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Du processus de transfert de souveraineté
COLLECTIONS ET MUSEES : DE LA CONSTRUCTION D'UN PASSE COLONIAL (4e partie et fin)
Publié dans Le Soir d'Algérie le 26 - 08 - 2019


Par Mourad Betrouni
Examiner objectivement les conditions et modalités de transfert de souveraineté en matière d'archéologie, de sites, de monuments, de collections et de musées, dans le sillage des Accords d'Evian, c'est d'abord ajuster les outils d'examen et les instruments d'analyse à la nature des objets et des sujets sollicités, qui peuvent recouvrir de multiples facettes, allant du champ scientifique et technique à ceux juridique, politique et idéologique. Par outils et instruments s'entend, également, la proximité ou la distance à observer devant l'objet et le sujet, les concepts, notions et terminologies utilisés ainsi que l'approche méthodologique envisagée.
Il serait utile, voire même nécessaire, dans cette analyse rétrospective, de revisiter le sujet, non pas dans le seul sens politique de recouvrement de la souveraineté, mais dans celui, aussi, technique, d'appropriation des infrastructures, des équipements et du mobilier archéologique, support d'une identité et d'une mémoire recouvrées. L'acte de diagnostic, à une première échelle d'observation, consiste à examiner, analyser et évaluer le sujet dans tous ses compartiments, la recherche scientifique, la protection et la conservation, la restauration, la valorisation, la patrimonialisation des biens archéologiques mobiliers et immobiliers, les musées et les politiques et stratégies envisagées.
C'est un exercice fort complexe et difficile en même temps, surtout dans le cas spécifique de l'Algérie, dont la géographie et l'histoire sont si singulières.
Un exercice qu'il s'agira de mener selon deux postures différentes, voire antagoniques : la première, relative à un contexte colonial, qui a duré 132 ans, de 1830 à 1962, marqué par des politiques et des stratégies de fabrication d'une mémoire et d'une conscience coloniales, pour justifier et légitimer la possession française de l'Algérie, avec un corpus documentaire, conceptuel et terminologique des plus fournis, et la seconde, correspondant à un contexte national, dans lequel l'Algérie indépendante est appelée à rétablir, réhabiliter et restaurer son identité et sa conscience nationales.
Il est utile de souligner, ici, que dans le contexte colonial, le monde dit arabo-musulman, sphère considérée d'appartenance idéologique et politique de l'Algérien, n'a jamais sollicité la science archéologique, pour produire un corpus minimum pouvant servir de base au processus de réappropriation de l'archéologie algérienne, au lendemain de l'indépendance. L'archéologique demeurant le domaine exclusif de l'Occident ou plus exactement de la France (corpus bibliographique exclusif). Il s'agira, devant ces difficultés épistémologiques, conceptuelles et méthodologiques, d'analyser les conditions et modalités de transition — si transition il y a — du colonial au national.
L'archéologie classique et la préhistoire
Etablie sur un peu moins d'un siècle et demi, la colonisation française avait dessiné une cartographie archéologique pour les besoins de fabrication d'une mémoire coloniale, en mettant en relief les référents d'une identité et d'une conscience romano-latino-chrétienne, partant d'une politique d'inventaire, de classement, de protection, de conservation et de restauration de monuments immobiliers et mobiliers et de sites archéologiques et historiques.
Cet effort d'investissement dans l'héritage archéologique s'adressait non pas aux populations «indigènes», dépossédées et refoulées, mais à des populations européennes qui les remplaçaient progressivement pour s'y établir définitivement.
Le dispositif de légitimation et de justification du fait colonial était porté par deux mondes du savoir et de la connaissance : l'archéologie classique et la préhistoire, qui vont emprunter deux voies parallèles, la première, réunissant le monde de l'archéologie classique, où archéologues, historiens, architectes, appuyés par tout un contingent d'érudits organisés en sociétés savantes, et renforcés par les moyens logistiques et humains du génie militaire, constituera le capital constitutif de la batterie d'administration et de gestion de l'héritage archéologique; la seconde, rassemblant le monde de la préhistoire, de l'anthropologie et de l'ethnologie, où géographes, géologues, paléontologues, anthropologues et ethnologues, notamment, appuyés par des correspondants amateurs, s'orientera plutôt vers des objectifs scientifiques (congrès, colloques, publications), pour la production d'idées et de concepts inscrits dans une stratégie d'intégration de considérants à la fois scientifiques et idéologiques qui, loin de se chevaucher, participaient à la mise en place d'un schéma des cultures et du peuplement nord-africains, adapté aux objectifs idéologiques et politiques d'une colonisation de peuplement.
