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Développement durable et préservation du patrimoine, un même défi
Selon le Dr Bensenouci El Ghaouti, spécialiste en esthétique architecturale
Publié dans La Tribune le 09 - 10 - 2010

Entretien réalisé par notre correspondante à Tlemcen
Amira Bensabeur
LA TRIBUNE : D'emblée quelle lecture faites-vous du développement durable et le patrimoine en Algérie ?
Dr Besenouci El Ghaouti : La réhabilitation fonctionnelle correspond à une évolution volontaire des fonctions d'un édifice choisi par les acteurs publics pour être revalorisé et considéré comme un héritage bâti. Tout au long du XXe siècle, les usages des monuments et des maisons traditionnelles présents au cœur des quartiers des villes anciennes sont modifiés, sélectionnés et inventés afin de répondre à des impératifs idéologiques, économiques ou sociaux. Depuis le début des années 1990, la réhabilitation fonctionnelle en Algérie s'affirme comme un véritable outil d'aménagement étatique, œuvrant au nom de la sauvegarde patrimoniale et surtout du développement touristique, façonnant peu à peu l'espace urbain. Mais certaines réticences, sensibles à la sacralité des lieux, nous rappellent que ces derniers sont porteurs de valeurs parfois en contradiction avec celles que l'Etat propose. Cela suscite indubitablement la question de «l'économie» de l'échange entre les principaux acteurs d'un champ politico-social, c'est-à-dire l'anthologie d'un choix façonné sur un parcours millénaire à partir de prétentions idéologiques et esthétiques. Autour de ce choix gravite une série de questions relatives aux variantes des sources dans leur revendication multidimensionnelle, au contexte colonial, au conflit des langues et des cultures, au concept de l'indépendance, à celui de la mondialisation, etc.D'un point de vue urbain, réhabiliter désigne «l'ensemble des procédures visant la remise en état d'un patrimoine architectural et urbain longtemps déconsidéré et ayant récemment fait l'objet d'une revalorisation économique, pratique et/ou esthétique», ce qui consiste à lui «donner à nouveau droit de cité».
Un droit de cité accordé à un patrimoine dévalorisé mais qui, réhabilité, retrouve une place, un rôle, un usage au cœur de la ville. Mais alors qui réhabilite ? Qui met en œuvre ces «procédures» ?
La réhabilitation est-elle une action délibérée, encadrée, contrôlée ?
En effet, elle est initiée par des acteurs publics : l'Etat choisit les constructions qu'il faut revaloriser ou non. La réhabilitation est donc un acte sélectif et politique qui permet à l'Etat de marquer le territoire de son empreinte. La protection du patrimoine serait ainsi une opération ségrégative qui tend à privilégier, à soumettre à une règle spécifique des espaces déterminés en fonction des intérêts de l'Etat. Elle serait vraisemblablement le moyen pour l'Etat d'imposer, selon ses propres logiques, sa définition du patrimoine, de l'héritage, ce qu'il faut conserver ou non. Car, en choisissant de préserver certaines constructions jusqu'alors déconsidérées, l'Etat leur reconnaît à la fois un «droit de cité», mais aussi un «droit à l'historicité», un droit à exister et à perdurer en tant qu'héritage.
La connaissance des conditions de vie sur le plan social, économique, culturel et politique d'une société ou d'un groupe de populations donné, de leurs comportements, de leurs aspirations, etc. est d'une nécessité impérieuse en vue d'établir des politiques judicieuses et
efficientes. Depuis le sommet de la Terre de Rio, les gouvernements, les organisations internationales, les autorités locales, les entreprises, les groupes de citoyens et les individus ont consenti d'énormes efforts pour une meilleure mise en œuvre des mécanismes de développement durable afin d'équilibrer, d'une part, les besoins économiques et sociaux et, d'autre part, le potentiel des ressources terrestres et des écosystèmes. La plupart des activités économiques nécessitent un certain niveau d'emploi des ressources naturelles et laissent inévitablement des traces indélébiles sur les écosystèmes. La surexploitation des ressources naturelles a atteint un tel niveau rendant de nombreux écosystèmes incapables de se régénérer et de survivre. Ceci démontre combien toute réflexion urbanistique sur un développement durable du patrimoine bâti doit impérativement prendre en compte une gestion économe des «matières premières», qu'il s'agisse d'espace (formes urbaines, densité d'occupation), de matériaux (constructions existantes), d'énergie (réduction des déplacements), etc. La préservation de la morphologie urbaine, l'utilisation pertinente des potentialités spatiales et techniques des bâtiments existants – en d'autres termes la gestion adéquate et rationnelle du patrimoine urbain, pris dans sa définition la plus large de matière première non renouvelable– sont autant de principes s'inscrivant parfaitement dans la notion de développement durable. Dans cette réflexion, la conservation du patrimoine acquiert une signification qui transcende les enjeux historiques ou esthétiques, pour intégrer les grands défis de la ville future en opposition avec la préservation d'un «décor urbain» qui a trop souvent mené à des dérives, comme le «façadisme» ou le «syndrome Disney», niant complètement la valeur «matérielle» du patrimoine. Cette réflexion exclut néanmoins toute conservation strictement muséale. L'attrait d'une ville émane de la diversité de ses architectures, de ses espaces verts et non bâtis…
