Voulant perpétuer certaines valeurs transmises par son grand-père Da El Hocine comme la solidarité, la fraternité, le respect des personnes âgées, Mourad Rezki ne ménage aucun effort pour y parvenir. Sachant tout cela, les résidents du vieux quartier Oued Roumane font appel à ses services dès qu'ils ont le moindre problème, administratif, judiciaire ou tout simplement lorsqu'il s'agit d'une coupure d'eau ou d'électricité. Vigilant, il veille aussi à la propreté, l'éclairage du quartier. C'est aussi grâce à lui que les trottoirs, complètement défoncés, ont été rénovés et ressemblent aujourd'hui à ceux des quartiers chics de la ville. A chaque fois qu'on le sollicite, il répond toujours présent faisant ainsi siens les soucis de ses voisins, et ce, jusqu'à leur résolution. Débrouillard et intelligent, il sait à quel bureau s'adresser, que ce soit à la mairie, la daïra, la wilaya, ou au palais de justice. Tous ses amis sont mis à contribution, il lui arrive d'être épaulé par son grand frère Mustapha, un haut cadre et ex-président de la prestigieuse équipe de foot le MO Béjaïa, lui aussi ayant reçu la même éducation. Ce qui chagrine un peu Mourad, c'est quand il s'agit de sa propre personne, la réciprocité ne s'applique pas. Il se sent abandonné par les siens. Ce qui le tourmente à longueur de journée, c'est l'exiguïté de son logement, il se sent à la fois coupable et impuissant à chaque fois qu'il croise les yeux de sa femme et de ses enfants. ll y lit des reproches : «Tu es le chef de famille, au lieu de t'occuper des voisins, commence par nous sortir de ce tas de ruines où nous sommes emmurés vivants.» Pour plaider sa cause, Mourad a essayé de sensibiliser tous les candidats qui briguent la mairie. A quelques jours des élections, ils viennent tous, quelle que soit leur couleur politique, lui rendre visite, plus intéressés par le nombre de voix qu'il peut leur obtenir que par le sort des votants qui résident, comme lui, dans des cagibis. Infatigable et gardant toujours espoir de sensibiliser un futur élu, il devient alors une sorte de guide touristique et retrace au visiteur l'histoire du lieu qui l'a vu naître ; il commence toujours par : «C'est au début des années 20 que nos grands-parents commencèrent à ériger les premières habitations à Oued Roumane, ils arrivaient tous des villages limitrophes, ne roulant pas sur l'or en ces temps de disette. Afin de consolider leurs constructions à moindres frais, ils les ont collées les unes aux autres pour ne pas dire imbriquées ; l'ensemble forme une sorte de puzzle géant, et ce, comme je l'ai expliqué plus haut, par manque de moyens financiers. Durant la Révolution, des déracinés fuyant les affres de la guerre vinrent s'y réfugier. Ils étaient accueillis à bras ouverts par nos parents. Quand l'espace venait à manquer, on construisait des baraques en bois et en tôles à l'intérieur des cours afin de les abriter. A l'indépendance, c'était la ruée vers les appartements et villas abandonnés par les colons, et ce, malgré l'interdiction des autorités de l'époque. Mais beaucoup ont respecté à la lettre ces ordres. Ils sont restés dans leurs vieilles chaumières alors que ceux qui n'ont pas tenu compte des recommandations habitent actuellement dans des résidences de luxe ; ils n'ont jamais été inquiétés. Comme quoi, parfois il est bon de désobéir à nos gouvernants. Aujourd'hui, nos vieux parents, respectueux des lois, ont tous disparu, c'est nous les héritiers qui avons comme héritage ces dangereuses masures fissurées de partout. Les seuls à tirer profit du délabrement de certaines bâtisses qui tiennent encore debout par la grâce de Dieu sont des aigrefins qui viennent s'y installer le temps des passages des commissions d'inspection pour l'attribution de logements et, à chaque fois, c'est le jackpot pour eux. Leurs logements jugés dangereux, insalubres et nuisibles leur permettent de figurer sur les listes des personnes à reloger en priorité et ils bénéficient d'appartements flambants neufs. Nous, les soi-disant propriétaires, n'avons pas droit aux logements sociaux, même si nous sommes six héritiers à se disputer une maison qui n'est composée que de quatre ou cinq pièces. La seule alternative pour nous, c'était de créer une coopérative immobilière et de construire nos logements nous-mêmes. Nous avons donc sollicité l'octroi des terrains situés juste en face de nos demeures aux élus pour la réalisation de notre projet. Sacrilège ! nous a-t-on répondu, «ces