Il faut souligner que la préhistoire n'avait pas encore accédé à un socle épistémologique requis et un support méthodologique suffisant qui lui aurait permis de participer, dès le départ, à la conception d'une cartographie préhistorique au service de la colonisation, l'archéologie classique, par contre, tout particulièrement antique, est rentrée de plain pied dans l'arène politique et idéologique, servant de piédestal confortable à l'établissement colonial. Le financement gouvernemental destiné aux sites archéologiques cibles (mise en affleurement des édifices antiques) participait de cette vision idéologico-scientifique de légitimation de l'acte colonial
Sur le plan institutionnel, l'archéologie classique était administrée par la Sous-Direction des Beaux-arts, qui relevait du ministère français de l'Intérieur et qui était répartie entre un Service des antiquités, dont la principale mission était de mener des fouilles archéologiques, et un Service des monuments historiques, spécialisé dans les monuments antiques. La préhistoire, associée à l'anthropologie et l'ethnographie était, quant à elle, prise en charge, dès l'année 1955, par le Centre algérien de recherches anthropologiques, préhistoriques et ethnographiques dénommé Carape, dont le Musée de préhistoire et d'ethnographie du Bardo constituait le prolongement. Créé en 1955, ce centre était destiné à promouvoir, coordonner et contrôler l'ensemble des recherches concernant l'anthropologie, la préhistoire et l'ethnographie en Algérie. «il sera une sorte de Musée de l'Homme, à l'instar de celui de Paris ; l'actuel Musée d'ethnographie et de préhistoire constituera la partie accessible au public du nouvel organisme dont les trois sections seront essentiellement équipées en vue de la recherche scientifique.» (L. Balout, directeur du Carape et du Musée du Bardo).
Les circonscriptions archéologiques
Sur le plan de la gestion territoriale de l'héritage archéologique, les trois anciens départements (Oran, Alger, Constantine) étaient subdivisés en circonscriptions archéologiques, en vertu de l'arrêté du 26 avril 1949 portant création, en Algérie, des circonscriptions territoriales pour la surveillance des gisements archéologiques et préhistoriques. Il s'agit d'un quadrillage méthodologique qui coïncide avec la carte de répartition des vestiges romains (Atlas archéologique de Stéphane Gsell). Ces territoires seront ainsi soumis à une réglementation, un contrôle et un suivi. La circonscription intéressait à la fois l'archéologie préhistorique, libyque, punique, romaine, chrétienne et musulmane.
Ce découpage territorial voulait consacrer, par la preuve archéologique, la partition d'un territoire géographique entre une «Algérie du Nord», marquée par l'omniprésence des sites et monuments romains, et un Sahara dit «territoires du Sud», une surface dix fois plus grande, où la romanisation n'a pu s'établir.
La ville de Messaâd constituait la limite d'extension vers le Sud des traces romaines. La circonscription archéologique n'allait pas au-delà de cette limite. Ainsi, le Sahara ne sera jamais soumis au régime des circonscriptions archéologiques.
De la stratégie du repli et du redéploiement (1945)
Pour accéder aux clés de lecture des conditions et modalités de transfert de souveraineté en matière d'archéologie, de sites et monuments historiques et de musées, il faut remonter, au moins, à l'année 1945 et l'issue de la Seconde Guerre mondiale, ses incidences et ses retombées multiples, notamment l'aspiration des peuples à l'indépendance, qui commandait à la France coloniale de reconsidérer sa politique archéologique dans les trois pays maghrébins (Algérie, Maroc, Tunisie). C'est dans ce contexte de reformulation politique et dans un souci de sauvegarde des acquis de la France coloniale, que le Centre national de la recherche scientifique (CNRS) avait donné mandat, en 1955, à Michel Le Jeune, linguiste et helléniste français, pour «préparer le repli nécessaire des organismes de recherche français d'Afrique du Nord», en le désignant à la tête de la Direction scientifique pour les sciences humaines, qu'il occupera jusqu'en 1963.
