De la musique : un besoin essentiel Nous ne pensons pas que l'homme puisse se passer d'écouter ou de composer la musique. Sinon, il aurait supprimé tous les oiseaux du monde, ces grands musiciens de la nature qui se réveillent en chantant et dorment en chantant. Danser est aussi un besoin culturel de l'homme depuis les temps les plus anciens. Musique et danse font partie de la somme spirituelle de l'Asie et plus particulièrement des Indes. Musique, danse, chants ont toujours accompagné l'homme dans tous ses rituels, dans toutes ses réjouissances, comme dans ses malheurs, dans ses croyances religieuses païennes ou monothéistes. En Afrique, les danses frénétiques sont une véritable thérapie et sont assez souvent destinées à réaliser l'harmonie entre le mental et le physique. Des courants religieux intégristes, porteurs d'interdits et d'obscurantisme, ont sévi férocement chez nous en Algérie, dans les années 1990, où ils ont tenté de détruire et de proscrire tout l'environnement culturel (peinture, musique, sculpture, chorégraphie). La musique, voilà un art universel qui ne manquera pas de séduire femmes et hommes de toutes les races et de toutes les cultures. Art aux inspirations inépuisables et, tout en étant universel, il demeure celui qui porte en lui les indices les plus tangibles des identités culturelles, identité de chaque ethnie ou chaque communauté qui peuple la planète. La pratique musicale va porter des hommes sur les plus hautes cimes de la célébrité. Le XXe siècle sera le témoin d'un véritable génie, un violoniste dont la virtuosité surpassera certainement tous les autres violonistes de son époque. C'est du célèbre violoniste américain dont nous voulons parler : Yehudi Menuhin. Un jour, dit-on, il exécuta un concerto pour violon en présence du célèbre savant Albert Einstein. Le prodigieux violoniste jouait merveilleusement bien. Devait-il rappeler un autre géant qui défia l'entendement par une dextérité miraculeuse : Paganini. Certainement. Car à la fin du concerto, Einstein fit convier Menuhin pour lui avouer : «Monsieur, vous venez de me prouver l'existence de Dieu.» Est-il acceptable aujourd'hui de ne pas aimer un art qui fournit à l'homme une preuve —supplémentaire — de l'existence de Dieu, comme la philosophie et le soufisme en firent de même en décrétant le célèbre penseur Abou Hamad Al Ghazali comme étant Houdjat el Islam? Tous les grands virtuoses, Ravi Shankar, épousant la cithare, Zino Francescatti, Jascha Heifetz, David Oïstrakh, Kaddour Srarfi le Tunisien, Abboud le Palestinien, tous célèbres violonistes ne sont-ils, par la beauté de leur jeu et des thèmes exécutés, autant de preuves éparpillées aux quatre coins du monde, des preuves que la musique est un cadeau divin parce qu'elle est divine. Yehudi Menuhin, le prophète d'Albert Einstein, nous lègue un testament culturel, un message qui mérite d'être lu et relu par les hommes afin qu'ils deviennent de moins en moins violents, de moins en moins belliqueux : «L'artiste, qu'il soit poète, peintre, sculpteur ou musicien, mystique, prophète ou homme de science, est le seul être au monde qui réalise les songes de l'humanité, le seul qui établisse un lien authentique entre l'univers et l'individu (...) L'art est plus que la science, car tout en étant universel, il n'est pas abstrait. Il est mieux qu'un langage. Car tout en exprimant leurs émotions, il délivre les hommes du souci de se combattre.» (Les grands interprètes – Yehudi Menuhin, Georges Enesco, éditions René Kister, Genève, 1955, p. 25). L'art est souvent associé aux croyances et à la religion ou du moins il ne saurait subsister d'antinomie entre art et religion. En Algérie, comme l'Emir Abdelkader qui faisait montre d'une foi exemplaire sans que la musique lui soit contre-indiquée, Abderrahmane Aziz et Khelifi Ahmed étaient également connus pour leur piété exemplaire. L'un et l'autre ont accompli une longue carrière artistique et marqué la chanson sentimentale de leurs timbres aussi charmants que les beaux textes qu'ils déclamaient sur d'inoubliables mélodies. Cela ne les empêchait nullement, comme l'ensemble des chanteurs chaâbi, de pratiquer le medh ennabaoui et la chanson religieuse. Ces deux chanteurs de renom se distinguaient