Par Dr Mourad Betrouni(*) Cet article reprend le contenu d'une communication, que nous avions transmise au «Séminaire sur l'harmonisation du patrimoine avec l'Agenda 2063 de l'Union africaine», qui s'est tenu à Midrand, en Afrique du Sud, les 6-8 mai 2015. Cette communication était inscrite dans les travaux de la «Section 5 : le patrimoine culturel et naturel dans les zones de conflit en Afrique», sous le titre : «Afrique 2063 : de la patrimonialisation à la territorialité écologique». Nous avons considéré utile de la reproduire, ici, sous la forme d'un article que nous avons intitulé «La défense culturelle du territoire». La multiplication des zones de conflit en Afrique, dans les secteurs à forte potentialité culturelle et naturelle, procède, de notre point de vue, du passage brutal d'une patrimonialisation territoriale avortée à une territorialisation écologique fluidale et vaporeuse. Derrière le mot «zone», il y a, évidemment, l'image d'un espace naturel, biologique et écosystémique, où l'homme est réduit à une simple trace écologique, un enregistreur des pressions exercées sur les ressources naturelles. Un indicateur de mesure de surfaces alimentaires productives, un consommateur et un générateur de déchets. Pour approcher ce phénomène des «zones de conflit en Afrique», d'un point de vue historique, sociologique et anthropologique, il faudrait, d'abord, réinterroger le concept «patrimoine» dans sa relation au territoire, dans l'espace africain, en explicitant le mouvement historique de translation du processus de patrimonialisation — non encore accompli en Afrique — à la territorialisation écologique, puis mettre en cohérence et en concordance d'échelle, les différents segments de la chaîne opératoire, depuis un niveau de base, un point de départ, que nous faisons coïncider avec la Conférence de Berlin (1884-1885). Un moment fondateur du fait colonial, qui a mis l'Afrique sur l'orbite de la puissance européenne, en réalisant le partage des territoires et des ressources et en assurant leur durabilité dans une construction patrimoniale de domination matérielle et symbolique. C'est à partir de ce point de départ, ce point zéro, que se déclinent et se déroulent les étapes successives, les lieux et les contextes qui ont provoqué les situations de conflit, voire de violence en Afrique. En Algérie, la France coloniale était déjà établie depuis 1830, c'est-à-dire un peu plus d'un demi-siècle avant. Elle constitua un véritable projet-pilote de l'aventure coloniale, son terrain d'expérimentation. De la phase de jubilation Dans les premières années d'indépendance, les nouveaux Etats africains sont d'abord passés par une phase d'exultation et d'ivresse généralisées, que nous avons appelée «phase de jubilation» pour exorciser et conjurer un mauvais souvenir, le cauchemar colonial. Cette phase de reconquête de la liberté s'est traduite par un vaste mouvement d'exode, d'abandon et de renoncement de l'espace fermé au profit d'un espace colonial reconquis. Le colonisé va prendre la place du colon. C'est cet espace de rechange qui va façonner de proche en proche son être social et l'accompagner dans sa quête constante des bienfaits et du progrès. Cet acte libérateur, révolutionnaire, constitue en soi, le premier réflexe de patrimonialisation et de réappropriation de l'espace interdit. Du discours monumentaliste Dans ce vaste élan d'indépendance, les Etas africains naissants, pour affirmer leur identité, se sont engagés dans des actes volontaristes d'accès à la modernité occidentale, en s'inscrivant dans le discours monumentaliste, qui garantit la reconnaissance et l'éligibilité dans le concert des nations. Ce choix idéologique, quelques années seulement après les indépendances, n'a fait que rétablir la continuité colonial-national, en reconstituant le rapport dominant/dominé par la reconduction du label monumental et le déclassement et la dévaluation de tout ce qui a trait à la singularité confessionnelle, ethnique ou tribale, perçue comme une survivance antinomique et antagonique de la construction nationale. Ainsi, la patrimonialisation ne s'est intéressée qu'à la catégorie des monuments historiques et des sites archéologiques, se situant dans la continuité conceptuelle et méthodologique de l'ex-colonisateur. Après un demi-siècle des indépendances, les Etats africains continuent, hélas, à reproduire les modèles culturels occidentaux, prorogeant l'édifice conceptuel et méthodologique occidental de patrimonialisation de l'héritage