Une nouvelle organisation de la recherche archéologique a été envisagée, conjointement en France et dans les trois pays du Maghreb, pour prendre en charge un long processus de transition et de répartition des acquis et des responsabilités en matière d'archéologie, selon les modes d'accès à l'indépendance de chacun des trois pays maghrébins. Il s'agissait, dans un premier temps, de pallier les difficultés provoquées par le retrait des institutions françaises de Tunisie et du Maroc et de créer de nouvelles institutions relayant celles établies sous protectorat.
En 1955, les nouvelles institutions étaient déjà mises en place. Seule l'Algérie demeurait sous administration française, l'archéologie demeurant, jusqu'en 1962, sous l'égide de la section 26 du CNRS, créée en 1959, pour les «Antiquités nationales et l'histoire médiévale».
En 1960, Lionel Balout, doyen de la Faculté des lettres et sciences humaines d'Alger et directeur du Centre de recherches algérien en préhistoire, anthropologie et ethnographie (Carape), fut chargé, par le même Michel Le Jeune, dans le cadre de la stratégie de repli et de transition, de réfléchir à la création d'un Centre de documentation et de recherches sur le Maghreb (CDRM).
Une initiative prise par le président du Comité d'action scientifique de défense nationale, le général Guérin, qui avait repris un projet de même nature conçu pour le Maroc en 1956, qui privilégiait une stratégie d'amélioration de la situation politique en Algérie, par le développement des études en droit, sociologie et psychologie, en ethnologie et anthropologie. Un projet, qui ne verra jamais le jour en Algérie, mais qui sera repris dans son contenu, par la section moderne et contemporaine du Centre de recherches sur l'Afrique méditerranéenne (Cram).
Le Cram d'Alger
En 1962, le Service des antiquités algériennes, dirigé par Jean Lassus, passait sous administration algérienne avec maintien du responsable français à son poste. Ce dernier aura pour mission principale la poursuite des travaux d'exploration et de fouilles archéologiques dont Paul-Albert Février assurait le contrôle et le suivi.
C'est dans ce contexte de transition, qu'en janvier 1962, le CNRS mit en place, à Hydra (Alger), un Centre de recherches sur l'Afrique méditerranéenne (Cram), dont la direction fut confiée à P.-A. Février, qui assura, en même temps et jusqu'en 1968, l'enseignement de l'histoire ancienne et de l'archéologie à la Faculté des lettres d'Alger. Il sera, à partir de 1964, désigné inspecteur des Antiquités sous l'autorité de Si Ahmed Baghli, alors directeur des Beaux-arts du gouvernement algérien.
A travers le Cram d'Alger, le CNRS mettra à la disposition du Service algérien des antiquités, un personnel technique et scientifique pour assurer les missions et maintenir les activités archéologiques sur le terrain.
Le Cram bis d'Aix-en-Provence
Entre 1962 et 1964, devant les difficultés de la transition — les Accords d'Evian mettant fin à la guerre d'Algérie, parachevant la décolonisation de l'Afrique du Nord et confirmant l'effacement des institutions françaises — le CNRS envisagea la création, dans le Midi de la France, d'un centre «destiné aux recherches archéologiques dans le bassin occidental de la Méditerranée». Un projet qui sera concrétisé en 1964, par la création du Centre de recherches sur l'Afrique méditerranéenne, dont le siège, qualifié de «principal», sera fixé à Aix-en-Provence.
Ce centre sera équipé de moyens pour organiser des missions de fouilles, exploiter les résultats et former des équipes de chercheurs et de techniciens. Il sera érigé en structure administrative mère, qui va recueillir et rassembler les travaux des différentes équipes de recherches françaises. Celles-ci seront rattachées ensuite au Centre d'études nord-africaines de l'Institut d'études politiques d'Aix, ainsi que les services archéologiques français rapatriés du Maroc et ceux maintenus en Algérie, sur le site d'Hydra.
En 1965, deux antennes du Cram seront ouvertes respectivement à Tunis et à Rabat. Le Cram d'Aix-en-Provence se mettra, ainsi, en synergie avec les trois pays du Maghreb. La liaison étant rétablie, le Maroc, l'Algérie et la Tunisie seront désormais inscrits dans la filiation archéologique française.