de tous les autres interprètes par une caractéristique qui leur est commune : el djalala. Dans les années 1940 et 1950, ils avaient tous les deux une émission nocturne dans Radio Alger où la chanson religieuse dite djalala était à l'honneur. Comme d'ailleurs nous avions, à plusieurs occasions, vu Khelifi Ahmed psalmodier de mémoire les sourates du Coran aux côtés d'autres récitants du message coranique, comme cela est d'usage pendant les veillées funèbres. Nous constatons par voie de conséquence et avec beaucoup de bonheur qu'il n'y avait aucune incompatibilité entre art et religion. Khelifi Ahmed et Abderrahmane Aziz nous en ont donné la meilleure preuve. Qui pouvait alors douter de la moralité de ces deux talentueux artistes qui avaient enrichi le patrimoine culturel de l'Algérie ? Ce qui est sûr, c'est que ma génération garde encore dans la mémoire auditive El-Goumri de Khelifi Ahmed et Hakem ‘alia el Ilah bel hob yakhouani de Abderrahmane Aziz, pour ne citer que ces deux succès. C'est Frantz Fanon, en sociologue et philosophe averti, qui nous parle lui aussi de culture nationale algérienne : «Se battre pour la culture nationale, c'est d'abord se battre pour la libération de la nation, matrice matérielle à partir de laquelle la culture devient possible. Il n'y a pas de combat culturel qui se développerait latéralement au combat populaire. Par exemple, tous ces hommes et toutes ces femmes qui se battent poings nus contre le colonialisme français en Algérie ne sont pas étrangers à la culture nationale algérienne. La culture nationale algérienne prend corps et consistance au cours de ces combats, en prison, devant la guillotine, dans les postes militaires investis et détruits.» (Les Damnés de la terre, p.163). Les Français, qui conduisaient férocement la répression pendant la guerre d'Algérie, étaient conscients des objectifs à atteindre et des cibles à détruire. Le cas de Ali Maâchi est assez démonstratif en ce sens qu'il est le sujet central de cette étude. Les autorités militaires françaises, en ce mois de juin 1958, ne voyaient pas en lui uniquement le «dangereux terroriste» qu'il fallait éliminer, mais aussi et surtout le symbole qu'il fallait anéantir. Car Maâchi incarnait bel et bien, pour l'ensemble de la jeunesse algérienne un symbole ou une partie de tous les symboles auxquels l'on s'agrippait pour rester en vie, pour survivre, pour faire survivre une identité, une personnalité et, somme toute, protéger coûte que coûte la dignité de la personne et de la nation tout entière. Autrement dit, surtout pour ceux chez qui prédomine l'esprit de combat strictement militaire, Maâchi, qui s'est intégré à la lutte armée, demeure avant tout un artiste qui draine vers son œuvre des milliers de jeunes Algériens qui se reconnaissent en lui, en ce qu'il chante, en ce qu'il véhicule. Héros culturel beaucoup plus que héros de guerre. Une distinction sur laquelle nous insisterons un peu plus pour faire reculer l'idée que nous accordons trop de gloire pour des faits de guerre minimes. Un jour, M'hammed Yazid, représentant du FLN à New York, proclama valoir à lui seul un bataillon de l'ALN. C'est dire que le combat est multiforme et le combat culturel fut de tous les instants. Pour Maâchi, ce combat précéda le recours aux armes. De même que pendant les années de feu, le FLN décide de mener le combat en dehors des frontières en créant une troupe artistique chargée de contribuer à la lutte sous d'autres formes, avec d'autres armes, autres que celles qui crachent le feu. Si les poètes sont des dissidents potentiels, les chanteurs, quand ils décident de l'engagement politique, sont eux aussi d'efficaces opposants. En France, c'est Renaud qui occupe le devant de la scène. Il touche à tout et prend partie avec les enfants de l'Intifadha palestinienne. Il vilipende Madame Thatcher (Miss Maggi), Premier ministre britannique. Aux Etats-Unis, c'est Joan Baez qui rend hommage à Sacco et Vanzetti et qui, la guitare en bandoulière, bourlingue partout dans le monde pour chanter la paix et la fraternité entre les hommes comme le fait en même temps qu'elle Bob Dylan. Marcel Khalifa, sur des textes de Mahmoud Derwiche, dénonce la conspiration mondiale contre le peuple palestinien. Cheikh