culturel. C'est l'institution, l'Etat, nouvellement constitué, qui s'est chargé, d'une manière officielle et unilatérale de cette patrimonialisation administrative. Avec l'élargissement du concept patrimoine aux deux dimensions spatiale et immatérielle, les Etats-Nations africains, nouvellement édifiés ou en voie d'édification, n'ont pas su ou n'ont pas pu arrimer le processus de patrimonialisation sur le territoire, en consacrant la reconnaissance des attributs et valeurs culturels vernaculaires et ethnographiques, dans la représentation et le discours officiels. Pourquoi les Etats et les peuples africains indépendants n'arrivent toujours pas à créer les réflexes et les ressorts qui autorisent la formulation d'un nouveau paradigme, qui assurerait la translation d'une logique monumentale, trop longtemps soutenue par les chartes et les épistémès d'écoles et de courants de pensées, à une nouvelle logique plus éthique, qui ouvre l'accès à des approches renouvelées de mise en cohérence, voire même de correction du processus historique de patrimonialisation ? Le patrimoine culturel et naturel africains n'est pas encore envisagé dans la perspective d'une production sociale et d'une construction collective, détachées de l'arrimage conceptuel occidental. De la désintégration «atomique» des Nations Les pouvoirs politiques africains postcoloniaux, par obstination ou accommodement thérapeutique, ont consumé leur œuvre d'affirmation d'une gouvernance démocratique ajustée au modèle de l'Etat-Nation finissant ou en voie d'élaboration. L'ancrage au territoire et à l'identité a été vite rattrapé par une reformulation planétaire de la gestion des affaires du monde à partir de centralités diffuses. Ce n'est plus à l'arpentage que se mesurent les espacements et la portée de l'action dans la nouvelle gouvernance planétaire. Nous assistons, impuissants, non pas à l'effondrement des sociétés africaines dans ce qu'elles ont de fondamentalement biologique, mais à la décomposition de leur quintessence morale et éthique, cette substance impalpable qui a su préserver, jusque-là, leur humanité : la culture, dans son rapport à la mémoire et l'oubli, selon la fameuse maxime : «La culture c'est ce qui reste quand on a tout oublié». L'Afrique est impuissante face à ce processus de désintégration «atomique» des Nations. Quelle attitude observer devant ces premières esquisses d'un nouveau modèle de gouvernance qui se met subrepticement en place sur des paradigmes qui bousculent inéluctablement les classifications établies, les cadres de pensée et les modes de gestion arrêtés ? Le territoire a cessé d'être géographique et les identités se sont affranchies du carcan minéral et de l'ancrage archéologique pour se fondre et se confondre dans la fluidité des sonorités et la ductilité des ondes parfumées qui traversent et infiltrent tous les espaces, à un rythme ininterrompu, en investissant les corps et aiguisant les instincts les plus profonds, en quête de cette ultime communion qui réalise la nouvelle territorialité écologique. Un nouvel être collectif créé dans l'affect et non la raison Les nouvelles recompositions multiples, imposées en mode de gouvernance, augurent d'un nouveau monde dont les premières gesticulations nous apparaissent comme autant de préjudices et de dommages à un ordre mondial consensuel, scellé il y a plusieurs millénaires sinon des millions d'années (l'Afrique berceau de l'humanité). Un nouveau vocabulaire conceptuel et une grammaire virtuelle sont nés pour produire ce transfert de la mémoire visuelle à la sollicitation sensorielle et émotionnelle, une nouvelle prophétie annonciatrice de rupture, pour une médiation et une communication globalisée, diasporique et trans-territoriale. C'est dans ce processus et ce mouvement que se conçoivent désormais les corrélations, par l'entremise des nouvelles technologies numériques de captation et de transmission de l'expérience sensible. Dans ce processus de transfert d'une nouvelle morale, ultime religion, des vagues humaines successives remontent depuis les profondeurs africaines vers les horizons éthérés du Nord, bravant les grandes avenues terrestres et maritimes à la recherche de cette nouvelle territorialité. Le retour aux «vérités scientifiques et technologiques» Se déplaçant de la sphère classique de l'idéologique et de l'économique, le débat s'est installé désormais sur l'orbite du questionnement civilisationnel, mettant en équation les types de rapport entretenus, non pas entre