Du Cram d'Alger au Service des antiquités
En Algérie, la collaboration entre le Cram d'Alger et le Service des antiquités sera concrétisée par la poursuite des fouilles archéologiques du site d'Hippo Regius (Annaba, l'ancienne Hippone), le soutien et l'appui des travaux et activités archéologiques engagés avant l'indépendance : les «Mosaïques», les «Monuments inédits des grands sites» et les «Inventaires des inscriptions latines». Tous ces travaux, dits de la «section d'Alger», seront menés sous la responsabilité de P.-A. février. La collaboration algéro-française était encadrée par les dispositions de la loi n°62.157 du 31 décembre 1962, qui avait reconduit la législation française «dans ses dispositions non contraires à la souveraineté nationale».
En 1962, la sous-direction des Beaux-arts, relevant jadis du ministère français de l'Intérieur, est passée sous l'autorité du ministère algérien de l'Education nationale, comme subdivision de la Direction des affaires culturelles (DAC), qui héritera de tout le passif archéologique colonial, essentiellement matériel (arts, monuments, sites, musées, bibliothèques) et pour lequel l'Algérie ne disposait pas de compétences et d'expériences requises pour réaliser les ordonnancements nécessaires et l'ancrage à une politique nationale en matière de patrimoine culturel. La prise en charge de ce patrimoine culturel suivra un itinéraire tout à fait singulier qui empêchera la réalisation des ruptures escomptées.
C'est dans ce contexte de passations que s'établira une passerelle entre le Cram d'Alger, dirigé par P.-A. Février, et le nouveau Service algérien des antiquités, dirigé par J. Lassus, jusqu'en 1964 avant d'être remplacé par P.-A. Février. Ce dernier constituera, par un cumul de responsabilités, le principal élément d'articulation des actions et activités de recherches et investigations en archéologie : à la fois directeur du Cram, enseignant de l'histoire ancienne et de l'archéologie à la Faculté des lettres d'Alger et inspecteur auprès du ministère de l'Education nationale, il dirigera tous les travaux, inscrits dans les programmes de la «section d'Alger». Il sera conforté d'une douzaine d'experts scientifiques et techniciens français envoyés, dès 1964, en Algérie pour soutenir les travaux et activités archéologiques.
Les premiers jalons d'une archéologie algérienne seront mis en place, bien que s'inscrivant dans les projections françaises, usant des mêmes instruments cognitifs et techniques. Ils ont permis l'émergence des premiers archéologues algériens.
L'encadrement français continua d'assurer la Direction des affaires culturelles, notamment les domaines de l'archéologie, des musées, des monuments et sites historiques, en garantissant la poursuite des programmes de recherches engagés et en assurant l'enseignement de l'histoire ancienne et de l'archéologie à la Faculté des lettres d'Alger.
Le Carape et le Musée du Bardo
Au lendemain de l'indépendance, l'Etat algérien avait hérité d'un centre de recherche de renommée mondiale, par sa production et la qualité de ses chercheurs, le Carape, et d'un musée qui lui était rattaché, le Musée de préhistoire et d'ethnographie du Bardo. Il était, en fait, plus embarrassé qu'intéressé par une recherche préhistorique dont il ne voyait pas l'intérêt immédiat, dans les premières années de recouvrement de la souveraineté nationale, plutôt marquées par le souci de réappropriation du territoire et des richesses nationales.
En effet, après une brève interruption à la fin de la guerre de Libération nationale, le Carape a pu reprendre ses activités dans un cadre nouveau de coopération, celui de l'Organisme de coopération scientifique (OCS), qui succéda au (CRS). C'est dans ce cadre que Gabriel Camps, un Français natif de Misserghin, près d'Oran, passionné de l'histoire antique de l'Afrique du nord, ayant fait toutes ses études en Algérie et fréquenté le laboratoire d'archéologie préhistorique du Musée du Bardo, est affecté à la direction du Carape et du Musée du Bardo, en remplacement de L. Balout. Les Accords d'Evian avaient accordé une gestion française du Carape pendant encore quatre ans, avec un financement de fonctionnement dans le cadre d'une commission franco-algérienne de la coopération.
En 1964, le Carape, devenu Crape, passe sous la gestion du Conseil provisoire de la recherche scientifique (CPRS). En 1969, arrivé au terme du programme des Accords d'Evian, G. Camps rejoint la France ainsi que l'équipe de chercheurs et d'administrateurs français (une dizaine) qui se reconstitueront sous une autre forme à la Faculté des lettres et sciences humaines d'Aix-en-Provence. Il sera remplacé par feu Mouloud Mammeri.
