Il y a des jours comme ça où, le matin déjà, juste au moment du réveil, on sent battre la sinistrose dans un cerveau encore endormi. Oui, il y a des jours comme ça où l'on ressent le besoin de rester caché au fond de son lit. Juste comme ça. Juste pour envoyer paître la lumière du jour. Juste pour ne pas ressentir, un moment, la matérialité du dehors. Juste rester, coincé au fond de soi, dans une gestuelle de repli. Juste pour ne pas avoir à bouger sa carcasse. Juste pour tenter de restituer le rêve inachevé d'un idéal écorché. Juste pour éviter de faire «comme» et d'aller vers la masse anonyme. Juste pour rester caché le temps d'une déprime. Oui, rester caché pour ne pas avoir à porter, en soi, des justifications. Juste pour tenter de se retrouver face à soi, dans un soliloque démentiel. Oui, se regarder dans le blanc des yeux. Et faire peut-être une esquisse de bilan. Il y a des jours comme ça où, inquiet, on scrute l'horizon, pour voir si un ami ne pointerait pas le bout de son nez. Oui, un ami oublié qui viendrait, juste comme ça, pour nous rappeler d'hier. Et nous dire qu'il y a tout de même une once de retrouvailles. Il y a des jours comme ça où, subitement, on se met à dévider l'écheveau de souvenirs velus qui, au fond, constitue la personne. Oui, nous ne sommes qu'une addition de souvenirs. Il y a des jours comme ça où, perplexe, on se dit qu'hier est mieux qu'aujourd'hui. Oui, nous magnifions le passé. Parce que la mémoire a tendance à être sélective. Qui garde le meilleur. Et atténue le mauvais. Il y a des jours comme ça où, désespéré, on s'accroche au moindre esquif. Oui, nous acceptons le moindre dictame. Les amis en font partie ; ils représentent une part de nous-mêmes. Parce qu'ils ont fait partie de notre vie. De notre passé. Il y a l'ami qui a usé le fond de sa culotte à une rangée de la nôtre et qui attend, avec impatience, la récréation pour partager avec nous le chewing-gum. C'est l'ami attentif. Celui qui nous tient par la main. Celui qui nous passe le livre d'images. Celui qui nous accompagne jusqu'au seuil de la maison. Mais, au bout de l'école, les chemins se séparent. Car la vie accapare les uns et les autres. Les choix de vie, aussi. Mais nous gardons de ces bouts d'enfance un souvenir ineffable. Et l'on se dit, avec nostalgie : «Ce fut mon camarade d'école.» Comme une image floue. Mais que l'on s'entête à sauvegarder. Pour ne pas oublier. Pour ne pas mourir, tout à fait. Puis il y a l'ami bidasse. Dans la caserne, on est côte à côte, parce qu'on a la même taille. Allez, en rang serré. Une, deux. On ne se dit pas grand-chose. On attend juste la perm'. On mange presque à la même gamelle. On se console mutuellement. On se soutient. Parce qu'il y a des centres d'intérêts communs. On se passe des sous. Voilà, l'instruction est achevée. On s'échange les adresses. On se promet de s'écrire. De se revoir. D'aller l'un chez l'autre. Puis, les affectations diffèrent. Puis, on ne s'écrit pas. Puis, on s'oublie. Puis, on attend la quille. Puis, il faut faire sa vie. Promotion. Famille. Puis, la retraite. Puis, il faut obligatoirement oublier. Il y a des jours comme ça où, carnivore, la mémoire déploie ses rets. Pour porter l'estocade à un esprit qui tourne au ralenti. Oui, au ralenti parce qu'il refuse un surplus d'effort. Comme s'il n'avait plus de raisons d'aller en avant. Mais, en avant de quoi ? Dès lors, on se dit qu'il faut peut-être se résigner à aller puiser, justement, ce sursaut d'énergie dans les livres qui, silencieusement, font semblant de s'assoupir sur les étagères de la bibliothèque. On tente de trouver l'apaisement avec ceux qui ont sacrifié leurs neurones pour nous apprendre à rêver. On prend un recueil de poésie. Il est de Djamel Amrani. Oui, ce poète qui a hanté les rues de sa cité, en marge de ses appels, juste pour trouver le mot valable et dire à sa société le poème de l'espoir. Il n'a jamais cherché à plaire. Encore moins à complaire. Il a supporté des années de passion dans une gestuelle poétique, à la limite de la névrose. Poète de la grande ville, Djamel Amrani a creusé son sillon d'un araire de nostalgie assumée ; il a pris sur lui d'assumer ses délires ; il a pris sur lui d'aller au-delà d'une réalité complexe pour son âme d'enfant ; il a pris sur lui de garder sa fidélité au seul remède : sa poésie. Parti Djamel ? Non, il hante encore, de ses pas lourds, le poème sur le bout des doigts, Alger qui n'a pas su reconnaître, en lui, la passion inextinguible des mots. Il disait : «Je croyais inventer la vie/A ton image/Le ciel sollicitait mes rêves naïfs/Et d'absence en absence/Tu fixais/Mes soirs d'exil.» Juste à côté, Tahar Djaout, cet intellectuel pluriel, ne cesse d'offrir un sourire immense, le salut fraternel, le roman de la justesse, le poème de la lutte et le sacrifice ultime. Les vigiles n'ont pas changé ; ils sont restés eux-mêmes ; ils traquent toujours le rêve ; ils refusent d'abdiquer ; ils sortent par la porte et reviennent par la fenêtre. Puis, il n'est plus nécessaire d'inventer le désert ; il est dans nos cœurs et dans nos gestes ; il est aux portes de nos villes ; ils charrient derrière lui des scorpions et des serpents à figure humaine ; Ibn Toumert n'est plus un prétexte historique ; il a fait des petits. Juste pour dire à Tahar Djaout, où qu'il soit, nos martyrs ont été exhumés malgré eux ; ils doivent désormais se retourner dans leur tombe, à défaut de pouvoir revenir un jour. Laissons dire Djaout : «Seules les mathématiques sont un refuge. Refuge contre l'amour, refuge contre la naissance de ce sentiment qui vous fait voir le monde plat (…) Non, je ne serai jamais mathématicien, car la vérité ne veut rien dire.» A côté de Djaout, Malika Mokeddem, romancière du retour totalitaire, nous jette à la figure Sa vérité de femme transie. De femme d'à côté. De femme révoltée. De femme militante de la vie. De femme insomniaque. De femme responsable. De femme insoumise. Même si depuis quelque temps, déjà, elle observe un silence inexpliqué, Malika Mokeddem demeure le récif vigilant contre lequel viennent buter les vagues négatives. Je retiens cette citation de cette grande dame : «Ecrire, c'est gagner une page de vie, c'est reprendre un empan de souffle à l'angoisse, c'est retrouver, au-dessus du trouble et du désarroi, un pointillé d'espoir. L'écriture est le nomadisme de mon esprit, dans le désert de ses manques, sur les pistes sans autre issue de la nostalgie, sur les traces de l'enfance que je n'ai jamais eue.» Il y a des jours comme ça où la réclusion est une simple volonté. Où l'extérieur se représente comme un guet-apens. Où la solitude est un modèle de survie. Y. M.