les hommes et leur environnement, mais entre l'espèce humaine, dans ses attributs métaboliques incompressibles, et la nature comme espace de production des ressources vitales, dans une sorte de radioscopie que seuls les scientifiques mandatés détiennent les clés de lecture et les codes d'accès. Une nouvelle vision du monde, fondée sur les «vérités» scientifiques et technologiques, s'est mise discrètement en place, soutenue par une puissante machinerie électronique qui agit sur les combinaisons complexes et les accélérateurs et ralentisseurs des processus métaboliques. De nouveaux rapports de force se construisent, et à leur tête, des groupements constitués d'éminents hommes de science, qui ont annoncé une menace imminente sur la santé de la planète, provoquant une prise de conscience planétaire qui a abouti à la création de la notion de «sustainable development» ou «développement durable», qui sera à l'origine de la convocation, en 1992 à Rio de Janeiro, du Sommet de la Terre, ou Conférence des Nations unies sur l'environnement et le développement (Cnued). Usant de l'opportunité de cet important forum mondial, ces groupes de pression dénoncent «l'émergence d'une idéologie irrationnelle qui s'oppose au progrès scientifique et industriel et nuit au développement économique et social». Pour la première fois, une alliance sacrée est scellée entre la science et l'industrie, considérée comme seule voie salutaire pour l'humanité susceptible de «venir à bout, par elle-même et pour elle-même, de fléaux tels que la surpopulation, la faim et les pandémies» «Appel de Heidelberg». Une nouvelle cartographie planétaire est ainsi dessinée, et le mal bien «géoréférencé» : promoteurs du savoir, de la science et de la technologie, d'une part, et héritiers de l'ignorance qui menace la planète, d'autre part, s'invitent à un consensus sur le partage de la «dette écologique» non plus au titre d'un patrimoine commun de l'humanité, mais à celui de la responsabilité partagée sur un bien commun. Le débat «écologique», sous ce rapport antagonique, s'est installé, non plus sur le terrain de l'approfondissement des idées, mais sur celui des indicateurs cibles des responsabilités de la crise écologique, dont la croissance démographique du Sud, et les dérèglements politiques et sociaux liés aux effets de la décolonisation sont les deux exemples les plus illustratifs. Les progrès exponentiels réalisés, notamment, dans les domaines de la numérisation et de la biotechnologie, vont bouleverser l'ordre et les échelles classiques de mesures, dépassant les entendements humains de la coexistence civilisationnelle et culturelle, et produire de nouvelles convictions arrimées à une nouvelle vision dogmatique du monde, celle de la nécessaire croissance, par le marché libre de la Nature, qui garantirait la sortie de crise, considérant que la gratuité des services produits par la Nature, est le principal agent de sa dégradation. Dans cette historiographie écologique, l'Afrique, déjà labellisée pour la notoriété d'un patrimoine universel, dont il faille assurer la transmission aux générations futures, n'est plus interpellée, pour assurer les constructions socio-spatiales locales dans une dynamique de conciliation entre les exigences de la conservation et les impératifs de l'innovation, qui garantirait la cohésion sociale et la consolidation des Etats postcoloniaux dans leur formulation juridico-administrative. Elle est sommée, aujourd'hui, de souscrire au registre de la comptabilité environnementale (changements climatiques, conservation de la biodiversité, désertification...), dont les deux indicateurs d'évaluation sont l'individu en tant qu'organisme — en sa qualité de terrien — et sa relation à la nature (surface terrestre occupée productive de terre et d'eau). En Afrique, cet exercice comptable affectionne particulièrement les lieux de discontinuités (frontières entre Etats, groupes ethniques, sociaux) où s'expriment avec acuité les phénomènes d'affaiblissement des solidarités et se produisent des foyers de tensions, profitant des chevauchements existant entre des découpages territoriaux artificiels, hérités de la colonisation, et des limites historiques et culturelles où s'entretient en permanence une fusion entre les populations et leur espace géographique, dans un rapport le plus souvent mythique ou religieux. C'est en ces lieux où se perçoit la forte identification des populations à leur espace (espace historique), qui s'oppose, le plus souvent, à une