Les musées d'Algérie : quels devenirs ?
Les musées hérités de la colonisation ont été créés entre la deuxième moitié du XIXe siècle et la première moitié du XXe siècle.
Ce sont, essentiellement, des musées archéologiques et historiques. A l'indépendance, ils ont continué à être régis par l'ordonnance n°45-1546 du 13 juillet 1945 portant organisation provisoire des musées des beaux-arts, dont les dispositions ont été reconduites par la loi n°62-157 du 31 décembre 1962. Ces musées se répartissaient en quatre catégories :
- les musées nationaux, qui relevaient de la tutelle de l'Etat : le Musée des antiquités classiques et musulmanes, le Musée de préhistoire et d'ethnographie du Bardo, le Musée des Beaux-arts et le Musée du Mont-Riant. Ces quatre musées sont situés sur les hauteurs de Mustapha, à Alger ;
- le Musée des arts populaires, qui dépendait des Services de l'artisanat au ministère du Tourisme, est situé au cœur même de La Casbah d'Alger ;
- les musées communaux, gérés par les municipalités et les sociétés savantes privées et qui étaient contrôlés par le Service des antiquités. Ils sont au nombre de quinze : les musées, d'Oran, de Constantine, de Tlemcen, de Cherchell, de Bougie, de Philippeville, de Guelma, de Souk Ahras (Musée Saint-Augustin), de Lambèse et les 6 musées sahariens ;
- les musées des circonscriptions archéologiques, qui relevaient, à la fois, du Service des antiquités (gestion des biens mobiliers) et du Service des monuments pour les biens immobiliers. Ces musées émargeaient au budget de l'Etat, selon les disponibilités et l'importance du site. Il s'agit des Musées de Djemila, Timgad, Tipasa, Hippone, El Kantara, Khemissa, Setif, Tébessa. A ces musées de sites d'importance, il faut ajouter les lieux de dépôt, notamment, de collections épigraphiques et dont la surveillance est conférée par le Service des antiquités à un personnel local, tels les sites de Khemissa, Madaure, Announa, Zana, Sigus, Hammam Meskhoutine, Aïn-el-Kebira, Sidi Mimoun, El Asnam et Messaâd.
Quelle politique muséale nationale ?
- Du premier rapport de la mission Unesco de 1964, sur «une étude d'ensemble sur les musées algériens, réformes et modernisation»
En 1964, sur demande du gouvernement algérien, un expert syrien de l'Unesco, le Dr Selim Abdul-Hak, directeur général des antiquités et des musées de Syrie, Consultant à l'Unesco — il deviendra, plus tard, chef de la division des musées et des monuments historiques à l'Unesco — est dépêché en Algérie, pour une mission de 38 jours (du 30 mars au 10 avril) ayant pour termes de référence «a : procéder à une étude d'ensemble des musées d'Algérie ; b : établir un programme pour le développement futur de ces musées, en ce qui concerne notamment la constitution et les méthodes de présentation des collections, l'étude et la mise en œuvre d'un plan de recherche, la formation du personnel spécialisé». Cette mission a été accompagnée par MSA Baghli, directeur des musées algériens, M. Jean Lassus, toujours directeur du Service des antiquités et des monuments historiques et P.-A. Février, directeur du Cram, auxquels il faut ajouter les directeurs, conservateurs des musées, les directeurs des fouilles et le personnel de la Direction des musées algériens.
- L'idée d'un Office national algérien des musées et des antiquités
Aux termes de son diagnostic des musées algériens, tels qu'hérités de la colonisation, le Dr Selim Abdul-Hak avait souligné, en préambule de ses propositions opérationnelles, que pour pouvoir appliquer une réforme radicale aux musées algériens, dans le sens de la modernisation complète voulue par le gouvernement algérien, il faudrait commencer par réformer les règlements des administrations régissant les musées. «J'ai proposé, disait-il, à la Direction des musées algériens sur sa demande, un projet de réorganisation de tous les services travaillant pour la découverte, la conservation, et la mise en valeur des biens culturels algériens, c'est-à-dire la Direction des musées algériens , le Service des antiquités et le Service des monuments historiques (qui a cessé pratiquement d'exister) et de les grouper en un seul grand Office national algérien des musées et des antiquités» (p. 38).
