Sadia Tabti est une artiste polyvalente et une auteure polygraphe dont l'écriture ludique et souple associe imagination, démarche didactique et art de la mise en scène. Et c'est pourquoi le récit Comme Un - Commune donne une belle polyphonie de voix narratives. Née à Alger, de père algérien et de mère française, Sadia Tabti vit actuellement en France. Elle est imprégnée d'une double culture. Tout comme elle consacre son énergie à une double passion : le management et l'art. Les deux activités sont liées, indissociables même. Le management étant d'abord une ambiance, un climat de dynamisme, cela a forcément un effet bénéfique sur l'éternelle jeunesse créative de l'artiste. La consultante en management (ou, plus exactement, consultante en conduite de changement) a alors su associer, à son métier, des violons d'Ingres aussi variés que la peinture, la céramique, le théâtre ou l'écriture. Le travail d'écriture avait commencé par l'édition de deux contes sur la transmission du savoir-faire des artisans en Algérie : Tassadit la petite potière (éditions Dalimen, 2013) et Tassadit la petite bijoutière (même éditeur, 2014). Sadia Tabti a écrit ces deux livres pour enfants parce qu'ayant été formatrice en artisanat dans son pays de naissance. Elle voulait contribuer à transmettre aux générations futures ce savoir-faire ancestral qui exprime l'âme et la culture de l'Algérie. Quatre ans plus tard, en 2018, l'auteure-illustratrice publie un troisième récit destiné «aux enfants d'Algérie et de France» et qu'elle a intitulé Comme Un - CommUne (auto-édition L'artmémoire). Comme le suggère le titre, cet autre petit ouvrage pédagogique «est le regard croisé de deux enfants qui tracent un parallèle entre deux événements simultanés connus par leurs pays respectifs». En 1871, en effet, il y eut une suite, une succession d'événements en Algérie et en France dont la concomitance peut paraître troublante, sauf que les lois du hasard n'ont rien à y voir. En 1871, «les insurgés algériens» et «les communards» (les partisans de la commune de Paris) avaient des choses à partager, parmi lesquelles le refus de se soumettre au despotisme et la volonté d'être libre. Sadia Tabti n'est pas historienne, mais elle a l'avantage de bien mieux écrire sur l'Histoire grâce à deux atouts majeurs : l'art et l'imagination. Elle en apporte la preuve dans ce livre «pour enfants», mais que les adultes trouveront plaisir à lire avec attention. Eh, oui ! l'amateur peut parfois tomber le professionnel. La différence, c'est que le texte et les illustrations, ici, «parlent» au lecteur. L'auteure a, en quelque sorte, insufflé au récit ce «supplément d'âme» qui donne au lecteur l'impression d'être l'hôte dont on prend beaucoup soin. Au commencement, une intrigue, des épisodes d'une belle histoire, l'esquisse du sujet lui-même. C'est l'histoire de deux enfants et d'une bouteille jetée à la mer. Comme un conte bleu, un récit fabuleux. La petite Tassadit a trouvé une bouteille sur la plage de Matarès, à Tipasa. à l'intérieur, un papier portant un message. Vite, elle écrit à l'expéditeur de la lettre, prénommé Henri. Elle dit d'abord son étonnement, la bouteille ayant «sillonné la mer durant un an et cent soixante-dix jours et le message est resté intact». Elle avoue sa curiosité aussitôt éveillée, se présente : «Je m'appelle Tassadit, j'ai douze ans et je suis algérienne. J'habite un quartier d'Alger qui s'appelle La Casbah, où il fait bon vivre» ; elle présente son quartier. «Ce qui est drôle, c'est que tu habites sur une colline qui domine la baie d'Alger alors que moi je suis au sommet de Paris», lui répond Henri, qui, à son tour, lui présente la butte Montmartre et lui précise qu'il a «maintenant treize ans». Leur correspondance devenait sérieuse, surtout que les deux veulent échanger sur un sujet qui les passionne : l'Histoire. «Je suis passionnée par l'Histoire, écrit Tassadit. Par contre, la période de l'insurrection des Algériens et des communards m'est totalement inconnue.» Elle a alors une idée : «Nous allons écrire un récit, à quatre mains, sur l'histoire de l'insurrection de nos pays respectifs. Il sera le fruit de nos recherches en commun et de nos correspondances successives. Toi, tu me parleras de l'insurrection française et moi je te raconterai celle des Algériens.» Au fil de leurs échanges épistolaires, les deux apprentis détectives donnent les résultats de leur enquête respective. «J'ai mené mon enquête et je vais te relater les causes de l'insurrection des Algériens qui date de 1871», écrit Tassadit. Elle passe en revue les catastrophes qui «se sont succédé de 1863 à 1869» au temps de l'occupation coloniale : «Il y eut les trois années de sécheresse, l'année des criquets», «l'année de la faim (aâm echar)», avec un tremblement de terre en 1867. Puis vint le choléra». Ce sont des années de braise, des années terribles. Pour la seule commune de Mascara deux mille cinq cents Algériens sont morts de faim d'octobre 1867 à mai 