faible imprégnation administrative et institutionnelle du territoire (dichotomie entre sédentarité et mobilité ; insuffisance de l'encadrement, choix de développement inadapté, forte militarisation). Cette discordance a été, jusque-là, contenue par une gestion physique du territoire, grâce au langage matériel de l'espace et à sa visibilité ; mais aujourd'hui, les enjeux géostratégiques contemporains sont fondés sur la dématérialisation et la déterritorialisation des valeurs culturelles et identitaires, utilisant un langage de plus en plus virtuel, véhiculant non plus des entités matérielles mais des flux et des idées. C'est en ces lieux, aussi, que se concentrent les intérêts multiples (tourisme, recherche scientifique, solidarités associatives), que se fabriquent et que se tissent de nouveaux rapports sociaux informels, mettant en connexion le trafic illicite des biens culturels, de la drogue, des armes et des marchandises, le tout participant à l'affirmation de la territorialité historique (informelle) au dépend de la représentativité politique et administrative. De la défense culturelle du territoire Face à ces enjeux politiques géostratégiques contemporains et dans la perspective de l'Agenda 2063, il serait intéressant et utile d'examiner de plus près l'une des réponses apportées à cette question, par l'Algérie, à travers un nouveau concept, celui de la défense culturelle du territoire. Envisager la défense du territoire sous l'angle de la culture, c'est nécessairement s'inscrire dans une perspective de sauvegarde des périmètres de souveraineté de l'Etat-Nation, partant du principe que le territoire, en tant qu'espace culturel, est le lieu fondateur de l'identité nationale et que le niveau d'appropriation du territoire par les hommes est le postulat nécessaire au maintien de la cohérence identitaire et de la production de la continuité historique. A la différence des identités qui n'ont pas d'ancrage et de soubassement spatial, l'identité africaine est, de par son histoire profonde, puissamment ancrée à son espace géographique grâce à l'interaction permanente avec ses référents culturels matériels et symboliques (lieux sacrés, monuments, itinéraires, paysages...). Les périmètres de souveraineté : de la fabrication des cohésions à la production des ruptures Les périmètres de souveraineté qui, aux échelles locale, régionale, nationale et même supranationale, délimitent et organisent les systèmes de relations entre les hommes et leur espace (frontières, itinéraires, parcours, villes, villages, quartiers...), sont les lieux où se fabriquent les cohésions et où se produisent également les ruptures. C'est en ces lieux, ou discontinuités comme les appellent les politologues, que se jouent, aujourd'hui, sous les signes vertueux de la globalisation, les stratégies pernicieuses d'affaiblissement et d'atomisation des solidarités multiples. La défense culturelle du territoire consiste alors à apporter les réponses culturelles, qui assurent et garantissent, d'une manière permanente, la préservation de ces articulations du territoire face aux agressions multiformes, brutales ou insidieuses, telles les appétits expansionnistes, les tentatives de déstabilisation internes et externes, les migrations de masse, et tout particulièrement la tendance uniformisante de la globalisation économique, financière et informationnelle, qui ne cesse de redessiner et reconfigurer les frontières géoculturelles, géoéconomiques et géopolitiques dans le sens d'une plus grande fluidité des flux et des échanges. Nous vivons, en effet, une nouvelle mise en réseau géoéconomique des territoires qui va entraîner inévitablement une requalification des espaces et une redistribution des hiérarchies et des solidarités sociales, historiques et culturelles, en rendant de plus en plus caduque la fonction de territoire. C'est face à cette menace de démaillage des liaisons historiques et culturelles — perspective dite d'universalisation des flux et des échanges — qu'une stratégie de défense culturelle doit être élaborée. C'est dans l'ancrage territorial que se conçoit la construction identitaire, à travers la mise en réseau permanente des lieux patrimoniaux et symboliques matériels et immatériels. Devant les nouvelles menaces de fragilisation et de dislocation des différentes formes de solidarités territoriales, qui ont mis des millénaires à se sédimenter, l'Afrique, doit développer une politique de défense culturelle du territoire fondée sur la patrimonialisation