Par Dr Mourad Betrouni Un rapport, rédigé par Felwine Sarr, économiste, enseignante à l'université Saint Louis au Sénégal, et Benedicte Savory, de la Chaire d'Histoire internationale de l'Histoire culturelle du patrimoine artistique en Europe (XIII-XXe siècles), relatif à la restitution des biens culturels africains, commandé par le président Français Emmanuel Macron, semble contenir la problématique de la restitution, à la période comprise entre 1885, date de la conférence de Berlin, qui a consacré le partage des territoires africains entre les deux empires français et britannique, et 1960, date d'indépendance des pays africains. Dans ce processus de restitution, l'Algérie, pays africain, paraît constituer un cas d'exception, d'une part, parce qu'elle a été colonisée en 1830, plus d'un demi- siècle avant la conférence de Berlin, et d'autre part, a recouvré son indépendance en 1962, deux années après les indépendances africaines. Nous ne voyons pas, dans ce rapport, la place de l'Algérie qui, entre 1830 et 1885, a constitué le champ d'élaboration conceptuelle, méthodologique et institutionnelle de la pratique du sac, du pillage, de la dépossession et du trafic illicite des biens culturels. C'est, indubitablement, forte de cette expérience algérienne de plus d'un demi-siècle, que la colonisation française a pu investir les nouveaux territoires africains conquis. Il ne pourrait, donc, s'établir un diagnostic sur la question, qui outrepasse cette phase essentielle de l'histoire de l'Afrique : 1830-1885, ce «chaînon manquant» du processus préconisé par nos deux universitaires, sans lequel toute approche objective est biaisée. Ainsi et à toute fin utile, nous déclinons, ci-dessous, les principales stations de cette phase historique, entre 1830 et 1885, qui pourraient aider nos deux scientifiques à reconstituer le cheminement exact d'un esprit et d'une pratique de la colonisation. 1. Le temps T° du processus de sac et du pillage Le 5 juillet 1830 constitue le temps T° du processus de sac et du pillage des biens culturels en Afrique (Algérie). Une date qui constitue un moment de rupture entre un avant et un après, marqué par deux évènements importants ; d'une part, l'établissement, par la force et la violence, d'une colonisation française et, d'autre part, la fin d'un règne de trois siècles d'une régence turque. C'est ce moment précis, dans sa fonction de ligne ou de niveau de rupture, qui va déterminer le sens de l'histoire d'une conscience collective algérienne. Les 15 années de guerre de l'Emir Abdelkader (1832-1847) et les insurrections successives qui s'en suivirent sont la réalisation d'un saut qualitatif d'accès à un esprit collectif par instinct de conservation, en réaction et en opposition à «l'Autre». Un nouveau rapport est établi, à la fois avec un corps étranger, occidental et chrétien (la France occupante), et un Etat musulman, rattaché à l'Empire ottoman, «démissionnaire» et «capitulard». C'est à partir de ce temps T°, ce niveau (de base) que se conçoit toute approche de reconstitution des faits historiques. Il est le moment fondateur de l'esprit et de la pratique d'un pillage d'Etat. 2. Le pillage du Trésor d'Alger Au commencement (juillet-août 1830), était la prise d'Alger par le corps expéditionnaire français : exactions, abus et sacs, causés par les troupes coloniales françaises, une étape incarnée par le général de Bourmont, commandant en chef de l'armée expéditionnaire. Cette étape est marquée par l'épisode du pillage du Trésor d'Alger, «Dar el mal», des tonnes d'or et d'argent en lingots, des bijoux, des pierres précieuses, des diamants et autres objets de valeur. Le pillage du Trésor d'Alger étant le but de l'opération militaire, le général de Bourmont était chargé, en personne, de rapatrier, «dans la discrétion la plus absolue», les caisses du trésor, depuis le port d'Alger en direction de la France. Un lourd butin qui sera chargé sur les bateaux le Marengo et le Duquesne, puis partagé entre le roi Louis Philipe, les oligarques militaires, des représentants de la classe politique, des banquiers et des industriels actionnaires de l'opération. Un mois à peine après la prise d'Alger, le général Clauzel est nommé au poste de commandant en chef de l'armée expéditionnaire d'Afrique, en remplacement du général de Bourmont, relevé de ses fonctions pour refus de reconnaître et de