Donc intégrer ces actions dans la vie contemporaine signifie aussi les continuer…
Cette continuation se construit par la différence, à condition que la juxtaposition des signes relève d'une juste articulation. Les éléments contemporains, construits ou plantés, réputés valorisants pour la ville, le deviennent effectivement à condition de respecter ce principe et les règles morphologiques que sous-tend celui-ci. Ils ne peuvent l'être lorsqu'ils sont fichés dans le tissu urbain comme des objets indépendants et autonomes. La remarque vaut encore davantage pour les interventions sur le patrimoine protégé auquel la collectivité a conféré un statut rare et particulier. Toute articulation pertinente s'inscrit également en faux contre l'exclusion mutuelle : elle suppose le dépassement des antagonismes et des contradictions. La recherche de la coexistence et de la compatibilité passe par l'établissement, au cas par cas, d'une hiérarchie des priorités refusant l'assimilation ou l'amalgame – c'est-à-dire toute banalisation.
Trouver le juste rapport entre une tradition urbaine millénaire et les mutations rapides de notre environnement, de nos mentalités, de nos comportements, devrait être au centre des préoccupations quotidiennes des décideurs et de leurs interrogations à tous les niveaux. La capacité d'une société de se ressourcer, de se renouveler en portant plus loin les valeurs culturelles et sociales qui font sa spécificité et sa richesse se mesure à la manière critique et inventive dont elle préserve son passé pour y fonder son avenir.L'Algérie, exemple d'Etat qui s'est profondément transformé, passant d'un modèle de développement autocentré et urbano-industriel à une libéralisation masquée en œuvre depuis les années 80, ce pays dont l'économie est prospère mais où les citoyens se sont appauvris, attend une relance économique efficace et territorialement rééquilibrée. Ce pays à la riche histoire, aujourd'hui décru par l'intensité de l'émigration de ses jeunes du fait des faibles opportunités locales, compte une population rurale encore importante et peu productive, un tissu industriel au bilan modeste. Le secteur des services se porte bien mieux, et le pays parie sur un éveil touristique, s'appuyant sur une amélioration notable des infrastructures, notamment routières.
Qu'en est-il de la durabilité et du patrimoine ?
Inverser le processus de dégradation qui affecte les centres historiques est une entreprise difficile : elle nécessite des modifications importantes dans l'appréciation sociale du patrimoine urbain, des politiques et des pratiques des gouvernants. Les interventions pour la réhabilitation du patrimoine urbain, afin d'être effectives et utiles, ne doivent pas seulement réhabiliter la structure physique des centres historiques (espaces publics et bâtiments emblématiques). Elles doivent aussi dynamiser les processus sociaux et économiques en vue d'une utilisation efficace de l'ensemble des édifices et structures et pour les entretenir de façon adéquate. Cependant, lorsqu'il s'agit de définir des stratégies pour promouvoir la reviviscence du patrimoine architectural urbain, on s'interroge beaucoup sur la part des responsabilités. Une réflexion sur les expériences internationales de préservation du patrimoine et de revitalisation des quartiers historiques suggère trois chemins principaux pour promouvoir les changements nécessaires. Il s'agit de la revitalisation de secteurs historiques (édifices et espaces publics qui forment un ensemble cohérent) avec une large participation de tous les acteurs, du fait de leurs capacités à générer des projets durables à long terme (ces projets impliquent des défis institutionnels importants étant donné la diversité des protagonistes concernés et les longs délais nécessaires pour réaliser les investissements), de la protection du patrimoine en tant que catalyseur de processus majeurs de revitalisation urbaine, en raison de sa capacité à générer des bénéfices généraux de
développement urbain, de la promotion de la réhabilitation moyennant des motivations (exonérations fiscales) ou des régulations, stratégie qu transfère une part importante de l'effort de protection au secteur privé et aux organismes de la société civile.
