Existe-t-il manière plus subtile d'évoquer et de faire évoluer la condition féminine qu'en montrant les possibilités et capacités d'une femme prouvant le mouvement en tenant solidement la rampe sur des planches sociétales réputées instables ? C'est ce qu'a démontré pendant une quarantaine d'années, avec intelligence et un certain culot, la comédienne et metteure en scène Sonia (Sakina Mekkiou pour l'état civil), accessoirement directrice de théâtre et de festival, qui a quitté la scène de la vie le 13 mai 2018 au terme d'un long combat engagé contre une maladie incurable. Que de chemin parcouru par cette artiste racée éclose, comme une rose, le 31 juillet 1953 à El-Milia (Jijel), adoptée très jeune par sa grand-mère à Constantine, où elle fréquente une troupe de théâtre amateur qui met sous pression sa famille, et qui «a pondu, dit-elle, le plus beau mensonge de (sa) vie à ses proches afin d'étudier l'art dramatique à l'Ecole de Bordj-el-Kiffan». Elle se plaçait ainsi en quarantaine d'un milieu familial conservateur, afin de poser les jalons de sa liberté de «créer, de vivre et d'être responsable de sa propre destinée», énonçait-elle en 2012 devant des étudiants en ajoutant ces précisions : «J'ai exercé mon métier à une époque où il était déjà dégradant pour un homme de le faire. Durant de longues années, presque toute ma famille m'a reniée. Mon père, qui avait juré de me tuer, s'est réconcilié avec moi seulement trois mois avant son décès.» Quatre ans de formation au sein de l'établissement de Bordj-el-Kiffan, une première expérience à la sortie, avec ses camarades de promotion (1970), dans la troupe du ministère de la Jeunesse et des Sports avec au menu la pièce Essoussa et «pas mal de vache enragée» — suivant ses propos — pour tenir le coup. Dans la foulée de la décentralisation théâtrale, elle plante sa tente au Théâtre régional d'Annaba (TRA), au sein duquel, en trois ans, elle se met trois pièces sous les dents (Etmaâ yfessed etbaâ, Hasna oua Hassen et Fersoussa ouel malik) qu'elle éclaire déjà de sa frimousse espiègle et d'un certain aplomb. Voyant les choses en capital(e), ambition oblige, elle règle en 1977 son cap sur Alger et le Théâtre national algérien (TNA), où son aisance et sa décontraction touillées par quelques brins de désinvolture ne passent pas inaperçues. Galou el Arab galou (1983) constitue, cependant, le moment d'accélération de son parcours dans un rôle inédit et pétaradant de gouala (conteuse) qui fait mousser les gazettes et les spectateurs et lui vaut, à la faveur des Festivals de Carthage (Tunisie) et Rabat (Maroc), d'être remarquée et retenue par la productrice libanaise Nidal El Achkar pour Elef hikaya oua hikaya fi souk Oqadh, spectacle qui avait cette originalité d'être écrit par le Palestinien Waled Sayf, mis en scène par le Marocain Tayeb Seddiki et joué par 18 comédiens de 7 nationalités arabes. Puis c'est la grande rencontre avec les Martyrs reviennent cette semaine (1987), adaptation à la scène d'une nouvelle de Tahar Ouettar, dans laquelle elle place encore plus haut la barre de ses possibilités dans un personnage-conscience (Khadîdja) gorgé d'humanisme et de symbolisme et qui rappelle étrangement celui de Arfia dans Mille hourras pour une gueuse de Mohamed Dib. Conteur moderne «asexué» dans El Ayta (1989, de M'hamed Benguettaf), où elle assume, en duo funambulesque avec Azzedine Medjoubi, la charge critique du texte en soutien à Benguettaf réglé dans un personnage soumis aux embardées d'une machine sociale affolée et affolante, elle tente enfin le grand saut du monodrame et de la performance en solo que tant de comédiens et comédiennes rêvent de réaliser et réussir au moins une fois dans leur vie, et elle retombe artistiquement sur ses pieds avec Fatma (1990), à ce palier où un professionnel de haut vol en la personne du metteur en scène français et directeur du Théâtre des Amandiers de Nanterre, Jean-Pierre Vincent, n'hésitera pas à qualifier la prestation de Sonia d'«époustouflante» lors du «Mois culturel algérien» à Paris (1991). «Il y a un peu