prêter serment au roi Louis-Philippe, nouvellement établi, témoignant sa fidélité au roi Charles X et à la famille des Bourbons. Suite à une «rumeur» de détournement de lingots d'or du Trésor d'Alger, Clauzel sera instruit, par le roi Louis-Philippe, d'organiser une commission d'enquête. Celle-ci conclu au détournement mais Clauzel fermera le dossier. «La déclaration expresse de la commission est que rien n'a été détourné du Trésor de la Cassauba, et qu'il a tourné tout entier au profit du Trésor de la France.» Ce sera, jusqu'à aujourd'hui, la version officielle de la France. Au-delà de sa valeur monétaire qui, seule, jusque-là, a été mise en exergue, dans des discours contradictoires, le Trésor d'Alger recouvre une signification patrimoniale fondamentale, celle qui symbolise la souveraineté de l'Etat, non pas sur la valeur pondérale d'un métal, l'or, le bronze et l'argent, mais sur les significations historique et culturelle, matérielle et immatérielle de chaque objet constitutif de la collection «beylicale», c'est l'équivalent des collections royales, nationalisées au lendemain de la révolution française et déposées dans des musées illustres. 3. La bibliothèque-musée à Alger L'année 1835, B. Clauzel est désigné gouverneur général des possessions françaises d'Afrique du Nord. Celui-ci fit appel à un remarquable homme de lettres et élève de l'Ecole des Chartes, Adrien Berbrugger, qu'il nomma secrétaire particulier. Ce dernier fera partie de toutes les expéditions militaires, menées sous l'autorité de Clauzel (Mitidja, Mascara, Tlemcen, Médéa et Constantine), pour s'enquérir des questions liées aux biens patrimoniaux, tout particulièrement les manuscrits. En 1935, le duo Clauzel-Berbrugger sera à l'origine d'un projet de légitimation et d'institutionnalisation du pillage des biens culturels, à traves la création d'une bibliothèque-musée à Alger. Berbrugger en sera le conservateur. Il sera également le rédacteur en chef du Moniteur algérien, organe officiel de l'administration coloniale. C'est «à lui [Berbrugger] que doivent être adressés les articles, avis et annonces que les chefs de service auraient à faire insérer dans la feuille officielle, ainsi que toutes les communications propres à faire connaître les efforts constants de l'administration et les progrès de la colonisation». (Clauzel). En pensant le Musée d'Alger, Berbrugger ne pouvait ignorer le cheminement historique de la construction muséale en France métropolitaine et l'handicap du processus de patrimonialisation des collections «au nom de la nation». La composante «indigène» étant exclue, il lui restait à définir les contours et le contenu de cette nouvelle «nation» arrivée sur une «terre neuve». Pourquoi et pour qui, un musée à Alger ? Cette question demeurait sans réponse, à un moment où les limites mêmes du nouveau territoire conquis n'étaient pas encore arrêtées (colonisation restreinte ou élargie?) et la définition de la population «européenne» non encore établie. L'entreprise muséale était complexe, s'agissant, notamment, du sens qu'il fallait donner à la collection, aux modalités d'acquisition, de conservation et de présentation (exposition). Le Musée d'Alger ne se situe dans aucun prolongement institutionnel métropolitain, qui lui aurait permis de se placer sur une orbite patrimoniale. Il est le produit pur d'une conquête circonscrite à un territoire, La Régence d'Alger, et à une population européenne émigrée. 4. La première commission d'exploration scientifique de l'Algérie La fonction de secrétaire particulier du général Clauzel, exercée par Berbrugger, prend ici toute sa signification, lorsque l'on sait, aussi, qu'il fut nommé membre de la commission d'exploitation scientifique de la Régence d'Alger. Une idée du général Soult, suggérée, en novembre 1832, à l'Académie des belles lettres : « L'occupation de la Régence d'Alger par les troupes françaises… ne doit pas rester sans résultat pour la science et de son côté la science elle-même peut concourir à cette œuvre de civilisation qui commence en Afrique sous la protection de nos armes.» Une conquête conçue sous le double aspect de la pénétration militaire et de la connaissance, en arrimant l'exploration scientifique à l'expédition militaire. A la veille du siège de Constantine, le général Danrémont, qui remplaça Clauzel avait pris un arrêté de création d'une commission