discipline, elle se faisait un devoir de veiller à l'application stricte du règlement intérieur de l'établissement. A peine la jeune fille arrivée dans son bureau qu'elle lui asséna une paire de baffes retentissantes, des gifles dont elle se souviendra sans doute longtemps, avant de lui ordonner d'un ton sec de s'asseoir sur l'unique chaise réservée aux visiteurs ; une chaise en bois type professeur posée presque au milieu de la grande pièce. Nabila avait si peur de recevoir une autre paire de claques qu'elle s'était rapidement exécutée. Les gifles étaient si inattendues, si fortes, qu'elle ressentit aussitôt, plus que le feu qui lui brûlait les joues, une tremblote intérieure terrifiante qui gagnait peu à peu tout son corps. C'était la première fois qu'elle éprouvait une telle sensation, une telle frayeur. Dans son dos elle entendit le bruit d'une porte qu'on ferme et celui d'un verrou qu'on tire, avant que la surveillante ne regagne son vaste bureau de style régence en faisant claquer lourdement ses chaussures à petits talons sur le parquet ciré de la vaste pièce. La femme s'assit à son bureau, mit ses petites lunettes rondes à monture dorée puis prit ce qui semblait être le dossier de la jeune fille. Après l'avoir ouvert elle en retira une double feuille blanche pour classeur, noircie dans ses quatre pages par une écriture violette, très fine ; une lettre de dénonciation, pensa sur le coup Nabila. Les yeux en larmes et tremblant comme une feuille, la jeune fille posa ses deux mains sur ses genoux en les serrant fortement l'un contre l'autre pour essayer d'atténuer sa peur, ses craintes. Madame Gauthier portait une longue robe chasuble bleu marine, cintrée à la taille, boutonnée jusqu'au cou et qui lui descendait jusqu'aux chevilles. Ses chaussures noires à bouts carrés, d'un vernis irréprochable, ajoutaient sans aucun doute un peu plus de sévérité à son personnage. Excepté une grande armoire vitrée aux étagères chargées de dossiers, de classeurs, de grands registres, de livres, de quelques graphiques sur les murs et d'un crucifix en bronze accroché juste derrière le grand bureau, il n'y avait rien d'autre à voir qui pourrait distraire l'attention. L'unique fenêtre qui donnait sur la grande cour de récréation était fermée et les lourds rideaux tirés. La pièce était d'une austérité religieuse. On pourrait facilement se croire dans le bureau d'une Mère Supérieure de quelque couvent. Plus elle avançait dans sa lecture et plus le visage de Madame Gauthier, pâle avec quelques taches de rousseur, prenait des couleurs. Cela commença par ses petites oreilles diaphanes puis ses pommettes un peu saillantes qui passèrent du rose clair au rouge vermeil, avant que tout le visage ne devienne cramoisi. Le corps frissonnant d'angoisse, Nabila se répétait sans cesse qu'elle n'avait rien à se reprocher, qu'elle était une collégienne modèle, même une élève studieuse et que ses résultats scolaires constituaient la meilleure preuve de son sérieux et de son assiduité à l'étude. Tout ce qu'on avait pu écrire sur elle n'était que mensonges et odieuses calomnies, suscités par de petits esprits haineux, mesquins et jaloux. Face à la surveillante la jeune fille se sentait affreusement seule, de cette effrayante solitude de l'exil dont parlait souvent son père dans ces rares lettres. Puis subitement, en silence, elle fondit en larmes sans pouvoir s'arrêter en pensant à son père Saïd et à sa mère Taos, à tous les sacrifices qu'ils avaient consentis pour lui permettre de faire des études, d'avoir de l'instruction. Venus en France avec les premières vagues de migrants algériens d'après-guerre, Saïd et son frère cadet M'hand, qui avaient quitté sans regret leur Kabylie natale où régnait une grande misère, n'avaient pas tardé à trouver du travail comme mineurs dans le bassin houiller du Nord-Pas-de-Calais où les Charbonneries de France recrutaient à tour de bras. Après les misérables baraques de chantier où l'on s'entassait à dix, voire à quinze dans moins de 20 mètres carrés avec d'autres migrants venus des quatre coins d'Europe et du Maghreb, ils connurent plus tard les fameux FTM (Foyers pour travailleurs migrants) et même ceux de Sonacotra à partir des années 50, toujours des baraques pour migrants, mais où l'on pouvait bénéficier de l'eau courante, de toilettes et de cuisine collective. Quelques années plus tard et à force de volonté, d'abnégation et de privation, les deux frères avaient réussi à économiser suffisamment pour louer chacun un deux-pièces dans un de ces grands bâtiments dits HLM de Valenciennes, non loin de la frontière belge, ce qui leur permettrait le moment choisi de faire venir femmes et enfants. Plus que nulle part ailleurs dans le pays, c'était certainement en Kabylie que l'exil volontaire