Imam, l'Egyptien, sur des textes percutants de Mohamed Fouad Negm, son compatriote, dénonce les dictatures arabes. Sa voix ne cesse d'ailleurs de retentir même du fond des geôles de Sadate. En 1954, c'est Paris des Communards qui explose avec Le Déserteur de Boris Vian et Mouloudji. Une chanson antimilitariste qui dénonce les guerres coloniales et qui devient un véritable hymne de milliers de jeunes Français. L'auteur de J'irai cracher sur vos tombes, Boris Vian, à lui seul, fit trembler tout un ordre. Chez nous, en Algérie, un autre trublion de la guitare et de la parole sème le trouble dans certains esprits qui ont une phobie maladive du miroir. C'est l'émule de Renaud et de Rachid El-Ksentini, celui qui a troqué la craie et le tableau contre les partitions de la dérision, celui qui nous a juré que l'Algérie est son amour, un amour pour toujours, l'enfant terrible de la chanson politique et des émissions de télévision en direct : Baâziz. Maâchi, côté radio Pour reconstituer l'œuvre de Ali Maâchi, il nous a fallu nécessairement faire appel aux archives sonores. Nasreddine Baghdadi et Mohand Laïd Djerroud dit Kamel, respectivement directeur des archives de l'ENRS et chef de service informatique, chargé de la numérisation, nous ont été d'un précieux apport. Grâce à leur disponibilité, nous avons pu reconstituer l'œuvre musicale et surtout la confronter avec les textes que nous avons pu réunir auparavant. La confrontation entre l'archive sonore (source originelle) et les textes nous a permis d'apporter des corrections fort utiles. Des erreurs ont été ainsi évitées surtout quand on sait que ce répertoire est destiné à être consigné pour la postérité. C'est dire que nous n'avons pas le droit à l'erreur par souci de fidélité à l'auteur. Malheureusement, nous avons eu à constater que certains interprètes de la chanson, négligeant de consulter les meilleures versions, déforment les textes des poètes, confondent parfois les auteurs, se trompent sur le sens des mots et, par voie de conséquence, portent carrément atteinte aux œuvres originelles, faute de rigueur dans la recherche et la confrontation. La fréquentation des laboratoires de l'ENRS et l'assistance d'un personnel qui réalise un travail de titan nous ont permis de vivre – parallèlement ou simultanément à la recherche – des moments de forte émotion. Nous avons eu, en effet, le bonheur et la primeur – à l'exception du personnel de la discothèque évidemment – d'écouter des enregistrements inédits de Ali Maâchi. Il s'agit plus particulièrement d'un coffret (disque microsillon) comprenant deux chansons : Essayf oussal et Ya babour, cette dernière étant composée sur un mode kourdi en sol majeur avec un rythme moderne d'une rumba. Maâchi était accompagné par l'orchestre dirigé par Mustapha Skandrani. L'enregistrement eut lieu exactement le 23 juillet 1952. C'était au cours d'une soirée où les improvisations étaient autorisées. Ainsi on écoutait des exécutions de solistes au saxophone et au violon qui émaillaient la chanson Essayf oussal. Gaie et alerte, sur un beau texte qui chante la mer et la saison estivale, la chanson Essayf oussal, sur le mode âdjem (do majeur ), fut reprise, arrangée et interprétée par Mohamed Tahar de Mostaganem qui suppliait la clémence de son cœur, Samahni yagalbi parce que Habiba est venue persécuter ses nuits et troubler ses sentiments. Aux archives sonores de la radio, nos surprises ont été plus agréables, nos investigations plus révélatrices. Cette précieuse découverte d'un enregistrement jamais connu et, une fois sa restauration effectuée, sera écoutée pour la première fois par le public. Il s'agit d'une chanson dont les paroles et la composition sont de Ali Maâchi : El ouelf esiîb, composition qui chevauche sur le saba et le bayati. Création qu'il confie à son ami Larbi Hachemi que les Tiaretis appellent Oueld el garde. Le coffret conservé aux archives sonores (discothèque ENRS) porte le nom de Larbi Rostomi. Le pseudonyme «Rostomi» fut certainement proposé au chanteur par Maâchi lui-même qui convie l'émule de Farid El-Atrache jusqu'aux studios de Radio-Alger où l'auteur d'Angham El-Djazaïr est chargé de la partie technique des enregistrements. L'événement artistique se