scientifique, au sein même de l'armée expéditionnaire, qu'il chargea «d'explorer dans le double intérêt de la science et des arts le pays traversé par l'armée, de recueillir les manuscrits, les inscriptions, les objets d'art et d'antiquité qui pourront être découverts». Berbrugger constituait, dans cette entreprise, le principal maître d'œuvre, étant lui même le rédacteur du rapport préliminaire de la commission. Cette première expérience d'exploration scientifique avait pour support un manuel pour «les recherches archéologiques à entreprendre dans la province de Constantine et la régence d'Alger», rédigé par l'Académie des inscriptions et belles-lettres, à l'intention des «officiers-archéologues de l'Armée d'Afrique». Dans ce guide pratique, outre des instructions classiques, étaient consignés les itinéraires avec des indications topographiques ainsi que des exigences de précision en matière de dessin, de croquis, de relevé et de collecte d'informations. Un intérêt particulier était porté aux infrastructures antiques (voies, ponts, bornes…) et aux inscriptions et monnaies. La plus grande attention était accordée à la précision et la justesse des données et informations, nécessaires et utiles, d'abord, à la stratégie de pénétration du territoire et ensuite à la science proprement dite. C'est un corpus de documents papiers (cartes, dessins, relevés, croquis), détaché de son support substantiel : le matériau. Qu'en sera-t-il, alors, du matériau (objets mobiliers et immobiliers), support matériel du savoir, dans le mode opératoire de l'Académie des inscriptions et belles-lettres ? Quelles étaient les modalités et conditions d'accès, d'exploitation, de collecte, de transfert et de dépôt de ce matériau ? Quel était son devenir et qui étaient les collectionneurs ? Ces questions renvoient nécessairement à des responsabilités régaliennes et éthiques que l'Académie ne voulait assumer, laissant à l'armée le soin d'y apporter les réponses requises, en l'absence de toute législation en la matière. Nous rappelons; ici, l'arrêté du 26 avril 1841, pris par le général Lapasset (1817-1875), qui disposait que «les prises faites par un corps ou une colonne expéditionnaire seront réparties ainsi qu'il suit : un tiers sera distribué aux troupes, les deux autres tiers appartiendront par portions égales au Trésor public et à la caisse coloniale». 5. La deuxième commission d'exploration scientifique de l'Algérie Aux termes de l'année 1839, une haute instance d'investigation scientifique, appelée «Commission d'exploration scientifique de l'Algérie», est créée sous l'autorité du ministre de la Guerre. Elle était chargée d'activités de recherches, de reconnaissance, de relevés et de prélèvements, sous l'encadrement du comité des travaux historiques et scientifiques du ministère de l'Instruction publique et le patronage de l'Académie des inscriptions et belles-lettres. Elle débuta ses travaux en 1840 et remit son rapport en 1842. Elle comptait une vingtaine de membres, entre académiciens et officiers de l'Armée d'Afrique, parmi lesquels Berbrugger était chargé de la dimension archéologique et historique. Une position qui lui permit de se déployer dans la durée, sur un territoire de plus en plus élargi et un spectre plus vaste d'interventions. L'exploration scientifique se réalisait dans le sillage des colonnes expéditionnaires, derrière les officiers du génie et des ingénieurs géographes qui balisaient le terrain et traçaient les premières topographies. Par l'effet de publicité qu'ils produisirent sur l'importance des richesses archéologiques, le gouverneur général Bugeaud fut amené à rédiger une circulaire appelant à la «conservation des monuments historiques et des restes d'antiquités». Il fit ensuite volte-face en instruisant le transfert des collections archéologiques en France pour doter le nouveau Musée algérien du Louvre. Une instruction qui n'était assortie d'aucune mesure de protection légale et de conservation ; elle s'inscrivait, toutefois, dans l'esprit muséologique impérial : les collections coloniales constituant un butin de conquête, qui témoigne de la «grandeur et de la puissance» d'un empire. Elle allait dans le même sens que la décision du duc de Dalmatie, prise trois ans plus tôt, pour transférer à Paris les antiquités «spectaculaires» de Constantine ainsi que l'arc de triomphe de Djemila. 