Que les lecteurs ne s'y trompent pas, ce livre n'est pas seulement «à l'usage des gendres et belles-filles soucieux de préserver la paix de leur ménage» (sous-titre de la une de couverture). Bien au contraire, l'essai devrait intéresser tous les amoureux de la littérature. Le bel esprit des uns et l'inlassable curiosité de tous les autres pourront ainsi apprendre tant et tant de choses nouvelles «sous le soleil de la belle-mère», en même temps que de se délecter de la musique, de la langue et de la prose jubilatoire de Ahmed Zitouni. Car il s'agit aussi d'un exercice de virtuosité pure. Tout l'art de jongler avec les mots, en plus de l'emploi nouveau et hardi que l'écrivain fait des mots. Une prose tout en pétillements, en éclats vifs, pleine de verve, de passion, d'éloquence, d'invention, et riche d'humour, de fantaisie créatrice. Et comme il s'agit d'un essai sur un «monstre incomparable» (pris au sens de «monstre sacré», rectifie l'auteur), Ahmed Zitouni s'attachera à prouver qu'il maîtrise parfaitement le sujet qu'il va développer. La démonstration mathématique, ici, c'est la démonstration d'une vérité que l'ignorance, le mensonge, l'absurdité, les bobards, les contes, la fausseté, les apparences, la fiction, les traditions, les médias, les religions, les sociétés, les familles, etc, ont depuis toujours occultée, travestie, tue, combattue ou vouée aux gémonies. Cette vérité-là, celle que l'auteur est allé chercher au fond du puits, et avec toute son âme, est la suivante : «L'enfer, ce n'est pas la belle-mère. C'est un monde sans belles-mères.» Belle façon de sortir des sentiers battus ! Ne pas prendre le droit chemin. Le cerveau du lecteur commence à se bouger les neurones, à quitter ses pantoufles. «Eloge de la belle-mère» est déjà un titre qui invite à sortir du «prêt-à-penser» pour explorer de nouvelles pistes, de nouvelles idées, à s'aventurer dans l'imaginaire tout en prenant plaisir à caresser, à rebrousse-poil, les opinions préconçues qui s'opposent à l'émancipation de l'intelligence. Sortir la belle-mère de sa gangue d'associations habituelles pour la montrer sous un autre angle, pour la présenter avec un autre code, en renversant sa façon de penser, voilà un excellent exercice imaginatif qui donne l'occasion au lecteur de voir différemment son environnement et les choses humaines. «L'homme est la tête, la femme le cou, et la tête regarde toujours dans la direction où le cou se tourne», rappelle le proverbe russe. Ahmed Zitouni a su tirer profit de cet enseignement et, grâce aussi à «une forme de lucidité héritée d'une habile pratique de la belle-mère», il a osé un essai (à partir d'une idée qui peut paraître absurde ou délirante) qui s'adresse d'abord au psychisme des lecteurs, hommes et femmes. Une invitation au bonheur et un juste retour à la sérénité du raisonnement et de la logique pour tout ce qui concerne le personnage complexe, si humain, de la belle-mère. Le livre a été édité en France, il y a près de trente ans (éditions Robert Laffont, paris, 1990) et n'a pas pris une ride. Il est aujourd'hui disponible en librairie, en Algérie, grâce aux éditions Frantz-Fanon. Heureuse initiative qui permet de (re) découvrir un auteur très peu médiatisé, mais qui n'en est pas moins un des meilleurs écrivains algériens de langue française. Ahmed Zitouni est né le 31 juillet 1949 à Saïda. Après des études de mathématiques à l'école normale d'Oran, il enseigne au collège d'enseignement technique de sa ville natale. A 24 ans, après son service national, il part en France et s'installe à Aix-en-Provence (à 28 km de Marseille, dans les Bouches-du-Rhône). Il enchaîne les petits boulots, poursuit des études en sciences politiques. En 1980, à l'Institut d'études politiques d'Aix-en-Provence, il décroche son diplôme de 3e cycle. Depuis, il est enseignant universitaire tout en se consacrant surtout à l'écriture, sa première passion. Ahmed Zitouni a publié son premier roman Avec du sang déshonoré d'encre à leurs mains en 1983, chez Robert Laffont. Son deuxième livre Aimez-vous Brahim ? est sorti en 1986, suivi de Attilah fakir en 1987 (prix de l'Evénement du jeudi). Eloge de la belle-mère (1990), La veuve et le pendu (1993), Une difficile fin de moi (1998), Amour, sévices et morgue (1998), Y a-t-il une vie avant la mort ? (2007), Au début était le mort (2008) sont parmi les autres œuvres de l'écrivain. Des livres qui bousculent les paresseuses habitudes de pensée, mettent à nu la duplicité, le mensonge et l'hypocrisie de ceux qui considèrent le jeu de la comédie comme étant une nécessité des époques (le bonheur est à ce prix !), dénoncent l'exclusion