déroule plus exactement le 22 avril 1957. El Ouelf esiîb est une chanson composée sur un thème très prisé et interprété par son orchestre Safir Ettarab. Maâchi connaît les goûts de Larbi et le penchant pour la chanson orientale, notamment égyptienne. Il délivre ainsi son ami de l'emprise de l'auteur du tube Wayak par une première expérience fort séduisante en lui composant Ya salam alal banat (mode sika) qui convient au timbre et au goût de Larbi. Avec Ya salam alal banat et El Ouelf esiîb, Maâchi nous gratifie d'une démonstration de maître. Il prouve une fois de plus ses talents dans la composition riche en variétés et en modes, et nous montre qu'il est loin d'être profane dans le style ou dans la naghma orientale. Larbi est donc dans sa peau, même si Maâchi lui impose de faire l'effort de se départir de son premier gourou, l'autre géant (Farid El-Atrache) avec Mohamed Abdelwahab, de la chanson égyptienne. Une démarche adoptée par Maâchi pour servir et conforter une identité culturelle qui demeure la première marche à franchir – et à assumer – avant d'escalader tout l'escalier qui nous aide et nous procure le bonheur de traverser et de jouir des bienfaits de l'universalisme ; les arts, et surtout la musique, usant et comportant un langage universel. La disparition — dans de tragiques conditions— de Ali Maâchi ne fut pas uniquement une odieuse élimination physique, ce fut aussi la destruction systématique et brutale d'une véritable école musicale qui révélait des talents et prédispositions précoces. Que cela soit écrit et chanté. L'enregistrement du 12 avril 1957, réalisé avec l'orchestre de la Radio, nous renvoie à deux importants événements. Le premier, c'est le baptême du feu de Larbi Rostomi que lui avait fait accomplir son maître Ali Maâchi en le conduisant à l'intérieur des studios de la Radio. Le patrimoine musical détient ainsi une pièce maîtresse dans la chanson algérienne mais aussi un seul et unique «témoignage» de la carrière artistique de Larbi Hachemi dit Oueld el garde et baptisé Rostomi» par Maâchi. C'est un précieux morceau de la vie culturelle, si passionnante de la ville de Tiaret. C'est aussi et surtout le dernier souvenir qu'on gardera de Larbi Rostomi. Car dès son retour à Tiaret, il rejoindra le maquis de l'ALN où il mourra pour l'Algérie. L'autre événement est lié au premier et qui, en réalité, se confondent puisqu'ils connaîtront le même aboutissement. Ainsi, le 12 avril 1957, Maâchi fera ses adieux aux studios de la Radio, léguant aux nombreux artistes qui avaient «défilé» devant lui les souvenirs les plus agréables, les plus instructifs. Des adieux, parce qu'il a déjà intégré le réseau FLN à Tiaret grâce au très actif militant, Mustapha Belarbi, autre enfant terrible de la Jeunesse de l'Union démocratique du Manifeste algérien (Judma). Deux adieux. Les derniers. Car, une année plus tard, il quittera notre monde, mais pas définitivement. C'est une offre divine aux artistes de pouvoir survivre grâce aux créations léguées. Offre divine puisqu'ils survivront à leur propre génération. Quand la mémoire est cultivée, ils traversent avec leurs œuvres une succession de générations. Les artistes algériens seront assurément éternels grâce à une journée que leur aura offerte généreusement Ali Maâchi par son sacrifice un certain 8 juin 1958. L'œuvre musicale de Ali Maâchi La vocation artistique, d'une manière générale, se révèle dès les premiers temps de l'existence. La musique, le dessin, la sculpture, la chanson, les lettres, la poésie, l'inspiration à la composition musicale, autant de disciplines dont les prédispositions se signalent parfois dès l'enfance et, quand elles sont bien conduites et bien orientées, se manifestent avec beauté et esthétique et projettent leur heureux détenteur aux célébrités les plus insoupçonnées. Il existe tant d'exemples chez nous et de par le monde. Ali Maâchi, en vérité, pratiquait l'art strictement en amateur, mais il n'y avait pas de doute, il se prédestinait à une brillante carrière musicale. Une carrière brisée un certain 8 juin 1958. L'après-midi d'un dimanche. Plusieurs rêves trottent et se bousculent dans la tête du jeune homme qui, résidant dans l'un des plus vieux quartiers de Tiaret, la cité