6. Le Musée algérien du Louvre Le Musée algérien du Louvre a été créé en 1845. Il était établi à proximité du Musée égyptien, pour recevoir les collections algériennes les plus spectaculaires. De ce qui était exposé, il y avait des inscriptions latines, des sculptures, des mosaïques, des chapiteaux et autres fragments de colonnes, répartis entre la salle d'Afrique, la salle des Antiquités chrétiennes et les paliers de l'Escalier dur. En périphérie de ce musée, réservé aux objets et œuvres d'art et d'architecture et soumis aux conventions de la gestion académique, gravitait une panoplie de musées, réceptacles d'autres catégories d'objets ethnographiques et d'artisanat, faisant partie des collections coloniales. Ces musées, situés généralement dans les villes portuaires, avaient acquis une vocation plus commerciale que culturelle, assurant des intérêts agricole et industriel, notamment à travers les espaces d'exposition. Nous citerons le Musée de la France d'outre-mer de l'Institut national d'agronomie coloniale, célèbre par ses collections d'art indigène et arts appliqués ; le Musée colonial ou exposition permanente des colonies du ministère de la Marine ; le Musée industriel et commercial et des colonies de Lille ; le Musée colonial de la Chambre de commerce de Lyon ; le Musée colonial de la ville de Lyon ; le Musée colonial de la chambre de commerce de Marseille ; les Instituts coloniaux de Rouen et du Havre. Une profusion de musées et de collections privés, appartenant à des militaires, des sociétés savantes et des missionnaires, participait du corpus des mobiliers d'intérêt archéologique, ethnographique et artisanal, transféré en métropole depuis 1830. 7. De la monarchie à la République La phase de conquête (1830-1848) était marquée du sceau des expéditions militaires, dans leur forme la plus violente, mais qui, paradoxalement, sous le couvert académique des commissions dites d'exploration scientifique, avaient ouvert le champ à l'intérêt archéologique. L'emprise militaire était tellement prégnante, face à un corps réduit de scientifiques, d'ailleurs minutieusement choisis, et ne pouvait prétendre au label des expéditions d'Egypte, menées sous un directoire (1798-1801) et de Morée sous le roi Charles X (1829). En 1848, une nouvelle ère s'annonçait, celle de l'annexion de l'Algérie à la deuxième République française (1848-1851) puis au Second Empire (1851-1870). Le passage de la monarchie de juillet au régime républicain voit l'élection du neveu de Napoléon 1er, Louis-Napoléon Bonaparte (Napoléon III), à la présidence de la République. Avec l'instauration du Second empire, en 1851, le même Napoléon III est proclamé roi. C'est sous son règne que cessa la gouvernance militaire du territoire, avec l'établissement d'une administration civile à travers, notamment, la nomination d'un gouverneur général et la départementalisation du territoire. Les dispositifs institutionnels, juridiques et financiers en matière d'architecture, d'urbanisme et d'archéologie furent revus, tout particulièrement en ce qui concerne les fouilles, la propriété des découvertes, l'occupation du terrain, l'attribution des subventions, et la conservation des documents. Des sociétés savantes se constituèrent à Constantine, Alger et Oran ; elles recrutèrent parmi les médecins, avocats, ingénieurs et architectes, qui jetèrent les premiers jalons d'une conscience coloniale d'un héritage archéologique romain et paléochrétien, celui qui participait à la légitimation et la justification de la présence française en Algérie. Cet engouement soudain pour l'archéologie ne procédait pas directement d'une commande sociale ou d'un intérêt scientifique et d'érudition. «On ne peut guère s'occuper d'art, on a bien autre chose à faire», disait M. McCarthy. Il relevait de la personnalité même de Napoléon III qui, d'une part, s'employait à une mise sur orbite de l'œuvre napoléonienne d'Egypte et de Morée, comme œuvre de prestige d'empire, avec comme arrière-fond son projet de «Royaume arabe» et, d'autre part, s'y investissait directement pour la réalisation de son ouvrage sur l'«Histoire de Jules César». Cette entreprise imposait, d'elle-même, un choix judicieux de chercheurs et d'hommes de science de grande notoriété. Ainsi après un règne «militaro-académique», marqué par une approche désordonnée, sans support épistémologique et méthodologique