des référents identitaire et territorial. Cette politique doit être en totale rupture avec les schémas préétablis, inspirés de l'ancien colonisateur, qui a confiné la qualité patrimoniale aux seules valeurs esthétiques et artistiques (œuvres et ouvrages monumentaux). Le patrimoine culturel et naturel doivent renvoyer désormais à deux notions fondamentales : l'identité et le territoire et s'inscrire dans le cadre d'une planification territoriale à l'horizon 2063. En 2010, l'Algérie a adopté une loi (n°10-02, du 29 juin 2010) sur le Schéma national d'aménagement du territoire (Snat) qui énonce que «l'organisation spatiale du système patrimonial doit faire ressortir la distinction entre l'aménagement de l'espace géographique qui colle à la réalité d'un découpage administratif et la fabrication permanente du territoire par les hommes porteurs d'identités et de cohésions sociales» (p.14). Une disposition juridique qui appelle nécessairement de grandes reformulations dans les législations nationales sur la protection, la conservation, la sauvegarde et la valorisation des patrimoines culturel et naturel. Les parcs culturels : une nouvelle forme de défense des territoires Face à ces enjeux de territoires, l'Algérie a institué une nouvelle catégorie de protection : «Le parc culturel». Une notion de protection d'espaces géographiques où s'imbriquent et se juxtaposent, dans une configuration intelligible, les différentes valeurs culturelles et naturelles. Ces espaces sont justement le lieu où se combinent et s'affrontent les territoires administratifs et les territoires historiques. Ces derniers perpétuent les traditions et les cultures ancestrales. Le parc culturel est alors un instrument de protection qui réalise la cohérence entre ces deux dimensions. Le parc culturel est le résultat d'un processus d'humanisation de l'espace ; il est observé et appréhendé en tant qu'objet culturel ; il est une œuvre collective en continuelle recomposition, un produit historique des interrelations entre les populations, leurs activités, leurs représentations mentales et l'environnement qu'ils partagent. C'est partant de cette identification que sont déterminées les règles d'organisation de l'espace et précisées les structures qui gouvernent ces espaces. Partant de l'expérience acquise aux parcs nationaux du Tassili n'Ajjer (créé en 1972) et de l'Ahaggar (créé en 1987), trois autres parcs culturels ont été créés, en 2010, les parcs de Tindouf, du Touat-Gourara-Tidikelt et de l'Atlas saharien, pour contenir, dans la même perspective, des espaces oasiens caractéristiques et consacrer l'interactivité des intervenants à travers l'établissement d'instruments de gestion appropriés. Les deux parcs culturels de Tindouf et du Touat-Gourara-Tidikelt encadrent un véritable itinéraire culturel transsaharien marqué par tout un jalonnement de traces matérielles et de traditions encore vivantes exprimées par des groupes ou des individus détenteurs de savoir et de savoir-faire, et transmis oralement notamment à travers l'artisanat, l'architecture, la musique, la danse, les rites, les coutumes et autres manifestations sociales et culturelles. C'est la Route des Ksour, celle des antiques routes commerçantes du Sahara et qui traverse, dans sa partie algérienne, quatre grandes wilayas du Sud-Ouest algérien (Béchar, Adrar, Ghardaïa et Ouargla). Ces hauts lieux de la mémoire saharienne, bien que fortement affectés par un renversement d'équilibre, ont su maintenir et perpétuer, dans la religion et la tradition, les gestes et les réflexes socioculturels qui déterminent les valeurs de leur identité culturelle, tels la cérémonie du Sboue de Timimoun et le spectacle d'Ahellil en vénération de Dieu et de ses saints qui réalisent une véritable communion et un ressourcement nécessaire à la survie et à l'évolution de populations ayant fait des contraintes du milieu physique le fondement de la solidarité, de la rigueur et de la discipline. Le parc culturel de l'Atlas saharien a été créé autour de valeurs archéologiques et historiques (gravures rupestres, ksour, sites et monuments) et leur relation au paysage et aux ressources naturelles. Au-delà de l'intérêt particulier porté à la patrimonialité de cet espace, le parc culturel est une mesure de préservation d'un espace mental, dans sa configuration générale : systèmes de parcours et d'organisation des transhumances sur les piedmonts sud de l'Atlas saharien, qui réalisent, depuis des millénaires, un équilibre social et écologique