1868. Suite à tous ces évènements, on a dénombré un cinquième de musulmans décédés entre 1866 et 1868.» A la même période, «un certain Adolphe Crémieux, qui était à cette époque ministre de la Justice, promulgua un décret, le 24 octobre 1870, accordant aux seuls juifs d'Algérie la nationalité française». La même année, la France perdit l'Alsace et une partie de la Lorraine suite à sa défaite militaire contre la Prusse. «En 1871 parurent, en Algérie, les «permis d'occupation». Ces mesures étaient des autorisations d'occuper un terrain encore non délimité». Henri sur les communards : «Les Français apprirent que l'empire allemand était proclamé à la Galerie des Glaces du Château de Versailles le 18 janvier 1871. Ils se sentirent humiliés (...) la situation s'était aggravée avec l'encerclement de Paris par 180 000 Prussiens. (...) La population souffre de la faim (...). Cette grande famine va durer tout l'hiver 1870-1871». En Algérie, la grande misère des autochtones finit par déclencher la révolte : «El Mokrani, à la tête d'une armée de 8 000 à 10 000 hommes, donna le signal de l'insurrection ; c'était le 16 mars 1871.» Tassadit évoque ensuite Cheikh El-Haddad qui, le 8 avril 1871, «fit une proclamation au marché de Seddouk» pour appeler à la lutte. Résultat, «250 000 combattants venus de 250 tribus se soulevèrent, soit un tiers de la population de l'Algérie, menés par le Cheikh El-Mokrani et son frère Boumezrag ainsi que le Cheikh El-Haddad». L'insurrection allait durer un an avec, en tout, «plus de trois cent quatre-vingt combats de montagne, de steppes et de désert». Pendant ce temps, l'humiliante défaite de la France contre la Prusse allait faire réagir les Parisiens : «Le 18 mars 1871, une émeute éclata sur la butte Montmartre. Le chef du gouvernement provisoire, Adolphe Thiers, s'enfuit à Versailles avec tous les corps constitués. Toute la population fraternise avec la Garde nationale qui participe à la commune, l'armée se mutine et la rejoint. (...) L'insurrection de Paris dure deux mois. Elle commence le 18 mars et se termine par la semaine sanglante.» En Algérie, raconte à son tour Tassadit, la répression par l'armée coloniale fut féroce : «Toute la population fut prise pour cible. Tout d'abord des milliers d'indigènes furent tués, des villages entiers rasés et des récoltes brûlées. Tous les grands chefs furent arrêtés et transférés dans les prisons en attendant d'être jugés. (...) Plus de 500 000 hectares ont été confisqués puis distribués aux nouveaux colons alsaciens et lorrains. (...) Plus de trois mille déportés algériens attendront, dans les prisons françaises, leur déportation vers la Nouvelle-Calédonie». Dans son enquête, Henri apprend que des artistes et écrivains ont pris fait et cause pour la Commune de Paris : Paul Verlaine, Arthur Rimbaud, Eugène Potier, Jean-Baptiste Clément, Manet, Courbet, Dalou, Millet... Quant à la fameuse semaine sanglante (21 au 28 mai 1871), son bilan macabre est hallucinant. «Entre vingt-cinq mille et trente mille exécutions sommaires. Sept mille communards jetés dans des fosses communes. Dix-sept mille fédérés exécutés». Henri donne d'autres détails, évoque «une présence importante de femmes sur les barricades de la commune dont Louise Michel, l'une des grandes figures majeures de la Commune de Paris...» Il fait remarquer que «comme les Algériens, les communards furent déportés (...) en particulier en Nouvelle-Calédonie». La suite du regard croisé des deux enfants est principalement consacrée à l'histoire des déportés algériens et des communards en Nouvelle-Calédonie, en passant par un bref rappel de toutes les insurrections populaires menées, des deux côtés de la Méditerranée, au nom d'un idéal de liberté. «Quelques mois plus tard à Paris...» (titre de l'épilogue), les deux enfants se retrouvent et partent honorer la mémoire des lieux hautement symboliques : le cimetière du Père Lachaise, le numéro 45 du boulevard de Ménilmontant («c'est dans cet immeuble qu'Aziz Ben Cheikh El-Haddad mourut le 22 août 1895 dans les bras du communard Eugène Mourot, son camarade, ancien déporté de l'Ile des Pins et rédacteur du journal Mot d'Ordre», explique Henri), etc. Fin du récit à quatre mains. Sadia Tabti a réussi la performance d'associer l'Histoire, la poésie, la photographie, l'intertextualité (avec des textes de Slimane Azem, Alphonse Daudet, Georges Coulonges, Arthur Rimbaud, Farid Mammeri, Victor Hugo notamment) tout en combinant des caractères typographiques de différents corps (cicéro, italiques, gras, maigres...). Au niveau formel, la mise en page, les illustrations, les caractères d'imprimerie (variés, beaux, très lisibles) sont le résultat d'un excellent travail artistique. L'auteure a veillé à ce que la créativité serve l'écriture du récit. Et c'est ce travail de création original, spontané qui permet de voir les choses comme on ne sait plus les voir une fois adulte. Hocine Tamou Sadia Tabti, Comme Un - CommUne, L'artmémoire 2018, 116 pages.