de l'archéologie, vont apparaître quelques personnalités remarquables, par l'originalité de leurs travaux, qui annonçaient véritablement le début d'une science archéologique en Algérie. Dans ses premières expressions officielles, la recherche archéologique, en Algérie, se résumait à une activité de collecte et d'étude des inscriptions latines, sur instruction du ministère de l'instruction publique, dans la perspective d'un arrimage de l'exploration scientifique coloniale aux institutions de recherches traditionnelles, ici l'Académie des inscriptions et belles-lettres et son rôle de valorisation et de diffusion des connaissances dans les domaines de l'histoire, de la philologie, de l'archéologie, de la linguistique et de la littérature, ainsi que sa mission de contrôle de la recherche à l'étranger et d'avis sur la nomination aux postes d'enseignement et de recherche des grandes institutions françaises. 8. Du Second Empire En 1858, le Prince Jérôme, chargé du ministère de l'Algérie et des Colonies, émettait de nouvelles instructions en matière de recherches archéologiques : «Noter avec soin, sur les cartes et plans de leur subdivision [officiers de bureaux topographiques] la direction des voies romaines, l'emplacement des ruines, des bornes milliaires, et de tous les monuments que l'on pourra découvrir. Ce travail sera d'une grande utilité pour les études archéologiques, et permettra, dans un prochain avenir, d'asseoir d'une manière définitive les bases d'une géographie complète de l'Afrique romaine.» La même année, il rendait obligatoire la création, dans chaque ville, de musées municipaux. L'idée de musée central à Alger, si chère à A. Berbrugger, est sitôt rattrapée par le besoin de décentralisation, qui donna un sens et une plus grande légitimité à l'établissement d'une Algérie coloniale distincte de la métropole. Le Second Empire était annonciateur d'une volonté de dépassement de l'ordre ancien. Le maréchal Randon, gouverneur général de l'Algérie, fut appelé à développer une nouvelle politique d'investigation et de valorisation archéologiques. Il commença par rétablir, en 1854, la mission d'«inspecteur général des bâtiments civils en Algérie», confiée en 1847 à M. Charles Texier mais qui fut dissoute une année après. Elle fut reprise sous un nouveau libellé : «Inspection générale des monuments historiques et des musées archéologiques de l'Algérie». C'est Berbrugger qui en occupa le poste en 1854. En 1856, sur instigation de Randon, fut créée la «Société historique algérienne», une société savante, dotée d'une revue scientifique, la Revue africaine. En guise d'exposé des motifs de la création de cette société savante et de sa revue africaine, Berbrugger, qui fut nommé président, explicita la nature du nouveau rapport à établir avec la Métropole : «vous avez les ressources littéraires, nous avons les objets d'étude sous les yeux». Une forme de chantage déguisé qui va gouverner toute la politique de la recherche archéologique en Algérie. C'est dans ce contexte de renouveau que la Bibliothèque-Musée d'Alger passa du département de la guerre au ministère de l'Instruction publique, par un arrêté du 16 août 1848. 9. La Bibliothèque-Musée d'Alger : un premier bilan En 1861 et devant les nécessités de bilan et d'objectifs de réalisation, un état des lieux de la Bibliothèque-Musée d'Alger fut établi par A. Berbrugger lui-même. Il est utile d'examiner la consistance du fonds littéraire de la Bibliothèque pour la seule section «Manuscrit», en ayant à l'esprit la déclaration du même Berbrugger, prononcée le 23 avril 1863, à la séance inaugurale de l'Assemblée générale de la Société historique algérienne : «dans ce pays… sans savants, sans traditions savantes et même sans livres». Le bilan de la section «Manuscrit» faisait ressortir un chiffre de 1100 manuscrits dont plus de 400 recueillis lors des expéditions de Mascara, Tlemcen et Constantine. «Ces 1100 volumes de manuscrits contiennent à peu près 3 000 traités ou opuscules sur presque toutes les branches des connaissances humaines, du point de vue arabe. Un sixième de ces traités, etc., sont relatifs à la religion et la vie de Mahomet : là se classent plusieurs exemplaires du Coran, les divers livres de la Sunna le tout accompagné des exégèses habituelles… Après les ouvrages de théologie, on compte parmi les plus nombreux ceux qui se rapportent à la législation et comprennent les textes des deux sectes de Hanifa et de Malek ainsi que les commentaires et les gloses des plus savants docteurs. Les traités relatifs à la langue arabe en général, à la grammaire élémentaire, à la rhétorique, logique, etc., abondent surtout. La poésie idéale ou technique est représentée par 3590 poèmes ou pièces de vers en différents genres. 