M. Abdelkader Bouazzara, Directeur de l'Institut National supérieure de musique, commissaire du festival International de musique symphonique, au soirmagazine : «La culture, c'est tout ce qui demeure dans l'homme lorsqu'il a tout oublié» C'est avec beaucoup d'émotion, parfois les larmes aux yeux, qu'il parle de la musique dont il a fait sa passion, son sacerdoce. Abdelkader Bouazzara, un virtuose qui dirige avec brio l'Orchestre symphonique, ne peut rappeler la place qu'occupe l'Algérie dans le monde sans revenir aux années noires qu'elle a vécues. «Nous avons rendu à notre pays sa dignité au moment où beaucoup de nations nous ont tourné le dos, et ce, grâce à la musique qui, pour nous, est du militantisme.» M. Bouazzara s'est prêté au jeu des questions-réponses en rendant hommage à tous ceux qui ont cru en lui, en sa musique, qui en ont fait leur métier et dont ils sont fiers. Soirmagazine : En tant que musicien, professeur, quelle est selon vous la place qu'occupe la musique dans l'éducation des enfants ? Abdelkader Bouazzara : Je pense qu'il faut revenir à 1992, l'année où le pays était à feu et à sang, la même année où il y eut une volonté politique de créer un institut supérieur national de musique, et, là, permettez-moi de rendre un hommage au regretté Aboubakr Belkaïd, un visionnaire, et à d'autres grandes personnalités qui avaient une vision futuriste de l'Algérie. Toutes ces potentialités ont pensé à créer des institutions à caractère culturel, à une époque où le pays s'embrasait. C'est grâce à ces gens-là que l'Algérie est sortie de ce mouvement fondamentaliste. Chapeau bas aux musiciens ! J'ai fondé l'Orchestre symphonique qui a commencé tout petit jusqu'à devenir un orchestre international. Je dis toujours que la culture, c'est tout ce qui demeure dans l'homme lorsqu'il a tout oublié. C'est dire le rôle ô combien important de la musique dans notre éducation. Tous ces musiciens viennent de cette même société. Mes cheveux étaient noirs quand j'ai commencé cette noble mission, aujourd'hui ils ont blanchi. On ne pensait pas que l'Algérie deviendrait un jour le carrefour de la musique symphonique. Quand on a commencé à donner nos concerts, c'était en pleine crise, au moment où le monde nous a laissé tomber. Le musicien cachait son violon dans un cabas. Durant ces années-là, nous étions une centaine. Les musiciens étaient animés d'une passion, d'un militantisme sans pareil. On enseignait la musique universelle. On a sillonné le pays en donnant des concerts, il nous restait plus que Tindouf, et nous comptions nous y rendre. Notre objectif était de sensibliser les plus jeunes, de les attirer à la musique. Pour l'anecdote, lors de nos déplacements, nous avons rencontré des jeunes bacheliers et licenciés qui ont trouvé un engouement particulier à apprendre la musique. Pour nous, cela prouve que notre mission tendait vers la réussite. Est-ce à dire que la musique prend de plus en plus de place dans notre societé, que les mentalités ont changé ? Sans nul doute. Nous étions l'unique orchestre il y a à peine quelques années. Aujourd'hui il existe un imposant institut qui attire de plus en plus de bacheliers qui ont fait leur choix. C'est une institution universitaire qui dépend à la fois du ministère de la Culture et de celui de l'Enseignement supérieur. Les candidats sont triés sur le volet en vue de l'obtention d'un diplôme d'études supérieures musicales, ils doivent être titulaires du bac, toutes séries, la limite d'âge est de 24 ans, et ce qui est important c'est qu'ils doivent satisfaire à un concours psychotechnique lequel déterminera leurs aptitudes à poursuivre leurs études durant quatre années, au terme desquelles il leur sera délivré un diplôme d'études supérieures musicales (DESM). Aujourd'hui, nous comptons 150 places pédagogiques. C'est dire l'avancée que connaît cette branche. En plus de l'institut, l'enseignement de la musique s'est élargi à d'autres régions du pays. Il faut rappeler que l'Algérie n'est pas Alger. Ainsi, en peu de temps, nous avons ouvert d'autres écoles phares, celles d'Oran, Bouira, Batna et recemment celles de Biskra, sidi-Bel-abbès, Chlef et Annaba. On ne peut pas improviser quand il s'agit de musique universelle. A ce titre permettez-moi de mettre l'accent sur le manque de formateurs. A cet effet nous venons de signer une convention avec l'université de Mostaganem pour ouvrir un programme en LMD musique. C'est une bouffée d'oxygène. Nous sommes fiers par ailleurs d'envoyer pour la première fois une de nos brillantes étudiantes, Sandra Hamaidi, qui termine cette année son cycle, à Bakou, en Azerbaïdjan, pour une semaine afin de participer au 4e Concours international des jeunes interprètes. Elle sera accompagnée par son professeur, le directeur de la pédagogie, M. Ouabadi Rachid. Si tout se passe bien, nos étudiants bénéficieront aussi de quatre bourses en Russie. C'est le summum ! Peut-on dire aujourd'hui que la societé algérienne considère les études musicales comme toutes les autres filières universitaires, et exercer la musique est un métier au même titre que tous les autres ? J'en suis convaincu. Et je pense que le caractère accadémique que nous lui avons donné a beaucoup contribué à changer les mentalités. Aujourd'hui nous parlons de musique savante. Quand on a créé en 2009 le premier Festival international symphonique, c'était l'extase ! Bientôt nous fêterons le 10e anniversaire. De cette manière nous avons redoré le blason de la musique. En partcipant à des tournées internationales, en côtoyant des chefs d'orchestre de renom, lorsque nous les recevons chez nous, cela a été pour eux une révélation, pour nous une preuve que notre rigueur, notre discipline et nos années de labeur n'ont pas été vaines ! A l'heure actuelle beaucoup de parents nous sollicitent pour des conseils. On sent cette envie, cette fierté de voir un jour leurs enfants devenir des virtuoses de la musique. C'est cela notre satisfaction. Notre slogan restera toujours : «Le professionalisme au service de la culture.» Il ne faut pas oublier de souliger le rôle important qu'ont joué les instituts régionaux. On a réussi à créer une confiance, un esprit d'émulation au sein de l' INSM. Aujourd'hui il y a cette envie chez les jeunes de jouer en solo dans les villes du pays et montrer leur talent. C'est fabuleux ! Ces jeunes apprentis ont compris que les personnes, s'entend leurs professeurs, et tous ceux qui sont à la tête de cette institution ont une mission noble. Ils ont pris conscience que leur carrière c'est la musique. On a inculqué à nos étudiants l'amour du travail. Les professeurs sont là pour leur répéter chaque jour que ceux qui viennent chez nous doivent être des passionnés d'abord, ensuite se distinguer par la patience. Il y en a bien sûr ceux qui n'achèveront pas leur parcours, mais ils sont très rares. Ne pensez-vous pas que l'Opéra d'Alger a lui aussi contribué à l'émancipation de la musique ? C'est certain. La majorité des spectateurs qui assistent aux concerts sont jeunes. C'est clair qu'il y a de plus en plus d'engouement chez ce jeune public. Et ce qui nous donne chaud au cœur c'est qu'ils viennent de tous les coins d'Algérie. L'opéra d'Alger, grâce à ses activités culturelles, ainsi que la salle mytique du TNA ont résuscité la culture. On est sorti du tunnel, et c'est un challenge que nous avons réussi (Il le dit avec les larmes aux yeux).