Il est parfois des situations où les mots se perdent, ils n'ont pas cette force nécessaire qui permet de rapporter fidèlement le déroulé d'un moment d'Histoire comme celui d'hier, parti désormais pour figurer longtemps dans la mémoire collective à Tizi-Ouzou. Il se devinait depuis la matinée que quelque chose de très particulier allait se dérouler. Les premières heures, les Tizi-Ouzéens les ont consacrées à vaquer à leur marché après en avoir été privés durant toute une semaine en réponse au mot d'ordre de grève générale lancé sur les réseaux sociaux, la semaine dernière. A leur corps défendant, ils ont supporté les répercussions de l'arrêt général de l'activité, mais avant la mi-journée, rien d'autre ne pouvait avoir de l'importance plus que le rendez-vous d'après la grande prière hebdomadaire. Avant midi donc, le centre-ville commençait à grouiller de monde. Les uns se regroupaient sur le parvis de l'ancien hôtel de ville, les autres du côté de la placette de l'Université Mouloud-Mammeri et d'autres encore au bout de la ville, à l'entrée ouest. Tous s'étaient chargés de mettre en place à l'improviste une organisation pour canaliser la foule. Peine perdue puisque, à l'heure indiquée pour que les processions de manifestants s'ébranlent, plus rien ne pouvait être organisé. Des flots humains se déversaient par dizaines de milliers à chacun des trois endroits prévus par on ne sait qui. Plus aucune organisation ne pouvait tenir parce qu'il fallait également compter avec une autre marée humaine qui fit son apparition à partir du boulevard des frères Belhadj et de cette autre grande artère qu'est le boulevard Stiti. Des dizaines, des centaines de milliers d'enfants, d'hommes et de femmes de tous les âges avalaient péniblement les mètres tellement cela grouillait de partout comme jamais. Alors que la place Matoub, face au Commissariat central, avait du mal à contenir la marée, sur le boulevard y menant à partir du centre-ville, il relevait de l'exploit d'aller en sens inverse pour rejoindre la rue Lamali, plus connue sous le nom de la route de l'hôpital, à l'est de la ville tout simplement parce que les milliers de personnes qui s'étaient regroupées sur et aux alentours de l'esplanade du stade du 1er-Novembre n'avaient pas encore entamé la marche. Les slogans entonnés, comme partout à travers le pays, réitéraient tous la même revendication : la fin d'un régime et l'instauration d'une vraie démocratie. « Y'en a marre de ce pouvoir » et d'autres plus personnalisés étaient réservés au Président Bouteflika, lui enjoignant de se retirer et comme le clamait une banderole brandie par deux jeunes « Tu as assez joué avec la Constitution, maintenant dégage ». D'autres banderoles, toujours en mots crus en français, en arabe ou en kabyle, ciblaient le régime en place telle celle sur laquelle il est clamé « Système dégage , nous récupérons l'Algérie » ou encore Boutef, toi et ton régime, on ne vous lâche pas ». D'autres slogans, par contre, écrits ou entonnés, étaient adressés à l'armée et aux services de sécurité, comme lorsque des milliers de voix se sont mises à crier «Djeïch-chaâb, khawa-khawa» ou encore ces jeunes qui se sont mis à s'adresser aux policiers de faction devant un des commissariats du centre-ville en leur enjoignant « Nahi kaskita, arwah maâna ». En fin de compte, c'est vers 16 heures qu'il était loisible de voir vraiment l'immensité de la marée qui a déferlé hier sur Tizi-Ouzou. En effet, d'un bout à l'autre de la ville, sur quatre kilomètres, c'était tout simplement du jamais vu. Un million de personnes ? Certainement pas loin, pas loin du tout. Le 15 mars 2019 restera sans doute à jamais dans l'histoire des manifestations populaires que Tizi-Ouzou a connues. Azedine Maktour