60 manuscrits appartiennent à l'histoire, la géographie, les voyages, les contes, etc. ; enfin, il y a des ouvrages sur la médecine, la philosophie, l'astronomie, la géographie, la physique, la métaphysique, la magie, l'astrologie, etc.» (Berbrugger, 1861). Il va de soi que la collecte de ce corpus de manuscrits et d'ouvrages est le produit d'un processus de confiscation et de dépossession, au passage des colonnes militaires, de bibliothèques musulmanes et de leurs fonds précieux de manuscrits qu'elles conservaient et qui témoignent de l'ancrage profond d'une culture d'érudition, développée dans les mosquées, les médersas et les établissements confrériques. L'essentiel de ces bibliothèques «khizanates el kuttub» a été détruit par cette pratique d'effacement de la mémoire de la filiation institutionnelle. Ainsi, le fonds initial de la Bibliothèque-Musée relevait d'une politique d'acquisition fondée sur la collecte contingente et occasionnelle, qui ne pouvait ou plutôt ne devait se soucier d'inventaire et de catalogage. 10. L'idée de musées communaux En 1859, dans Instructions pour la recherche des antiquités en Algérie, paru dans la Revue algérienne et coloniale, Léon Renier (historien, spécialiste d'épigraphie latine, orienté vers la philologie et l'archéologie), fit un véritable réquisitoire sur la pratique muséale en Algérie, dénonçant les opérations de transfert des antiquités vers le Musée d'Alger et la métropole, qui leur ont fait perdre une grande partie de leur valeur, les réduisant à de simples objets de curiosité sans signification historique. Dans un long plaidoyer scientifique, il insista sur le fait que certains objets n'ont d'importance que par leur intérêt local, telles les inscriptions municipales et les éléments de bornage, qui ont été maladroitement acheminés vers le Musée d'Alger ou transférés en métropole. C'est à coup sûr dans l'esprit de l'instruction du prince Jérôme que l'auteur s'est investi pour infléchir l'option centralisatrice de Berbrugger et libérer l'initiative des musées communaux. Pour illustrer ses propos, il cita les exemples des sites de Lambèse, Constantine et Cherchell, qui n'avaient cessé d'être «massacrés» qu'à la suite d'une prise de conscience locale et la création de musées communaux. C'est, concluait-il, «ce qu'il faudrait faire pour toutes les villes situées sur l'emplacement ou dans le voisinage de ruines considérables, ce qui a été fait pour Constantine et pour Cherchell, et il n'est pas douteux qu'on ne voie s'y reproduire le même phénomène, phénomène dont les études archéologiques ne seront pas seules à profiter, il est permis d'en faire la remarque, mais qui a aussi une importance politique, car il est un indice du développement des mœurs municipales, de la naissance de cet amour de la patrie locale, dont le défaut est une des principales maladies des colonies nouvelles». Une rivalité, voire une concurrence s'était installée entre une option centralisatrice, celle du Musée central d'Alger, voire du Musée algérien du Louvre et une option libérale, inscrite dans le nouvel esprit coloniste, encouragée par les réformes introduites, qui annonçaient la fin de l'utopie du «royaume arabe», avec l'adoption du sénatus-consulte de 1865, la création des communes de plein exercice à la française, l'instauration du Code de l'indigénat, qui excluait les «indigènes» de la citoyenneté française, le décret Crémieux qui ouvrait la nationalité française aux juifs d'Algérie et celui qui donnait la nationalité aux Européens ayant au moins résidé trois ans consécutifs en Algérie. Les options arrêtées, qui relevaient plus d'un jeu de rapport de forces que d'une évolution dans les idées et les entendements, étaient sous-tendues par un discours scientifique et académique qui, pour la première fois, introduisait des considérations patrimoniales de conservation. Fallait-il conforter l'idée de transfert des antiquités à Alger ou à Paris, au motif de leur protection contre les destructions où