en maintenant et reproduisant la cohésion d'une agrégation de communautés. La défense culturelle du territoire consiste à réaliser la conciliation entre les impératifs de l'administration et du développement (Administration) et les exigences historiques d'un territoire à fort ancrage spatial (parc culturel), de manière à réduire les écarts entre les significations administratives et historiques du territoire et éviter toute forme de manipulations au nom du concept de «peuples» ou de «minorités autochtones», si cher aux concepteurs des nouvelles territorialités et des méthodes de mise sous tension des espaces de vulnérabilité. Mais encore faut-il que le concept «parc culturel» ait maintenu le contenu et le sens qui lui avaient été conférés dans cette stratégie de défenses culturelle du territoire. Il est, par ailleurs, regrettable que parmi les matériaux et les paramètres qui ont présidé à l'élaboration du Schéma d'aménagement du territoire (Snat), les identifiants et référents culturels du territoire, n'aient pas été intégrés dans le processus d'élaboration des scénarios, comme éléments pouvant servir aux lectures des modèles de recomposition et de redistribution territoriale. Dans son chapitre patrimoine culturel et archéologique, le Snat a réduit l'Algérie à un simple support d'implantation et de distribution de vestiges archéologiques n'intéressant que la curiosité de touristes : «L'Algérie recèle un patrimoine très riche, témoin du passage de différentes civilisations anciennes.» Une sentence récurrente qui présente l'Algérie comme un espace qui n'a d'existence qu'à travers les civilisations successives qui l'ont traversée depuis des millénaires : l'Algérie punique, l'Algérie romaine, l'Algérie vandale, l'Algérie byzantine, l'Algérie chrétienne, l'Algérie musulmane, l'Algérie française et enfin l'Algérie nationale. Un espace sans consistance et sans individualité, dans une approche qui prône la négation du territoire comme lieu de mémoire et d'identité. Comme si notre pays se réduisait à un simple terrain de passage. L'Algérie nationale ne saurait être une tendance et encore moins le terme d'un processus ou d'un déroulement «de conquêtes et de colonisations». Elle est un état de consistance géographique, territoriale et humaine : un héritage à la fois matériel et immatériel, multiforme et multidimensionnel, résultat d'œuvres et d'ouvrages de ses enfants depuis l'homme de Aïn El-Ahnech, jusqu'aux bâtisseurs d'El-Mansourah en passant par Massinissa et les hommes du Tassili. La perspective d'une valorisation économique et d'une promotion touristique du patrimoine culturel est une option, certes, nécessaire, mais elle doit être sous-tendue par un réel respect des valeurs culturelles et la garantie d'une planification territoriale durable, celle d'un espace où se sont établis nos ancêtres depuis les temps les plus reculés de la Préhistoire et où ils ont produit la substance identitaire qu'est le territoire algérien.Au désengagement de la bande littorale, au redéploiement des populations sur les Hauts-Plateaux et le Sud, au rééquilibrage de la distribution des activités et des moyens de développement et la valorisation des Hauts-Plateaux et du Sud, doivent être apportées des réponses à la culture pastorale, au nomadisme, aux écosystèmes actuels, aux niches écologiques et chaînes alimentaires qui se sont constituées depuis des millénaires sinon des millions d'années. Tout schéma national d'aménagement du territoire doit s'inscrire, d'abord, dans une perspective de reconstruction et de réhabilitation de la mémoire et de l'Histoire, en plaçant le pays dans une perspective de progrès et de développement durable respectueux des valeurs identitaires du territoire. Recommandation : la stratégie de défense culturelle d'un territoire de plus en plus dynamique et dont les discontinuités multiples appellent une appropriation de l'espace, permanente et chaque fois renforcée, commande à l'Etat algérien la mise en place d'une structure ou d'un organe d'importance, à caractère stratégique, articulé autour des secteurs de la Défense nationale, de l'Intérieur et les Collectivités locales, de la Culture, et de l'Aménagement du territoire et l'Environnement. Cet instrument constituerait un observatoire national destiné à créer la synergie entre les acteurs intervenant dans la politique de gestion du territoire et à coordonner les programmes de mise en œuvre. M. B. (*) Directeur de recherche en préhistoire et géologie du Quaternaire.