Est-ce que la notion de développement durable est née d'une inquiétude bien partagée ?
Oui. Celle d'un développement économique mondial entraînant un amenuisement et une dégradation des milieux ambiants. Pour cela, le développement durable peut être défini comme étant un développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre le futur. En ce sens, toute définition du développement durable doit inclure trois dimensions interdépendantes (économique, sociale et environnementale) qui constituent sa base. Tous les efforts visant la promotion du développement durable doivent soutenir les trois dimensions en même temps. La première composante de développement durable (DD), l'économique, exige de la société qu'elle opte pour une croissance capable de générer durablement un accroissement du revenu réel, au lieu des politiques qui débouchent sur l'appauvrissement à long terme. Déjà Paul Hawken décrit la durabilité comme un état économique dans lequel les demandes imposées à l'environnement par la population et le commerce peuvent être satisfaites sans que l'on doive réduire la capacité de subvenir aux besoins des générations futures. La deuxième composante de DD, la sociale, est basée sur l'égalité des chances. Ceci veut dire que, dans une société donnée, une croissance viable à long terme nécessite un partage des chances qui permette à chacun d'accéder à une qualité de vie minimale en termes de sécurité, des droits de l'Homme et d'avantages sociaux. La dimension sociale de DD exige également la participation active sur le plan politique de tous les secteurs sociaux ainsi que la responsabilité du gouvernement devant l'ensemble du public en ce qui concerne la mise en place des mesures sociales. La dernière dimension du DD est fondée sur la nécessité de préserver l'environnement et, partant, à long terme des systèmes et des infrastructures urbaines et écologiques qui conditionnent la vie des individus.
Qu'exige donc ce constat ?
Eh bien, écoutez, ce constat exige que les biens et services environnementaux soient utilisés de façon à ne pas diminuer la productivité du milieu naturel ni à affaiblir la contribution de ces biens et services au bien-être de l'humanité. Dans un contexte mondial marqué par une forte croissance des villes et des mégapoles, où vivront bientôt la majorité des habitants de la planète, la maîtrise du développement urbain devient un enjeu essentiel, tant pour les politiques d'urbanisme, d'habitat et de construction que pour l'organisation des services essentiels (eau, électricité, transports). Cela conduit à des perspectives intéressantes pour la définition d'une politique de développement durable.
Selon vous, quel contenu doit avoir une politique urbaine de développement durable ?
Il s'agit d'une politique qui prend sa source dans une connaissance approfondie des patrimoines. En effet, la formation des patrimoines culturels matériels et immatériels n'existe que dans la durée et exige un fort investissement permanent sur les milieux naturels. Il est essentiel de souligner que ce sont les ruptures dans la transmission des savoirs qui nous conduisent trop souvent à construire sur des bases erronées, décalées ou insuffisantes. Nous le constatons notamment dans les champs si visibles de l'urbanisme, de l'aménagement, de la construction. Mais, c'est la même chose dans d'autres domaines, par exemple ceux de l'éducation, de la culture. La politique du patrimoine ne peut se passer de l'histoire du milieu dans lequel elle s'inscrit. C'est aussi une politique qui doit s'enraciner dans les territoires. La diversité des territoires ne doit pas aboutir à la fragmentation des espaces. La durabilité de nos actions reste liée à notre capacité à intervenir aux bonnes échelles, à savoir articuler entre elles les échelles pour aller vers la cohérence, la synergie et le mouvement. En matière de politique urbaine, nous allons de la rue au quartier, à l'agglomération et inversement. Nous devons rechercher les liens, les complémentarités entre territoires en diffusant les valeurs repérées, les éléments positifs d'un territoire à l'autre. Dans cette perspective, le rapprochement entre le développement touristique des sites et la politique du patrimoine est particulièrement intéressant. Il permet de structurer un développement urbain harmonieux autour de sites attractifs. Aussi la cohérence des espaces est-elle la première règle à respecter pour que la politique du patrimoine soit réussie. C'est, enfin, une politique qui doit prendre en compte les populations dans leur diversité, particulièrement les plus défavorisées pour les relier aux autres et les entraîner dans les réseaux d'éducation, de culture, de développement. L'exode rural et la transition démographique ont provoqué une explosion démographique dans la ville de Nedroma, dans laquelle la structure urbaine n'était pas assez solide pour recevoir ces nouvelles populations. A l'urgence des problèmes d'habitation n'a pas répondu une politique patrimoniale adaptée, concertée, et surtout durable. Il existe donc une menace de destruction du patrimoine urbain par les nouvelles populations, qui risque de freiner -voire de bloquer- le développement de la ville. La pérennité des politiques d'aménagement repose ainsi sur la lutte pour l'intégration des plus marginalisés. C'est en ce sens que la durabilité est synonyme de progrès social et culturel, que la sauvegarde du patrimoine des villes est indissociable d'une politique de développement durable.