espaces verts appartiennent au parc de Gouraya, ils doivent donc être préservés». Le hic, c'est que quelque temps plus tard nous avons vu débarquer des pelleteuses et des bulldozers envoyés par ceux-là mêmes qui prônaient la sauvegarde et la préservation du parc. Des blocs rectangulaires sont vite érigés. Deux ou trois mois avant la fin des travaux et la distribution de ces nouveaux logements, il eut une réunion au quartier, il n'était pas question qu'une fois de plus nous soyons exclus de la distribution de ces appartements. Nous avons décidé à l'unanimité d'arrêter les travaux afin de faire valoir nos droits, cela a fait bouger toute la ville, les responsables de l'APC, de la wilaya, les policiers, et des journalistes furent dépêchés sur les lieux pour s'enquérir du pourquoi de notre révolte. Le blocage dura deux semaines. Nous avons permis la reprise des travaux lorsque le chef de daïra par l'intermédiaire d'un de ses envoyés nous a garanti que nos demandes seront sérieusement prises en considérations. «Ces logements sont réceptionnés en 2012 et donc prêts à être attribués.» Fin de la visite guidée du sympathique Mourad Rezki. Inlassablement il rabâche ce même et long speech à tous ceux qui briguent la mairie depuis des années. Aujourd'hui nous sommes en 2019, c'est-à-dire sept ans plus tard, le temps qu'a mis notre pays pour recouvrer son indépendance, et aussi incroyable que cela puisse paraître, aucun de ces logements n'a encore été distribué. Fuyant leurs responsabilités, les élus qui se sont succédé à la tête de la commune se sont renvoyé la balle. Mourad, quant à lui, n'arrête pas de contempler avec amertume ces blocs de ciment, qui ressemblent à des spectres menaçants. Il lui arrive de penser qu'ils le narguent. Un beau jour on vint le prévenir que des fissures commençaient à apparaître sur les deux bâtiments situés un peu plus haut. Au début il croyait que c'était une blague, mais il décida quand même de y jeter un coup d'œil. Il constata rapidement que cela n'avait rien d'un canular. Les murs extérieurs étaient bel et bien lézardés. Incrédule, il ne voulant pas croire au spectacle qui s'offrait à ses yeux, comment est-ce possible ? C'est Fateh, un de ses amis et voisins, qui lui fournira l'explication. - Mourad, sais-tu pourquoi on a choisi le nom d'Oued Roumane à notre quartier ? - Bien sûr que je le sais, il y a un oued qui coule sous l'asphalte de la route, il est juste couvert, durant les fortes pluies, il lui arrive de déborder et d'inonder tout sur son passage. - Les deux blocs où sont apparus les fissurent se trouvent à seulement quelques mètres du lit de notre oued, je pense que le sol à cet endroit doit être spongieux et que les fondations ont été fragilisées par des attaques souterraines des eaux. - Les ingénieurs chargés de l'étude des sols ont procédé à des sondages, carottages et autres vérifications avant le lancement des travaux. - Je ne suis pas un expert, je peux me tromper, mais à mon avis le problème ne doit venir que de là. Quand les eaux se déchaînent ils peuvent provoquer des dégâts dévastateurs. Je vais te raconter une histoire à ce propos qu'a vécue une personne que je connais. Ce monsieur qui voulait avoir une résidence secondaire en bord de mer du côté de Saket sur la côte ouest de Béjaïa, le seul emplacement qu'il jugea spacieux et pas loin de la mer se trouve sur le lit d'un oued. Il se renseigna, on lui répondit que cela faisait des années qu'il n'a pas charrié une goutte d'eau. Rassuré il érigea une luxueuse villa, dont la construction a duré deux ou trois ans. Il n'eut aucun problème, mais par un hiver pluvieux où durant plusieurs jours il avait plu des cordes, la superbe résidence fut emportée par les eaux, elle a complètement disparu du paysage, comme si elle n'avait jamais existé, la nature avait repris ses droits. - Tu penses que c'est ce qui risque d'arriver ici ? s'inquiéta Mourad. - Les bâtiments ne vont pas disparaître, mais ils risquent de s'enfoncer chaque jour un peu plus. Une chose est sûre, je ne me risquerai pas à l'intérieur de ces deux blocs avec ma femme et mes enfants. L'ironie du sort pour ce jeune père de famille, c'est qu'avant, il craignait l'effondrement des vieilles bâtisses construites il y a de cela un siècle, aujourd'hui il doit s'attendre à ce que ce soit les bâtiments montés à l'aube du troisième millénaire qui s'écroulent comme des châteaux de cartes, voyant ainsi son rêve d'être relogé repoussé aux calendes grecques.