- L'idée d'un Musée national central
Parallèlement à la proposition de création d'un grand Office national algérien des musées et des antiquités, le Dr Selim Abdul-Hak préconisa la création d'un Musée national et central, qui regroupera les trois grands musées centraux, des antiquités classiques et musulmanes, de préhistoire et d'ethnographie du Bardo et des Beaux-arts d'Alger.
«Le Grand Musée national en question pourrait reconstituer tout le passé de la nation algérienne, exposer les meilleures créations des civilisations s'étant succédé sur son sol, éclaircir ce qu'elle avait reçu et donné, et ce, grâce aux progrès muséographiques qu'il accomplirait, servir de modèle pour tous les autres musées algériens. De tels musées ont prospéré et atteint un degré de développement élevé à Téhéran, Baghdad, Damas, Beyrouth, et la réunion de l'Icom à Neuchâtel en juin 1962 en a recommandé le type aux pays en voie de développement rapide» (p.41).
Le Musée central, à caractère national à Alger, sera organisé, selon l'expert, en « plusieurs départements et comprenant le matériel le plus représentatif pour illustrer l'art et la culture du pays dans les principes modernes adoptés en muséologie mondiale».
Cette proposition avait été adoptée par le gouvernement algérien et un architecte a même été chargé d'établir un plan inspiré de l'idée de Le Corbusier «un musée dit à croissance illimitée» avec de grands avantages d'agrandissement.
- Pour doctrine muséale algérienne
Le Dr Selim Abdul-Hak avait considéré qu'«il serait souhaitable, si le projet de décret portant création d'un Office national algérien des musées et des antiquités était accepté par le gouvernement de la République démocratique et populaire d'Algérie, tel qu'il est présenté ou bien modifié pour le rendre conforme aux dispositions juridiques, administratives, etc. en Algérie, qu'il soit complété par le projet d'un autre décret parachevant l'organisation muséographique algérienne» (p.40). Par cette proposition, l'expert syrien voulait signifier au gouvernement algérien que l'organisation muséale, dans le nouveau contexte d'indépendance, devait nécessairement être supportée par une doctrine muséale qui précisera, notamment, les modalités de répartition et les programmes des différentes catégories de musées (centraux, spécialisés, régionaux et de sites archéologiques).
Du deuxième rapport de la mission Unesco de 1966, sur les musées et la législation
En 1966, une autre mission Unesco est organisée pour assister et conseiller les autorités algériennes en matière de législation, de modernisation des musées et d'échanges internationaux entre musées.
C'est le Dr Kazimierz Michalowski, qui a été désigné comme consultant chargé d'effectuer la mission d'expertise, qui a duré 49 jours. Il a pu diagnostiquer neuf musées classiques (Musée des antiquités classiques et musulmanes, Musée d'ethnographie et de préhistoire du Bardo, Musée des arts populaires, Musée des beaux-arts, Musée du Mont-Riant, Musée d'Oran, Musée de Tlemcen, Musée de Sétif, Musée de Constantine) et sept musées de sites (Cherchell, Tipasa, Djemila, Hippone, Timgad, Lambèse, Tébessa). Dans son compte-rendu, il ne fait que reprendre les recommandations déjà faites deux années auparavant (1964) par M. Selim Abdulhak. Il s'agit, en clair, d'un diagnostic réalisé sur tout le réseau muséal d'Algérie, tel que laissé par la France coloniale en 1962.
Le projet du «Musée central national» ne sera jamais réalisé et la modernisation des musées aussi. Les millions de pièces, exposées dans des vitrines ou entreposées dans les réserves des musées, ne feront l'objet d'aucune politique ou stratégie muséales, continuant dans les mêmes techniques de présentation et d'exposition de collections permanentes, et les musées dits de sites prenant toujours en «otage» des biens culturels mobiliers non encore érigés en collections nationales.
Les musées d'Algérie et le contexte législatif
Les musées d'Algérie, quelle que soit leur tutelle, publique ou privée, ne sont, jusque-là, régis par aucun texte législatif. Seule une loi domaniale, établie en 1990, évoque, dans le chapitre relatif au domaine public artificiel de l'Etat, la catégorie «musée» sans aucune définition ou contenu de portée juridique. Ni l'ordonnance n°67-281, ni la loi n°98-04, n'ont consacré une disposition juridique relative aux musées et aux collections muséales.