de moi et un peu de chaque Algérienne dans cette œuvre et c'est en même temps un appel d'air frais pour le futur féminin», signalait en 1994 Sonia tout en confiant au passage avoir elle-même soufflé l'idée d'écriture de Fatma à Benguettaf. Le résultat est que tout le monde (l'auteur, le metteur en scène Ziani Chérif-Ayad et la comédienne) a trouvé son compte dans ce premier monodrame féminin algérien (plutôt que one woman show comme défini improprement) dans lequel cette arpenteuse des planches s'exposait et explosait dans un personnage unique et une interprétation démultipliée à la mesure de ses capacités et de son besoin d'affirmation artistique, matérialisant «ce désir d'aller au bout de soi-même» conjugué à la volonté de battre en brèche l'ordre théâtral dominant «qui reproduit sur scène, disait-elle, la place qu'on fait occuper à la femme dans la société». Projetée en phase d'exploration et de dévoilement du «miroir intérieur» d'une femme de ménage (et femme tout court) qui réfracte par effraction les hoquets sociaux et politiques de son environnement, Sonia exprimait l'insolence de son talent en pianotant avec une aisance déconcertante sur différentes notes dramatiques (émotion, gravité, humour souriant ou corrosif...) accompagnées d'autres facettes de ses possibilités de chanteuse, danseuse et... sportive dérivant d'un entraînement physique spécifique qu'on rencontre rarement dans le milieu théâtral algérien. Après avoir créé le buzz dans Fatma, qui sera proposée en double version (arabe et française, restituée également en édition) et diffusée dans le circuit national élargi avec succès à l'international, Sonia a tissé de nouveaux liens avec cette œuvre en coiffant la casquette de metteure en scène, pour guider notamment les premiers pas, en 2005, d'une nouvelle promue de l'Institut de Bordj-el-Kiffan, Nesrine Belhadj. Ce nouveau front ouvert dans l'assimilation et la conquête de l'art des planches constituait pour l'artiste, avouait-elle au début de ce siècle-millénaire, le lancement du second «rêve caressé» depuis qu'elle avait foulé la scène puis tâté de l'assistanat en secondant Mohamed Fellag, son collègue de promotion, dans Djilali zine el heddat (1978, de M'hamed Benguettaf). Et elle ne désespérait pas, elle qui aimait avancer flamberge au vent, de collectionner d'autres lauriers en s'escrimant cette fois avec l'écriture dramatique, un domaine ardu où Sonia a manifesté quelques velléités dès son premier essai scénique, partagé avec Mustapha Ayad, d'El Hadria ou el Haoues (2000). Ce texte dramatique, qui expose le conflit entre deux personnages symboles de l'Algérie souffrante et évoque la femme comme force dynamique de changement dans la société, a la particularité - une leçon pour les dramaturges en herbe - d'avoir été «écrit à quatre mains», autrement dit il a mis à contribution Sonia et Ayad pour les «idées» développées et Nadjet Teybouni et Tayeb Dehimi pour leur traduction en architecture et dialogues. Depuis, la praticienne des planches avait multiplié à une cadence régulière les expériences scéniques, une en moyenne par année jusqu'en 2013, en s'investissant dans des pièces du répertoire national déjà arpentées en tant que comédienne (Fatma, Journal d'une femme insomniaque, Les Martyrs reviennent cette semaine) ou dans de nouvelles créations (Nuit de divorce, Hata el tam, Langue des mères, Bellahrèche, Femme de papier ...) qui, à quelques exceptions, ont impacté favorablement le public sur un double plan : des sujets traités avec une sensibilité bien féminine et une sobriété bien ajustée, et l'éclairage qu'elles permettaient sur des talents émergents de comédiens, scénographes, chorégraphes et compositeurs. A l'orée de la décennie passée, cette cavalière de la rampe avait juré urbi et orbi de se «mettre résolument à la mise en scène sans sacrifier pour autant (son) métier de comédienne». Le destin en a voulu autrement en amputant le Théâtre algérien d'une femme de culture de premier plan qui tire sa révérence au monde d'ici-bas en pleine maturité artistique K. B.