Benaceur, assistait son père Kaddour dans une exploitation agricole à Aïn-Bouchekif, à une vingtaine de kilomètres à l'est de la ville de Tiaret. Les premiers rêves de l'adolescent de la cité Benaceur, c'est la mer, si immense, si envoûtante, si imposante. Mais comment aller à la conquête des océans ? Les Algériens se trouvaient soumis au service militaire depuis les lois de 1912 qui avaient provoqué des soulèvements en 1914 dans les Béni-Chougrane (Mascara) et, en 1917 dans les Aurès (est de l'Algérie). Mais au lieu d'attendre l'ordre d'appel, comme tous les Algériens de son âge, Maâchi préfère se libérer de cette contrainte. Alors, il devance l'appel en combinant cette formule avec le choix du corps d'armée. Il choisit la marine. Il découvre le charme et la beauté de la mer Méditerranée. Pendant les traversées qui lui donnent du baume au cœur, le jeune Maâchi, dans une tenue de marin qui semble lui convenir, commence à taquiner la musique au sein d'une troupe qui fait voguer les notes au gré des vagues qui caressent le pont du navire et qui offre les escales les plus agréables au musicien-marin. Les escales, dont nous ne connaissons pas les noms, vont parfaire les connaissances musicales de Maâchi. C'est plus particulièrement à Tunis que Maâchi va rencontrer des maîtres de la musique arabe. Cela lui permet de s'imprégner des modes de la musique orientale qu'il associera plus tard aux compositions modernes. S'il abandonne l'uniforme de la marine après épuisement de l'obligation du service militaire avec soulagement, il ne quitte pas la mer avec le même sentiment. Il en gardera une bonne dose de nostalgie. Elle avait tellement séduit son cœur, caressé ses espoirs, entretenu ses rêves. Il refuse de s'en éloigner. Et pour garder des attaches sentimentales avec sa belle Méditerranée, il choisit de s'installer à Alger, la Blanche, El-Bahdja où se sont donné rendez-vous, avant lui, les meilleures voix du chaâbi, du hawzi, el ‘ouroubi, tels El Anka, Mrizek, Menaouar et dont le ciel reçoit les échos de la chanson moderne avec Abderrahmane Aziz, Djamel Badri ou encore la chaude et puissante voix de Khelifi Ahmed. Après la marine, Maâchi trouve un emploi en qualité de technicien à Radio-Alger. Nous sommes dans les années 1950. C'est dire qu'il ne perd pas pied (c'est le cas de le dire). Il se retrouve parfaitement dans son élément. Un cadre qui va lui permettre de côtoyer presque tous les chanteurs et compositeurs tels Haroun Errachid, Mohamed Mokhtari, Mustapha Sahnoun. C'est également dans les studios de la Radio qu'il enregistre ses premières complaintes. Le milieu artistique, c'est-à-dire tous les interprètes qui viennent enregistrer leur répertoire, trouve chez l'ancien marin beaucoup de chaleur et de sympathie dans l'accueil et dans cette «assistance technique» qui devient son métier. Entre le monde artistique et lui, nous pouvons affirmer que le courant passait merveilleusement vite en ce sens que Maâchi incarnait la double qualité d'être en même temps technicien et chanteur-compositeur. Maâchi, qui s'était déjà familiarisé avec les instruments de musique dans l'orchestre marin, approfondit ses connaissances dans la pratique instrumentale. Il va jouer du piano, du saxophone, du nayy, du violon, du luth. C'est ce dernier instrument qui l'accompagnera le plus souvent puisqu'il devient interprète-compositeur. Les voyages passés en mer lui inspirent sa première chanson : Ya babour. Un joli cadeau qu'il offrit à la Méditerranée, en suppliant le navire, qui s'éloigne loin des rivages, de transmettre le message d'amour à la dulcinée qui l'attend sur une autre rive, avec les rêves et l'espoir d'une future rencontre. Une aventure sentimentale vécue sur un autre bout de la terre, écrite sur le livre du destin grâce à une heureuse escale d'un bateau qui vogue sur la mer comme voguent les sentiments à travers les soupirs du cœur, les soupirs des amours incertaines, des amours impossibles. C'est une chanson composée sur un texte de Maâchi lui-même qui révèle au monde artistique et au public les dons et le talent du jeune compositeur. En effet, la chanson moderne trouvera en Maâchi un porte-parole qui rivalisera avec les maîtres de l'époque, promouvra et enrichira le patrimoine