au contraire initier une politique de multiplication et d'une mise en réseau de musées locaux ? Pour la première fois, aussi, il est fait état de conditions de mise au jour, de transport et de stockage des antiquités découvertes. L'Académie des inscriptions et belles-lettres, ne pouvant pas être en reste de cette préoccupation, se prononçait fermement contre le déplacement de documents hors de leur cadre, considérant que le déracinement enlevait leur signification aux objets. Le souci de la «conservation sur place» ne s'énonçait, en fait, que d'un point de vue idéologique car, dans les faits, le préjudice causé aux antiquités commençait par l'acte même de destruction des premières couches archéologiques de l'époque médiévale pour accéder, très vite, aux inscriptions latines, aux mosaïques de l'antiquité tardive et aux niveaux dits de la «belle époque», de la période romaine. La course aux inscriptions latines était encouragée pour, d'une part, réaliser une filiation entre les données de l'archéologie et les premiers établissements coloniaux et, d'autre part, répondre à une commande métropolitaine en concurrence avec les autres pays européens, notamment l'Allemagne. Des guides archéologiques pratiques de relevé des inscriptions et de dépose de mosaïques étaient distribués aux personnes désireuses de pratiquer des fouilles, sans autres conditions et prescriptions de protection. Cette «prise de conscience» qui présidait au choix de l'option «conservation sur place», préconisée par Léon Renier en 1859 et au-delà des aspects purement scientifiques et techniques, signifiait, politiquement, un changement de vision, depuis une France qui voulait, par la collection nationale, montrer la réalisation d'une œuvre coloniale (Musée d'Alger et du Louvre), vers une deuxième France, la colonie, qui voulait plutôt se construire par elle-même et pour elle-même. Une ferveur s'était, en effet, emparée des associations et sociétés savantes, de certains gros propriétaires et des élus communaux, pour la constitution de collections et la création de musées locaux, dont certains furent convertis en musées municipaux grâce, notamment, à la loi de 1900 qui accorda à l'Algérie une autonomie financière limitée, garantissant la durabilité de l'entreprise, c'est-à-dire l'ancrage du musée à sa géographie. A côté du seul Musée national, spécialisé dans les antiquités algériennes et d'art musulman, établi à Alger, quinze musées locaux furent créés, entre musées communaux et musées de sites. Les premiers comprenaient : Aumale, Bône, Bougie, Cherchell, Constantine, Guelma, Lambèse, Oran, Philippeville, Sétif, Tébessa, Tlemcen (le seul musée communal dédié aux antiquités musulmanes). Les seconds comptaient Djemila, Timgad et Tipasa ; qui relevaient directement des monuments historiques et étaient financés directement par le gouvernement général. 11. De la IIIe République C'est dans le contexte des grandes réformes républicaines de la IIIe République et des lois constitutionnelles en faveur d'un nouveau régime démocratique, qu'une nouvelle approche coloniale fut introduite, porteuse d'un nouveau regard, laïque et rationaliste, fondé sur la philosophie du progrès et du positivisme scientifique. Il se traduisit par la création, en 1879, de quatre écoles supérieures spécialisées à Alger : médecine, pharmacie, sciences, lettres et droit, qui se transformèrent, en 1909, en une université. La création de l'école supérieure des lettres d'Alger, en 1880, puis sa transformation en Faculté des lettres, en 1909, constitua un acte fondateur d'une rupture dans le mode de production du savoir et de la connaissance, jusque-là gouverné par un système qui mettait en articulation les sociétés savantes, la Bibliothèque, le Musée d'Alger et les autres musées. Une rupture qui s'est concrétisée par une refonte des institutions et un changement d'hommes. En 1880, un service des monuments historiques et une commission des monuments historiques furent créés en Algérie, annonçant une volonté de mise en ordre institutionnelle dans les champs de l'archéologie et des monuments. S'agissant des musées et des collections, un état des lieux, pour une refonte organisationnelle et un redéploiement sur de nouvelles bases institutionnelles était commandé par le ministre de l'Instruction publique et des Beaux-Arts 12. Le rapport accablant de R. M. de La Blanchère