Le nouveau roman de Yasmina Khadra, L'outrage fait à Sarah Ikker, est disponible en librairie depuis le jeudi 2 mai 2019. L'ouvrage est édité simultanément en Algérie (Casbah-Editions), France (Julliard), Belgique et Suisse, puis au Canada le 10 mai. Fait notable, il s'agit d'un premier opus (le tome 1) d'une trilogie romanesque que l'auteur à succès (et infatigable globe-trotter !) met en scène au Maroc. Pour commencer, en attendant la suite de l'histoire en... Tunisie. Dans ce premier volet, l'intrigue se déroule au cœur de la ville de Tanger. Et comme c'est du Yasmina Khadra, on se doute bien que ce n'est pas la coquette cité sur le détroit de Gibraltar — ou, du moins, le côté carte postale pour touristes — qui intéresse le romancier. Bien entendu, ce sont les tréfonds de la société marocaine, mais aussi ce qu'il y a de plus secret et de plus sombre chez les individus qui sont explorés, sondés, furetés par une écriture nette et tranchante comme un scalpel. L'intensité dramatique, la puissance émotionnelle et le suspense sont évidemment au rendez-vous. Philosophe de la connaissance humaine, fin psychologue du comportement de ses personnages vivants, complexes, Yasmina Khadra sait dire la vérité sur la vie. Il sait surtout dire le désespoir, les douleurs intimes, la lente et inexorable descente aux enfers des êtres victimes d'un drame, d'une tragédie, d'un événement terrible, d'une injustice quelconque, d'une mauvaise rencontre avec le destin... C'est ainsi que l'immersion dans les eaux profondes de l'âme humaine, l'exploration de la jungle où règnent les fauves ont donné, chez cet auteur, une prose moderne tout à la fois vivante et concrète. Ce dernier roman confirme les qualités prédominantes d'une écriture basée sur le mouvement, la vitesse et la sensation. Le langage est toujours aussi «physique», direct, coloré, surprenant, sensuel, vigoureux, marqué de profondes empreintes sociales. Un langage hautement émotionnel et qui flirte souvent avec les éclats flamboyants de la poésie. L'outrage fait à Sarah Ikker confirme, cette fois encore, l'écrivain maître de son art. L'histoire démarre sur les chapeaux de roues. Le virage est si bien négocié que le lecteur sait, d'instinct, qu'il a entre les mains un livre percutant qu'il va dévorer avec une avidité juvénile. Le rideau monte et découvre une chambre sordide. Un officier de police complètement ivre en compagnie d'une prostituée décatie. Le principal protagoniste est le lieutenant Driss Ikker, retrouvé dans cet état lamentable par le brigadier Farid Aghroub. D'autres personnages entrent en scène : le commissaire Rachid Baaz, commandant de la police de Tanger, Slimane Rachgoune, son secrétaire particulier. Avec le décor ainsi planté, on saura que, concernant le brigadier, «si le commissaire le terrifiait, Slimane lui inspirait un profond dégoût». C'était «un pauvre type», mais «une belle plume» que le commissaire avait pris sous son aile. Rachid Baaz «lui confia la gestion des dossiers confidentiels. Slimane ne tarda pas à se rendre compte que les scrupules ne concernaient que les nigauds. Il se passionna pour l'argent facile et s'appliqua à magouiller tous azimuts avec la bénédiction de son patron». C'est justement Slimane qui propose à son patron de confier le lieutenant (qui «était à mi-chemin du coma éthylique») au docteur El Fassi, gérant d'une clinique privée près de Tanger. Dans le chapitre suivant, lorsque le docteur a voulu savoir à quel genre de problème il avait à faire, Slimane a simplement répondu ceci : «Sa femme a été violée.» Au fil des pages, des scènes (les événements vécus par les personnages, donc des images en mouvement), des dialogues éclatants de vérité et des flash-backs, le lecteur est entraîné dans un véritable tourbillon. Avant sa chute brutale et son état d'extrême détresse, Driss Ikker était un homme heureux. Il avait tout : la jeunesse, la santé, une femme belle qu'il adorait, une villa, une carrière prometteuse, un beau-père parmi les personnages les plus influents de la ville... Sa vie bascule une nuit où, arrivé chez lui vers 1h45, alors qu'il devait se trouver encore à une réception, il va vivre l'innommable : «Il gravit l'escalier en dénouant sa cravate. La porte de la chambre à coucher était ouverte. Un abat-jour était allumé sur la table de chevet. Driss manqua de tomber à la renverse en décourant sa femme toute nue, allongée à plat ventre sur le lit. Elle avait les mains menottées à la tête de lit, quelque chose de noir sur la bouche et un bandeau sur les yeux. Driss n'eut pas le temps de comprendre, encore moins de réagir. Un violent coup s'abattit sur son crâne et il tomba par terre, sans connaissance.» Revenu à lui, il apprend de la bouche de ses collègues que sa femme Sarah a été violée. Pour le lieutenant Driss Ikker, la peine, le désespoir et la déchéance morale sont doubles : son honneur d'homme était perdu aux yeux des autres policiers et du monde, en même temps qu'il ne peut que se culpabiliser de ne pas avoir été à la hauteur, d'être incapable de protéger sa femme... La tempête s'élevait dans son sang, il bouillonnait. Au moins tenter quelque chose. Réagir pour retrouver un semblant de paix intérieure. Malgré l'opposition de son chef Rachid Baaz, il décide d'entreprendre sa petite enquête personnelle pour identifier le monstre qui a causé son irréparable malheur. Une enquête marquée de réalisme cru, empreinte de visions hallucinatoires, jonchée de fausses pistes, minée de doutes et de conflits intérieurs. Au bout du long tunnel, la révélation — absolument déroutante — de ce qui était caché jusque-là et enfin mis à jour. Yasmina Khadra a su si bien construire son intrigue autour d'une série d'évènements qui créent une attente impatiente chez le lecteur, que celui-ci se retrouve désarçonné, sans compter le dénouement inattendu, tragique, de la chute finale. Tout cela est d'une charge émotionnelle très forte, le lecteur n'ayant pas la moindre occasion de reprendre son souffle. Parce que, aussi, on retrouve dans ce livre les formes esthétiques du roman policier de demain : l'auteur développe une analyse politique autour de thèmes sous-jacents sociaux (sociétaux) ; il dépeint le monde actuel, ses enjeux, sa face cachée et la plus sordide de sorte à faire réfléchir le lecteur. A Tanger, il entraîne à la découverte des milieux les plus raffinés et ce qui se passe réellement derrière la vitrine, chez les puissants. Ou encore chez les plus défavorisés. Voyage dans le monde interlope des gens qui abusent de leur pouvoir et de leur position sociale. Un monde miné par la corruption, le népotisme, les passe-droits, la violence, l'injustice, les crimes et les viols de toutes sortes. Du grand Yasmina Khadra. Hocine Tamou Yasmina Khadra, L'outrage fait à Sarah Ikker, tome 1, Casbah-Editions, Alger 2019, 280 pages, 1 000 DA.