Avant la 13e marche, nous avons rencontré Omar Fetmouche, fils de Bordj et dramaturge. Avec sa sensibilité d'artiste et d'homme de théâtre, il nous parle de la révolution du 22 février et de sa ville, jadis florissante au plan culturel. Le Soir d'Algérie : M. Fetmouche, après une longue période de léthargie, voire de régression sociale, culturelle, économique, politique et éthique et qui a, par ailleurs, vu son élite déserter le terrain de la lutte politique, vide que n'ont pas manqué de combler les islamistes radicaux, les forces de la régression et, surtout, les nababs locaux, la ville de Bordj-Menaïel, à l'instar des localités algériennes, renoue avec son passé fait de combat pour l'identité amazighe, les libertés fondamentales, la démocratie et la justice. A quoi est dû, selon vous, ce sursaut citoyen ? Omar Fetmouche : Je tiens d'abord à rappeler que Bordj Menaïel est une ville problématique. Problématique dans le sens où elle est naturellement et historiquement amazighophone. C'est une ville qui a vu, les anciens temps, le passage de grandes caravanes qui venaient d'Alger et allant vers Larbaâ-Nath-Irathen. El Bordj Immelallen ce n'est pas gratuit. C'est le fort des cavaliers. On a essayé de lui coller Bordj-Oum-Naïm. Cela frisait le ridicule. Effectivement, la ville de Bordj Menaïel est une agglomération historique d'autant que les premiers actes de l'insurrection du 1er Novembre se sont déroulés dans la région. Elle a donc hérité de cette contesta anticolonialiste. Après l'indépendance, elle a été récupérée par des maffieux et des affairistes. Par ailleurs, toutes les assemblées qui sont passées à Bordj ont fait plus de mal que de bien. Cela a facilité l'instauration d'un climat d'insécurité, d'incertitude, de confusion et de méfiance de la part de la population d'où une démobilisation latente. Je vous rappelle que durant les années 1970, c'était la ville des étudiants. C'était la période du Cinéclub de la Rrévolution devenu un espace extraordinaire de débat, de confrontation d'idées de ces étudiants qui nous ont appris la révolution. Ce qui a donné la naissance d'une troupe de théâtre amateur que j'ai eu l'honneur de diriger et qui a enfanté d'autres troupes. Entre 1970 et 1980, la ville recelait un immense potentiel de jeunes, de patriotes, de démocrates. Lors des évènements de 1980, la ville était prête à accomplir sa part de révolte, je parle en tant que témoin. La maison de jeunes qui était un lieu plein d'énergie, où la jeunesse trouvait non seulement un lieu de divertissement mais, surtout, une école de formation de la citoyenneté. C'était aussi le fief de la contesta de cette jeunesse. Les autorités ont ramené 500 à 600 CRS pour les loger dans cette maison de jeunes. C'est ce qui a causé une coupure et qui nous a empêchés de participer de manière organisée aux évènements de 1980. C'est un reproche qu'on nous a fait mais qui n'est pas justifié. Par la suite, le théâtre nous a permis de parler de notre appartenance à ce pays profondément amazigh. Au début des années 1990, il y a eu une alimentation de la ville en militants islamistes lesquels ont créé des noyaux de l'intégrisme. Il y a eu une manifestation populaire en 1991 contre les islamistes qui voulaient fermer l'école d'arts dramatiques. C'est une forme de défense des valeurs de la démocratie. Justement quelle est, d'après vous, la sociologie des manifestants du vendredi ? D'abord, c'est le ras-le-bol de tous les citoyens de Bordj comme tous les citoyens algériens. Bordj Menaïel est une commune où il y a eu beaucoup d'injustices. Tous les responsables qui sont passés par la ville ont commis des abus. Beaucoup de familles bordjiennes et de jeunes Bordjiens vivent dans la pauvreté. Par ailleurs, les gens revendiquent leur droit à l'habitat, leur droit de vivre dignement par leur travail, d'une manière générale, ils réclament leurs droits sociaux. Mais le plus important, c'est cet éveil démocratique que j'appelle personnellement l'éveil du printemps. Cet éveil démocratique a permis aux gens de se libérer de l'omerta et de la chape de plomb qui les bloquait. Actuellement, les jeunes de Bordj sont très actifs sur les réseaux sociaux. On note une forte mobilisation chaque vendredi à Bordj. Est-ce que l'encadrement de cette insurrection pacifique et souriante est à la hauteur des défis que doit relever le pays ? Il n'y a pas un encadrement officiel. Ce sont des jeunes, des étudiants, des éléments qui activent dans la société civile et des artistes qui prennent des initiatives et qui s'organisent. Nous nous sommes retirés et ce sont eux qui organisent les marches. Leurs mots d'ordre ont un caractère politique et sont générateurs de revendications tout particulièrement contre la issaba qui continue à jouir de l'impunité. Certains n'hésitent pas à dire que Bordj Menaïel, qui fait jonction entre la Haute-Kabylie et la Basse-Kabylie a été, politiquement, agressée dans le but de l'affaiblir afin de créer un espace qui coupe en deux toute la région située à l'est de la capitale et enfin pour ghettoïser la Haute-Kabylie. La révolution du 22 février serait-elle une occasion pour votre ville de se reconstruire politiquement pour reprendre son leadership en Kabylie-Ouest et servir d'appoint à cet espace réputé acquis à la démocratisation ? Le fait d'isoler la commune de Bordj Menaïel de la wilaya de Tizi-Ouzou, celle-ci s'est retrouvée fatalement orpheline. A la création de la wilaya de Boumerdès, toute vierge, tout est allé vers cette dernière en matière de projets de développement. Cette scission visait effectivement à détourner le potentiel agricole de Bordj qui ne renforcera pas la wilaya de Tizi-Ouzou. Mais l'essentiel était d'empêcher le potentiel politique de Bordj de faire jonction avec celui de Tizi-Ouzou. Fort heureusement, le 22 février ouvre des perspectives permettant à notre ville de se reconstruire. Je pense que cette reconstruction a déjà commencé. En effet, la ville retrouve quelque peu ses repères culturels et son assise politique. Les choses commencent effectivement à s'organiser quoique de manière timide et hésitante. Les gens préconisent des regroupements de travail, de débats et de concertation. Comment un artiste ressent et vit ces moments extraordinaires qui se déroulent dans le pays ? Pendant cette révolution du sourire, nous sommes en tournée de théâtre. On a été à Tizi-Ouzou, à Boumerdès pour une soirée extraordinaire. Le spectacle est une pièce Saha l'artiste qui porte un discours et des slogans très forts. Le thème de la pièce, c'est un artiste qui va être emprisonné mais qui va crier sa colère contre el issaba et contre l'injustice. On est dans l'actualité. A travers ce spectacle, on est forcément dans la sensibilisation. Ce qui est bien, c'est qu'après chaque spectacle, les gens viennent pour débattre. Finalement, la pièce devient beaucoup plus un prétexte à un débat politique qu'un divertissement. On a été à Alger et demain (samedi, ndlr) on sera à Dellys pour un autre débat. En fin de compte, un artiste est un citoyen. On est en train de vivre dans notre chair, dans notre sensibilité et dans notre amour cette révolution. Et c'est sûr que cela va aboutir à des travaux de réflexion, à des spectacles, à des investigations dans le sens de la sensibilisation des citoyens. Votre dernier mot. Le dernier mot sylmia, horra, democratia ! Entretien réalisé par Abachi L.