ordinaire... Des livres qui donnent aussi à réfléchir sur l'absurdité d'un monde où l'invraisemblable touche à la tragédie. De là à s'interroger, bien sûr, sur le sens de la vie et de la mort... Quant au déterminisme, fondement de l'induction, l'écrivain profond en précise la singularité : «Le déterminisme de l'exil a fait de moi un éclopé rageur.» Cette formule résume la trajectoire de Ahmed Zitouni, qui, enfant de la guerre, avait ouvert trop vite des yeux désenchantés sur les illusions perdues de ses rêves de jeunesse, pour se retrouver un insomniaque de l'exil réceptif à tous les bruits et jugeant d'un œil perspicace, sans passion, la pièce de théâtre jouée par ses contemporains. L'écrivain singulièrement pluriel, en esprit libre, peut ainsi écrire dans ce livre consacré à «la belle-mère dans toute sa plénitude» : «Jetant un regard lucide et presque désabusé sur son enfance, Jean-Paul Sartre nous dit : ‘'Ma vérité, mon caractère et mon nom étaient aux mains des adultes ; j'avais appris à me voir par leurs yeux ; j'étais un enfant, ce monstre qu'ils fabriquent avec leurs regrets.'' Comme Sartre, chenille j'ai été. Contrairement à lui, je n'ai jamais rêvé de devenir papillon. Comme lui, je me retrouve monstre parmi les monstres. Non pas celui que les adultes fabriquent avec leurs regrets, mais le produit d'une identité et d'une personnalité conquises à l'arraché. Par moi seul. Grâce à ce cocon de belles-mères où j'ai eu le loisir de me retirer pour naître une seconde fois.» à lui seul, ce passage illustre un exercice qui relève du grand art. Pour mieux parler de son héroïne, Ahmed Zitouni a composé onze chapitres aussi différents les uns que les autres mais qui racontent tous la même chose, suivant une eurythmie en mouvement réfléchie par le langage, les sons et les images. C'est alors un personnage aux multiples facettes, le plus souvent insoupçonnées, que l'on découvre. Grâce aux idées hétérodoxes de l'auteur et par la magie de sa plume, la «belle-mère maudite», celle qu'on considère comme «une fatalité ordinaire dont nul n'est, a priori, épargné, sauf cas extraordinaires», se retrouve véritablement grandie, transformée, rendue à toute sa noblesse. Cette étrange empathie peut paraître bizarre, voire saugrenue. Elle a pourtant une première explication : le propre vécu de l'auteur. Dans les deux premiers chapitres, les seuls où il use du «je» personnel pour raconter une enfance vécue «sous le soleil» de marâtres successives, à cause d'un père «esthète, amoureux des femmes, de toutes les femmes», l'essayiste évoque «le mythe d'un état de grâce permanent, pour cause de rencontres heureuses et de cohabitation harmonieuse avec une flopée de belles-mères». Enfance singulière, faite d'une longue suite de mères «de rechange». Et «de manifester une sincère reconnaissance», d'abord à ce père, «ce fier loustic aux yeux tendres et pervers, incorrigible amateur de chair fraîche», un «lascar volage» qui jamais ne tardait «à remettre le couvert» ; une infinie reconnaissance, ensuite, à toutes «ces jeunes dames qui enchantaient mon existence». Cette enfance peu banale a forgé un caractère rare, remarquable, iconoclaste. «De là, probablement, un goût immodéré pour la liberté, ou plutôt un rejet quasi viscéral de toute forme de contrainte et de convention. (...) De là, aussi, une fascination et un intérêt dont je ne me suis jamais départi pour les minorités, les boucs émissaires, les victimes expiatoires. Persistance d'une souterraine solidarité avec mes belles-mères, et à travers elles avec toutes les belles-mères, toutes les femmes mal-aimées», confie le narrateur. Tel un Gavroche, l'enfant singulier, solitaire, «condamné à devenir l'héroïque inventeur de soi-même», a surtout fréquenté l'école de la vie. «Et tout au bout, la fin du tunnel, avec une main tendue pour me hisser (vers l'aveuglante lumière de l'âge adulte. Une main bienveillante et désintéressée. Une main de belle-mère, est-il utile de le préciser.» Le lecteur peut, bien sûr, se demander si l'auteur a vraiment vécu, ce «paradis perdu» de l'enfance, ou s'il a inventé cette histoire pour les besoins de son essai. L'artiste de la plume, en tout cas, l'a mis en appétit et lui a donné envie de savourer un bon texte, qui est à la fois un chant éclatant de tendresse, à la gloire des femmes, et le lieu d'une réflexion poussée autour de multiplies problématiques, perceptions, représentations, symboles, mythes, etc., entourant la belle-mère. Perversions, faussetés, falsifications, mensonges et hypocrisies sont, par exemple, légion dans le dictionnaire, une «citadelle réactionnaire» à laquelle toutes celles et tous ceux