Au lendemain de son indépendance (5 juillet 1962), l'Algérie avait reconduit la législation française applicable aux monuments historiques. Cinq ans plus tard, une autre loi, sous la forme d'une ordonnance, est promulguée. Il est surprenant de constater que cette ordonnance, qui a reconduit l'essentiel de l'ancrage juridique colonial relatif aux monuments et sites, n'ait pas repris les dispositions intéressantes de «l'ordonnance n°45-1546 du 13 juillet 1945 portant organisation provisoire des musées des beaux-arts» dont l'article 2 définissait le musée comme «toute collection permanente et ouverte au public d'œuvres présentant un intérêt artistique, historique ou archéologique».
- Le premier statut-type de musées nationaux (1985)
Face à un vide juridique en matière de musées et de collections muséales, il a été procédé, en 1985, à la création d'un statut-type des musées, qui organise et administre l'activité muséale dans le cadre d'un établissement public à caractère administratif (EPA) qui garantit l'exercice des deux missions essentielles de service public, la conservation et la présentation.
Dans son article 1er, le texte réglementaire définit «les musées nationaux» comme «établissements publics à caractère administratif, dotés de la personnalité morale, et de l'autonomie financière». Son article 2 stipule que «les musées nationaux ont pour mission, dans le cadre du plan national de développement économique, social et culturel, l'acquisition, la récupération, la restauration, la conservation et la présentation au public, d'objets et de collections à caractère historique ou culturel ou artistique».
Huit musées nationaux ont été créés en vertu de ce statut-type. Bien qu'usant de la proximité de l'ordonnance 67-281, ce statut ne renvoie à aucune mission de protection selon le principe classique du classement ou de l'inscription sur l'inventaire supplémentaire, les deux seuls mécanismes de reconnaissance officielle des biens culturels à valeur patrimoniale.
- Le second statut-type de musées nationaux et régionaux (1987)
En 2007, et devant l'absence d'ancrage législatif, un nouveau texte réglementaire est pris, pour fixer les conditions de création des musées, leurs missions, organisation et fonctionnement. Outre la forme de l'établissement public à caractère administratif (article 1), le musée est défini comme « toute institution permanente disposant de collections culturelles et/ou scientifiques composées de biens dont la conservation et la présentation revêtent un intérêt public et organisées en vue de la connaissance, de l'éducation, de la culture et de la délectation » (article 2). Le fait nouveau dans ce statut réside dans la distinction établie entre le «musée national , classé par la valeur de ses collections du point de vue historique, artistique, culturel et scientifique (art.13) et le «musée régional», par la qualité régionale de ses collections (article 24).
Après trois années de mise en œuvre de ce statut, la catégorisation national-régional a montré ses limites, considérant, d'une part, l'essence nationale des collections muséales – sauf dans le cas de collections privées – et, d'autre part, l'inexistence du concept régional dans le jargon juridique et administratif du territoire.
- Le troisième statut-type des musées et des centres d'interprétation à caractère muséal (2011)
En 2011, un examen critique du statut-type des musées nationaux et régionaux a permis d'envisager une nouvelle mouture qui, bien que non confortée par un dispositif législatif, ouvre de nouvelles perspectives de création d'institutions muséales à caractère national, avec ou sans collections. Le musée sera défini comme «institution permanente disposant de collections et/ou d'objet constitutifs de collections dont la conservation et la présentation revêtent un intérêt public et qui sont organisés et présentés en vue de la connaissance, de l'éducation, de la culture et du divertissement» (article 2). Ce nouveau statut ouvre le champ muséal aux collectivités locales et aux acteurs privés et institue, pour la première fois, le centre d'interprétation à caractère muséal.
En 1998, dans une conjoncture d'ouverture démocratique et devant une forte demande sociale en matière d'identité et de mémoire, une volonté politique d'accès à un autre niveau de conscience du patrimoine culturel s'est exprimée à travers une loi de protection du patrimoine culturel. Dépassant le concept de «monument», cette loi a opéré un recadastrage du patrimoine cultuel, allant au-delà des notions de sites et monuments archéologiques, en intégrant la dimension vivante, le caractère habité, les savoir-faire traditionnels, les métiers, l'artisanat, et en introduisant une catégorie fondamentale de notre patrimoine culturel, le centre historique, c'est-à-dire les casbahs, médinas, ksour, zéribas et autres mechtas qui font l'essentiel de nous-mêmes. Hélas, encore une fois, elle a occulté les deux dimensions fondamentales de la patrimonialisation collective : le musée et les collections.