Le rapport de La Blanchère sur la situation des musées algériens fut remis, en 1890, au ministre de l'instruction publique et des Beaux-Arts. Le rapport est un véritable pamphlet sur la pratique muséale en Algérie depuis 1830. Il est utile de reprendre, ici, l'essentiel des observations et remarques qui y sont contenues, pour évaluer la nature et l'ampleur des dommages et préjudices constatés. La première observation, d'ordre général, qui résume le diagnostic, est sans appel : «Les musées d'Algérie sont plus riches qu'on ne le pense, et plus riches qu'ils ne le paraissent. Ils devraient l'être cent fois plus… La millième partie des trésors qui ont été barbarement détruits, ou que l'on a laissés se perdre, depuis un demi-siècle, dans notre colonie, suffisait à former d'incomparables collections.» Sans le citer nommément, la critique visait directement A. Berbrugger : «Elle [l'Algérie] n'a jamais eu de personnel capable, n'ayant pas d'autre soin que de sauvegarder les restes de son passé, et dévoué exclusivement à cette tâche unique. Il n'y a pas de musée central.» Le Musée central «(…) n'est ni un musée de l'Algérie ni un musée de la province d'Alger : une grosse part des morceaux qu'il contient, et presque les plus beaux, viennent de la Tunisie». Il compare les musées de provinces à des cabinets de curiosités : «[Ils] se sont enrichis au hasard, sans aucun plan, sans aucun ordre. Ils ne donnent nullement l'idée des antiquités du pays.» Le musée de Constantine «contient presque autant de bibelots italiens que de trouvailles africaines. Il n'offre pas une inscription libyque, alors que presque tout le corps de cette épigraphie singulière vient de ce seul département… la collection lapidaire est-elle reléguée dans un square, exposée aux coups de cailloux des enfants, et ses pièces les plus importantes, quelques très belles inscriptions, sont-elles dans un coin perdu où la terre commence à les envahir». Le musée de Cherchell «est un fouillis, jeté par tas dans un vilain enclos, en plein air, si ce n'est qu'un hangar misérable abrite un tant soit peu quelques superbes sculptures, recollées au hasard et groupées comme des moellons». Le musée de Bône, quant à lui, «il serait mieux de ne pas en parler. Dans un magasin, demi-sous-sol, qui, par un soupirail, reçoit les balayures d'une cour d'école, se cachent, sous une épaisse couche d'ordures, quelques vitrines désemparées, où moisissent pêle-mêle des oiseaux empaillés, des antiquités, des échantillons de minéraux, et près desquels sont posés des pierres et des marbres qu'il est impossible d'examiner». Lorsqu'il procéda, par comparaison, en déclarant que «nulle part, comme au musée Alaoui, on n'a cherché à rappeler les cités anciennes de la province, chacune par quelque inscription, quelque monument typique, autour duquel se groupent les objets de même provenance ; les emplacements les plus célèbres dans l'histoire de l'archéologie algérienne ne sont souvent représentés dans aucun des musées d'Algérie», La Blanchère s'était placé dans une situation paradoxale, voire antinomique des objectifs d'une colonisation de peuplement, qui justifie «l'indifférence des pouvoirs publics» : «Ni l'Etat, ni les départements, ni les villes n'ont accompli tout leur devoir. Il est tard aujourd'hui : on peut encore très bien faire, mais plus jamais on ne fera ce qui était facile autrefois.» Dans cette déclinaison historique, nous nous sommes arrêtés, expressément, à l'année 1885 (année du partage colonial de l'Afrique), pour restituer ce «chaînon manquant» du processus du sac et du pillage des biens culturels, relevant d'un vaste projet politico-scientifique colonial, qui s'étendra et se développera jusqu'à juillet 1962, date de l'indépendance de l'Algérie. Il ne saurait, donc, y avoir de diagnostic sans le retour à cette importante phase de l'histoire de l'Afrique. Il serait utile à nos deux scientifiques africains de revenir sur cette période fondatrice du processus colonial pour réussir la cohérence d'un démarche de restitution. Lorsqu'il y a quelques années, l'Algérie avait réussi la prouesse de réaliser, à l'échelle africaine, la translation du concept «musée africain» vers celui du «musée de l'Afrique», il était entendu, en arrière-fond de ce projet, de se placer, légitimement, comme tête de file du processus de restitution des biens culturels spoliés. M. B.