Quels sont les acteurs devant intervenir dans le développement durable ?
La mise en œuvre d'une politique de développement durable passe par ce qu'on a appelé le «projet d'aménagement et de développement durable» qui s'identifie à un document stratégique. Ce document s'établit à partir de trois domaines de connaissance, à savoir le patrimoine, le territoire et la population. Il est fondé sur des analyses clairvoyantes et exhaustives et trouve toute sa force et sa légitimité dans la dimension égalitaire qu'il doit prendre tout au long de sa gestation. Un projet professionnel solide n'a de chances d'être réalisé que s'il est pris en charge par les habitants, qui se l'approprient afin qu'il devienne une référence permanente pour l'action des multiples acteurs. Le programme de la ville de Fès en est un sérieux exemple. La réussite d'un projet tient tout autant à la légitimité qu'il a pour les habitants qu'à sa mise en œuvre concrète. Les acteurs du développement se situent à plusieurs niveaux.
Les organisations internationales en charge du développement (Nations unies et Union européenne) -avec leurs fonds d'intervention et leurs opérateurs- jouent un rôle majeur dans l'éducation et la culture (Unesco). Il ressort toutefois des différentes interventions que le soutien des États aux institutions internationales reste très en deçà du niveau requis. Les grandes conférences internationales telles que celles de Rio, de Johannesburg et de Kyoto ont, toutes, mis l'accent sur les constats dramatiques de l'état de la planète concernant l'environnement. Pourtant, la réussite de la session «Villes et patrimoine», organisée par l'Unesco, montre bien qu'il existe une prise de conscience (par de nombreux acteurs) de l'utilité d'une coopération internationale autour de la sauvegarde et de la réhabilitation du patrimoine, vecteurs de cohésion sociale, de protection et de promotion de cet environnement. Le développement remarquable d'actions bilatérales et de coopérations décentralisées, que favorisent de plus en plus certains États, constitue par ailleurs une nouvelle voie pleine de promesses qu'il faut étendre et mieux organiser en y insufflant une participation active des collectivités locales et des populations. Citons encore le rôle des agences d'Etat et des ONG qui s'inscrivent dans cette démarche de terrain dans les multiples domaines de la protection du patrimoine.
Avec quels outils tous ces acteurs peuvent-ils intervenir ?
D'abord, les outils juridiques qui donnent la légitimité nécessaire à toute intervention. On peut citer les grandes conventions internationales, par exemple la convention de 1972 sur le patrimoine universel de l'humanité et les conventions bilatérales de coopération entre Etats et entre collectivités territoriales. A cela s'ajoutent les outils techniques que sont les instruments de la planification et de la programmation, à savoir les schémas de cohérence territoriale, les plans locaux d'urbanisme, les plans de sauvegarde et de mise en valeur, les zones de protection du patrimoine, les chartes des parcs naturels. Et, enfin, les outils d'intervention que sont les fonds d'aides aux populations alimentés par des taxes locales et des dotations nationales et internationales, qui sont nécessaires à la coordination entre les politiques sociales et urbanistiques.
Le sujet est, certes, très vaste, mais si on se contente de cette analyse, quelle serait votre conclusion ?
Notre société et notre civilisation se fondent sur des langages, des savoir-faire, des rites, des représentations du monde (littérature, dessin, constructions…), de connaissances. Le processus de civilisation et la culture sont de ce fait indissociables. Le développement durable doit donc être considéré comme un nouveau projet de société, une nouvelle étape pour l'organisation des activités humaines, une nouvelle règle de jeu qui mettra le développement au service du développement social et de la lutte contre les inégalités, tout en limitant notre impact écologique sur notre planète, grâce à l'économie des ressources naturelles et la limitation de nos rejets. Il est donc porteur d'une nouvelle culture qui doit irriguer nos modes de vie, nos modes de production et de consommation, mais aussi
l'ensemble des sciences. En définitive, le concept de développement durable doit prendre une dimension concrète et opérationnelle à tous les degrés. Il s'agit d'une politique globale qui, dans sa dimension locale, devra être portée par les collectivités locales et les habitants, mais qui pourrait trouver en même temps un soutien actif de la coopération internationale. Au-delà de ses aspects techniques, cette politique n'aurait de sens, cependant, que si elle s'inscrit dans une démarche d'explication, de compréhension et de participation permanentes.


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