ou l'émigration (el-ghorva) prenait toute sa signification avec son lot de drames et de larmes, conséquences des brusques séparations, de l'abandon des siens et de l'éloignement. C'était sans doute aussi à cause de cela, de cette idée que se faisaient les gens à l'époque de l'émigration, que les deux frères, Saïd et M'hand, furent accueillis à leur retour comme des héros par tous les habitants du petit hameau haut perché sur le flanc nord d'une montagne du Djurdjura. Après les cris et les chaudes larmes des retrouvailles, les femmes lancèrent de longs et stridents youyous de joie qui étaient spontanément repris de maison en maison dans tout le village. Comme il était de coutume, on fêta le retour des deux frères comme il se devait, même s'ils n'étaient là que pour quelques jours de vacances. Mokrane, le benjamin de la fratrie, égorgea un veau et les femmes roulèrent suffisamment de couscous pour que tout le monde puisse prendre part à la fête. Dix longues années d'absence, d'exil, durant lesquelles le déroulement irréversible du temps allié aux vicissitudes de l'existence avait fortement marqué de son empreinte les êtres laissés derrière soi. Nabila et son cousin Mouloud, promis l'un à l'autre dès leur naissance et laissés emmaillotés dans leurs langes de fortune, étaient devenus de grands et beaux enfants pleins d'ardeur juvénile. Leurs cris, leurs rires et leurs espiègleries donnaient vie à la grande maison familiale et faisaient le bonheur de leurs grands-parents. Taos et Dahbia, les femmes de M'hand, semblaient si épuisées par leur quotidien qu'elles donnaient l'image de ces montagnardes au dos voûté et au visage vieilli avant l'âge. Les grands-parents, quant à eux, Moussa et Djegdjiga, déjà âgés, couraient maintenant sur leurs quatre-vingt- dix ans même s'ils restaient alertes et avaient l'œil sur tout. Dans les faits cependant, c'était sur Mokrane le benjamin, que pesaient toutes les charges de la famille. Grâce aux petits mandats que lui envoyaient régulièrement ses deux grands frères, il arrivait tant bien que mal à subvenir aux besoins de tous les autres et même à améliorer leur quotidien. L'homme de vingt-cinq ans, qui fut le dernier à fonder un foyer, n'avait jamais tenté de fuir ses énormes responsabilités et se comportait avec tous comme un véritable chef de famille. D'ailleurs lorsque l'administration coloniale ouvrit une petite école dans le hameau, il y a quelques années de cela déjà, il n'avait pas hésité un seul instant à y inscrire Nabila et Mouloud comme s'il s'agissait de ses propres enfants. Depuis leur retour, Saïd et M'hand se réunissaient chaque fin d'après-midi avec les autres autour de Moussa et de Djegdjiga, à l'ombre d'un grand figuier planté dans la cour de leur maison. Là, pendant que les femmes servaient thé et café accompagnés de succulents gâteaux faits par Djouher, la femme de Mokrane, les deux frères goûtaient à l'inexprimable bonheur d'être avec ceux qu'on aime. Comme s'ils cherchaient à rattraper le temps perdu, à anticiper et à tempérer les maux de l'existence qu'on redoute et qu'on n'ose évoquer, ils étaient d'une affection et d'une aménité sans limite avec tous, particulièrement avec leur père et leur mère. Ils ne tarissaient pas de détails sur les dures réalités de l'exil, de la souffrance de la solitude qui l'accompagne, d'anecdotes sur leur vie d'émigré, de leur naïveté des premières années ou de leur difficulté à communiquer en français. Parfois, Nabila et Mouloud ramenaient les lettres reçues de leurs pères qu'ils conservaient précieusement dans des cartons. Prenant tour à tour, au hasard, l'une d'elles, ils en donnaient lecture. Pendant qu'un des enfants lisait à haute voix quelques morceaux choisis, l'autre les traduisait au fur et à mesure en kabyle en prenant le ton et la gestuelle de ce sévère père lointain qu'ils avaient du mal à imaginer, ce qui ne manquait pas de se traduire en saynètes improvisées qui faisaient rire tous les autres. C'était lors d'une de ces joyeuses réunions familiales qui se prolongeaient parfois tard le soir, que Moussa, entouré de Saïd et de M'hand, leur prit la main dans une communion sans pareille entre le père et ses deux grands enfants. Après un moment de silence il leur fit part, en aparté, de ses inquiétudes et de son vœu le plus cher : «Je sais, dit-il tout bas d'une voix grave, que je n'aurai certainement jamais le bonheur de prendre dans mes bras les enfants de Mouloud et de Nabila, mais je prie Dieu pour qu'Il me donne assez de force et qu'Il me permette de vivre encore quelques années pour assister à leur union.» Le message était on ne peut plus clair. Comme un seul homme, les deux frères rassurèrent leur père. Ils étaient là pour une semaine encore avant de repartir en France avec épouses