A moins d'un mois de l'élection présidentielle anticipée prévue le 15 septembre prochain, où pas moins de 60 candidats ambitionnent de gravir les marches du palais de Carthage, l'atmosphère, déjà heurtée par les féroces rivalités, est, une fois de plus, alourdie par un événement «surprenant et inattendu ». En effet, Nabil Karoui, chef du parti Qalb Tounès et patron de la chaîne TV Nessma, a été arrêté vendredi dernier et mis en prison au motif de «blanchiment d'argent» notamment, dont il est accusé avec son frère. Notons que c'est là une ancienne accusation de l'ONG IWatch. Auparavant, il a été frappé d'interdiction de sortie et ses avoirs gelés ( IST chez nous). La HAICA, instance chargée du contrôle des élections, met en avant l'utilisation de la chaîne Nessma pour sa campagne électorale. Qualb Tounès dénonce des «pratiques fascistes et un kidnapping violent» qui portent un coup au processus démocratique en Tunisie. Nidaa Tounès et Ennahdha dénoncent cette arrestation. C'est, assurément, un coup de massue sur la tête que reçoit le candidat des pauvres et des laissés-pour-compte, tel qu'il est présenté. Cela lui fait un casier judiciaire éliminatoire pour tout prétendant aux élections. Le golden boy de 56 ans, natif de Bizerte, tombe donc sous le coup de cette interdiction, à moins d'un retournement de situation. Mais pourquoi cette mesure extrême contre un candidat, président d'un parti légal ? D'abord les sondages le placent en haut des intentions de vote et rien que cela met dans l'effroi la classe politique traditionnelle tunisienne qui voit en lui un intrus dans un domaine réservé et donc un arriviste capable de porter un coup à l'ordre établi. La volonté affichée, autant dans le discours que par les actes, de Nabil Karoui d'être le candidat de la lutte contre la misère et des laissés-pour-compte met dans tous ses états la bourgeoisie tunisienne. Alors tous les coups sont permis contre l'empêcheur de tourner en rond. Le président de Qalb Tounès ne cadre, évidemment, pas avec les vues des caciques qui ont fait bon ménage avec l'ex-Président Ben Ali. Ni avec les sympathisants d'Ennahdha ou de toute autre mouvance islamiste tunisienne. Des dizaines de salafistes se sont attaqués aux bureaux de la chaîne télé et sont allés jusqu'à s'en prendre au domicile de son patron en octobre 2011. A cet égard, il y a lieu de rappeler le fameux procès de «Persopolis» qui a défrayé la chronique. En effet, Nabil Karoui a été traîné devant la justice pour avoir diffusé sur sa chaîne télé Nessma d'un programme qualifié d'«atteinte aux valeurs du sacré», entendre par là l'Islam. Nabil Karoui s'en défend et s'en sort avec une amende qu'il dénonce, par ailleurs. Jeune, moderniste, en faveur de la promotion de la femme à de hauts postes de responsabilité politique, il peut se prévaloir d'une «success story» qui ne manque pas de faire des jaloux. Affaires et politique sont aujourd'hui les traits marquants de ce personnage controversé. Pour avoir partagé un repas, sur son invitation, à Alger, en compagnie du chanteur Baâziz, il nous laisse l'impression d'un entrepreneur déterminé. Il nous a même appris qu'il est de grand-mère algérienne ! Les algériens l'ont découvert à travers l'émission à succès «Akher kalima» animée sur la fin par l'humoriste Salah Aougrout dit Souileh. C'est que le patron de Nessma a fait ses classes dans les grandes multinationales de publicité et de communication, un atout qui va servir ses desseins. Il crée avec beaucoup de réussite le groupe Karoui & Karoui World avec son frère Ghazi. Il n'hésite pas à mettre en pratique cette maîtrise des nouveaux moyens de communication à la différence de ses adversaires. Et déjà, en décembre 2010, sous la dictature de Ben Ali, il ouvre sa chaîne aux débats politiques. Il balisera le terrain à Beji Caïd Sebsi (décédé à 92 ans le 25 juillet dernier) pour sa conquête du pouvoir, ses bureaux abriteront Nidaa Tounès, dont il est membre fondateur qu'il quittera, par la suite, pour créer son propre parti, suffisant pour faire son apprentissage politique et découvrir les coulisses de la politique tunisienne, ses acteurs, ses us et coutumes à ne pas enfreindre. Réussir sur le plan professionnel est une chose, faire de même en politique en est une autre. Se prévaloir d'une aura populaire sera-t-il suffisant pour le sortir de cette mauvaise passe alors que la Tunisie est entrée de plain pied dans la campagne présidentielle ? Son arrestation va-t-elle mobiliser les démocrates tunisiens en faveur de sa libération et, partant, sa poursuite de son objectif : le palais de Carthage ? Quoi qu'il en soit, la «révolution du Jasmin», qui laissait entrevoir la naissance de la première démocratie dans un pays arabe, semble domestiquée et récupérée par d'autres notabilités rompues à la chose politique. Aucune date pour sa comparution éventuelle au tribunal n'est annoncée. Nabil Karoui en fait les frais ! Brahim Taouchichet