musical du pays. Le compositeur Maâchi parvient à combiner avec brio le rythme moderne sur des airs drainant les modes de la musique orientale notamment le hidjaz, le bayati, le nahawand... Il réussit également le mariage entre les instruments à cordes (violons, luth, banjo) et les instruments à vent (flûte traditionnelle, saxophone, clarinette, accordéon). La percussion garde la traditionnelle derbouka et adopte parallèlement, par alternance, la batterie. En somme, Maâchi savait ce qu'il faisait et où il allait. S'il a choisi de se fixer à Alger pour pouvoir plonger son regard sur la Méditerranée qui l'avait adopté momentanément mais passionnément, Maâchi n'a pas abandonné le terroir. Les visites familiales sont obligatoires dans la patrie première qui est Tiaret. Une belle parcelle indissociable de la terre algérienne tout entière. Mais ce ne sont pas uniquement les visites familiales qui l'obligent à renouer avec la ville natale. Il désirait tant offrir à Tiaret un très joli cadeau : une troupe musicale. Voilà un rêve dont la réalisation lui tenait à cœur. Et puis, il fallait bien faire aboutir un tel vœu. Il fallait mettre en place une formation artistique qui puisse l'accompagner dans ses futures inspirations. La tâche n'est pas si difficile en ce sens que le terrain n'est pas vierge. Tiaret, depuis le début du XXe siècle, taquine les arts musicaux. Quand Maâchi fait ses premières prospections, les musiciens, d'horizons divers, existent. Maâchi eut la géniale idée de les rassembler. L'orchestre Safir Ettarab est né. Dès lors, nous évoquerons dans ce chapitre uniquement les compositions, du moins les plus connues, créées par le grand amoureux de l'art et de la patrie. Quand nous disons l'œuvre la plus connue, c'est pour préciser que Ali Maâchi n'a pas enregistré l'ensemble de ses chansons. On ne saurait expliquer les raisons de ce choix. Celui d'avoir délibérément renoncé à produire des disques microsillons (45 tours). Une attitude que nous retrouvons chez Maâzouz Bouâdjadj, chanteur chaâbi de Mostaganem qui s'est toujours refusé lui aussi à nous léguer des enregistrements sur K7, disque ou CD à l'exception toutefois des émissions télévisées. C'est aussi le cas de cheikh Khaled Mihoubi, un interprète de la chanson dite «bédouine» de Tiaret qui s'est interdit formellement d'enregistrer son œuvre. On lui avait conseillé de renoncer à un tel projet pour ne pas contribuer à «la dépravation des mœurs» sous prétexte que les admirateurs risqueraient de s'engouffrer dans la consommation de l'alcool quand ils sont à l'écoute de la chanson dite «bédouine». Or, on sait que cette chanson traditionnelle (flûtes et galal) a eu le bonheur et l'honneur de nous gaver de poésie populaire et d'éterniser les plus beaux textes du melhoun dont Abdelkader Khaldi est l'émir. L'interprète d'une chanson est en vérité le porte-parole (c'est le mot) du poète qui, même disparu, reste hautement présent parmi la société. Tout le reste ne dépend que de la conscience des hommes. Soit qu'ils soient enclins au relâchement soit qu'ils soient partisans de l'esthétique, de la beauté du mot, de la force littéraire du poème et des paraboles, hikma et symboles qu'il contient et qu'il véhicule. Nous nous imaginons mal, à Paris, au Quartier latin, un homme, en proie à la nostalgie ou victime d'une déception sentimentale, noyer ses chagrins dans la consommation d'alcool dès qu'il écoute La Bohême de Charles Aznavour ou Ne me quitte pas de Jacques Brel. Dans ce même contexte, c'est aussi grâce à tous les maîtres du chaâbi que les beaux textes composés par Lakhdar Benkhlouf à la gloire du Prophète Mohammed sont présents dans l'esprit et la mémoire de la société algérienne. Nous osons, sur cette lancée artistique – qui osera nous contredire ? – proclamer Lakhdar Benkhlouf l'émir des poètes dans le medh ennabaoui comme nous persistons à oser – qui osera dire le contraire ? – souligner que Moufdi Zakaria est le prince des poètes dans la poésie patriotique et nationaliste. Au terme de tous ces enchâssements, il y a lieu de dire que nous n'avons pas la chance aujourd'hui de connaître et d'écouter toutes les compositions de l'ancien marin. A. B. (A suivre) (*) Docteur honoris causa, journaliste historien.