et enfants et rien ne les empêchait de satisfaire dès à présent son plus grand souhait. Dès qu'elles furent mises au courant, les femmes commencèrent aussitôt les préparatifs. Ce n'était pas bien sûr une grande fête qui était envisagée, mais juste une petite cérémonie. Cependant celle-ci nécessitait quand même, comme le voulait la coutume, de belles tenues traditionnelles pour les deux promis, sans oublier tout ce qu'il fallait pour l'accueil des invités et le rituel du henné. Au jour fixé pour la cérémonie, Saïd invita quelques notables pour servir de témoins, alors que M'hand sollicita l'imam de la mosquée du hameau pour célébrer l'union entre Mouloud et Nabila. Quand l'imam, après les préalables qui fixaient toutes les conditions auxquelles est subordonnée cette union, avait commencé à réciter la Fatiha, Moussa et Djegdjiga qui tenaient Mouloud et Nabila sur leurs genoux regardèrent leurs deux grands enfants qui se trouvaient à leurs côtés. Les yeux en larmes, ils ressentirent alors un profond sentiment de satisfaction, du devoir accompli. Ayant sans doute terminé la lecture de ce qui semblait être un rapport, sinon une longue lettre anonyme de dénonciation, Madame Gauthier retira ses lunettes et leva ses yeux de statue sur Nabila. La jeune fille ne percevait ni haine, ni aversion, ni même de la répulsion. Juste de la colère, lui semblait-il, avec un peu de curiosité sans doute. Pendant quelques instants qui lui parurent interminables, la dame garda le silence tout en la fixant de son regard bleu acier, comme si elle essayait de lire en elle, de fouiller son âme ; ce qu'elle avait lu lui paraissant sans doute peu en regard de ce qu'elle voulait savoir encore. Dans sa blouse noire de collégienne à col officier boutonnée jusqu'à mi-jambe, son sac de cuir en bandoulière, ses brodequins et ses chaussettes blanches mi-bas, la jeune fille au corps menu ne payait pas de mine. D'autant plus que recroquevillée sur elle-même et frissonnant parfois de tout son être, elle était loin de l'image qu'on avait voulu donner d'elle. La surveillante ouvrit de nouveau son dossier, puis en retira cette fois ses derniers bulletins de notes avant de remettre ses lunettes. Le timbre sourd et saccadé de la cloche annonçant la fin des cours, puis les bruits de pas et de voix des premiers élèves sortant des classes firent croire à Nabila que la surveillante allait abréger l'entrevue. Il n'en était rien, la femme continuait d'étudier son cas, de lire en silence ses bulletins. Un moment après, et sans que rien le laissait prévoir, le bruit sec d'un tiroir qu'on ouvre puis qu'on referme brusquement fit sursauter Nabila. Les entrailles nouées et le cœur battant de nouveau à tout rompre, elle regardait avec effarement le petit fouet que la surveillante tenait dans ses mains. La jeune fille qui n'avait jamais subi de châtiment corporel et encore moins fouettée n'en croyait pas ses yeux. Il s'agissait plutôt d'un stick, noir, brillant, neuf ou ayant peu servi, formé d'un mince pommeau et d'une longue tige flexible qui formait une sorte d'arceau pour avoir trop longtemps séjourné dans le tiroir. Tout en exerçant de petites torsions de ses mains pour essayer de la redresser, de lui redonner sa forme initiale, la femme se leva, contourna le bureau et vînt se mettre en face de la jeune fille en s'adossant à son bureau. «Tu es Algérienne, fille d'immigrés ? Parle-moi de tes parents, de toi, comment tu t'es retrouvée dans notre collège ?» La voix calme et autoritaire de Madame Gauthier brisait par avance toute idée de désobéissance et toute rébellion. Remontant au plus loin de ses souvenirs, la voix chevrotante, tremblante de peur, Nabila s'exécuta aussitôt en se mettant à dérouler le film de sa vie depuis sa plus tendre enfance. Elle parla tout d'abord de ses grands-parents, Moussa et Djegdjiga, qui l'aimaient tant ; de sa mère Taos qui se tuait au travail du matin jusqu'au soir et de ces pénibles corvées de bois qui ne se terminaient jamais ; de l'école primaire du hameau où elle fit ses premières classes et de ses maîtres et maîtresses ; de son père Saïd immigré en France qu'elle ne connaissait qu'à travers ses rares lettres et qu'elle ne vit pour la première fois qu'à sa dixième année ; de son union avec son cousin Mouloud à qui elle était promise depuis sa naissance... Madame Gauthier l'interrompit en écarquillant les yeux : «Vous êtes mariés tous les deux ?...» «Par la fatiha oui ! répondit la jeune fille. Mais on attend notre majorité pour aller à la mairie et officialiser notre mariage.» «Allez, file ! reprit la surveillante en se levant. Je n'ai pas de temps à perdre, et tu es déjà bien en retard, continua-t-elle en ouvrant la porte du bureau.» «Oh merci !... merci, madame !... fit Nabila avant de s'éclipser.»