qui se sont attaqués se sont cassés les dents. Tout en se promenant dans le temps et l'espace, l'auteur revisite les diverses définitions que donnent les dictionnaires de la belle-mère. Des définitions «en fait terrifiantes». Notamment «cette savoureuse définition : ‘‘femme qui joue le rôle d'une mère''. En plus de la voleuse d'image et de fonction, on a ici droit à la mauvaise mère de remplacement, cette chose qu'on prend faute de mieux. Quant à l'autre belle-mère, la mère de l'autre, elle est donnée en quelque sorte en héritage, à la fois boulet et poison ordinaire, le prix à endurer si on tient à l'être cher». Mine de rien, cette forme de représentation «est en fait inhérente à toutes les femmes qui sont toutes des belles-mères en puissance». Ne dit-on pas que «dans la femme, un diable jubile...» Il y a aussi les «ravages occasionnés par les proverbes qui suivent les citations dans tout dictionnaire digne de ce nom». Et là, «les proverbes nous apprennent surtout que le rejet de la belle-mère est une valeur universellement partagée». Poursuivant son tour d'horizon anecdotique, l'auteur nous fait part des expressions orales où «la belle-mère» désigne un objet, un végétal, un outil... Ici la métaphore, le transfert de sens par substitution analogique donnent une image évocatrice de fardeau, voire de castration. Dans son travail de déconstruction et de démythification, l'auteur s'appuie sur la rigueur de l'analyse et de la démonstration. Le souffle de l'humour corrosif, sublime, libérateur accompagne le voyageur qui, dans sa lecture, découvre un personnage unique et réellement différent de tout ce que les idées et valeurs reçues lui avaient inculqué. De plus en plus d'éléments particuliers, de détails en apparence anodins, d'informations nouvelles captant l'attention du lecteur. Poncifs, clichés, lieux communs et autres contrevérités sur la belle-mère sont passés à la moulinette. Subversion du propos et éclairage didactique présentent la belle-mère sous son véritable jour. Et pas seulement, car l'essai prend de l'ampleur, gagne en profondeur. Ainsi, la belle-mère a toujours été à l'ombre de la mère : «Souvent réceptacle d'amour, parfois de haine, la mère omniprésente trône en femme aimante, quoi qu'il advienne. (...) Derrière la mère, la femme s'efface. Ne reste qu'une figure emblématique, le socle d'airain de notre édifice symbolique. Résultat d'une efficacité éprouvée, due à des siècles d'apprentissage et de vénération, d'aliénation et d'intériorisation. L'ordre hiérarchique, entre hommes et femmes était à ce prix.» La belle-mère maudite, elle, a été effacée «de la grande bibliothèque humaine», a été bannie et enterrée partout. Pourtant, elle n'est pas morte, nous dit l'auteur, «elle attend son heure». Question : «Et si l'histoire de l'humanité n'était pas l'histoire de la lutte des classes, mais celle de la lutte des sexes ?» Dans le chapitre intitulé «De Marie à Lilith, la longue marche de la belle-mère», l'auteur revisite les mythes qui fondent les figures de la femme, dont les mythes bibliques et la mythologie antique (Lilith, Eve, Marie). Les chapitres suivants sont consacrés à l'étude de «l'autre côté du miroir symbolique». Autrement dit, explique Ahmed Zitouni, «par le biais de la condition féminine et de la sexualité — à vrai dire la peur qu'inspire la sexualité de la femme libre —, il nous faut saisir les racines sur lesquelles s'est bâtie la réputation de la belle-mère. Comprendre pourquoi et comment ce mythe secondaire de la mauvaise mère a prospéré». L'esprit lucide, profond, subtil de l'essayiste fait alors foisonner tout ce qu'il touche : le tabou de l'inceste, la nuit de noces, la contraception et la libéralisation des mœurs, le féminin subversif, «la belle-mère, ciment de la famille», la belle-mère des villes et la belle-mère des campagnes, les stéréotypes et le tabou linguistique et culturel (à travers la littérature, le conte, le cinéma, la télévision, la publicité, la presse écrite, les sondages...). Après avoir navigué à contre-courant, souvent entre les écueils, le lecteur arrive au bout de son voyage. Il découvre des signes qui ne trompent pas. La famille subit des bouleversements, «une étoile renaît» (la belle-mère en l'occurrence). Peut-être bien que ce lecteur fait partie des «pères (qui) ont tendance à jouer les ‘‘belles-mères''». Aujourd'hui, en effet, «dans le ‘‘papa poule'', éjecté par la modernité de son carcan de père sévère, émerge souvent la mère abusive qui sommeillait en lui, la caricature de la belle-mère». Hocine Tamou Ahmed Zitouni, Eloge de la belle-mère, éditions Franzt-Fanon, Tizi-Ouzou 2016, 192 pages, 600 DA.