Du musée «colonial» au musée «national»
Après l'indépendance, la «nationalisation» des musées coloniaux n'a pu supprimer le message dont ils étaient toujours porteurs. Des musées destinés à produire un discours, par l'objet et l'image, sur l'autre, dans un style et une méthode qui reflètent l'esprit et les objectifs de la colonisation. Le décor, le mode d'exposition, la qualité des objets, l'éclairage, les découpages chronologiques, thématiques ou régionaux, l'itinéraire des visites, sont autant de composants d'un cadre total, cohérent et significatif, d'une vision et d'une œuvre coloniales. Déranger ce cadre, c'est séparer l'esprit colonial de sa pratique. En «manipulant» l'ordre «colonial» de ces musées, nous n'avons pas fait autre chose qu'effacer les traces de tout un esprit et une pratique coloniaux.
Sur un simple numéro d'inventaire, qui renvoie à un nom, à un explorateur, un chercheur ou un missionnaire de la colonisation, qui avait fait don de «sa villa» pour en faire un musée — nous pensons aux belles villas et palais somptueux — ou de «sa collection», il est entendu qu'à travers cet acte transparait l'idée de concours, de participation et de contribution à l'œuvre coloniale par la voie pacifique de la culture et de l'érudition.
Or, l'institution de ce geste symbolique, de noblesse et de grandeur morale, qui pérennise par l'exposition des souvenirs coloniaux faits de trophées, de butins et d'autres objets exotiques, si elle participe d'un certain rituel de bienfaisance et d'un souci d'humanité, ne peut et ne doit occulter cette dimension destructrice d'une colonisation qui a annihilé des populations et des cultures entières et dont les signes demeurent entreposés dans des réserves ou emmurés dans des musées.
Refaire les étiquettes des vitrines ou changer la distribution d'une collection, ne résoudra point le problème, le musée colonial conservera son historicité en ce sens qu'il est la marque d'une «œuvre» coloniale dans toute sa plénitude.
Derrière chaque pièce il y a un nom et donc une histoire, l'inventaire n'étant pas un simple dénombrement statistique mais une preuve d'identité. C'est à ce niveau que le paradoxe demeure encore entretenu, y compris dans nos ultimes lois qui font de l'inventaire des biens culturels un acte de recensement d'objets sans statut patrimonial. Le Musée «national» des Beaux-arts et celui d'Etienne-Dinet à Boussaâda sont les deux illustrations les plus éloquentes de ce paradoxe.
Le Musée national, au sens de la nationalisation, c'est-à-dire de la patrimonialisation, doit exprimer, par la qualité de ses collections, l'état des lieux d'un peuple et de sa culture. C'est une carte d'identité où sont transcrits les signes les plus distinctifs, ceux qui réalisent le plus sûrement, d'une manière syncrétique, la relation de son passé à son présent, dans une perspective de projection dans le futur. L'objectif, en perspective, étant de dépasser le cadre global et encyclopédique dans lequel est restée enfermée la muséographie algérienne, en procédant à sa spécialisation progressive, et en répondant aux opérations urgentes d'inventaire, de redistribution et de répartition des milliards de pièces, toutes catégories confondues, entreposées dans les réserves des musées nationaux et des musées dits de sites archéologiques. Les musées «coloniaux», de caractère généraliste, ont été conçus pour un public d'adultes cultivé, instruit et élitiste. Leur message pédagogique et didactique est uniforme. Ils n'ont pas produit un langage muséal simple et simplifié, s'inspirant des techniques attractives de la communication et de la mise en scène théâtrale.
Dans le long processus de mise en musée, nombre de questions demeurent sans réponses : comment se sont constituées les collections de nos musées nationaux ? Qui en a défini les critères de sélection ? Comment s'est réalisé le passage de la fouille archéologique au musée ? Quelle est la composante des produits de fouille ? Quel est le devenir des produits de fouille ? Qui en est le responsable et quelle est la couverture juridique de tous ces produits de fouille ?
Les objets, de différentes natures (œuvres, cailloux, fossiles, os, métaux, tissu…), constituant les musées nationaux, regroupés en «collections permanentes» sont le produit d'un processus historique de ramassage, de collecte, de recensement, d'enregistrement, de publication et de publicité, destiné à produire et reproduire une mémoire documentaire coloniale, source de légitimation d'une identité française de l'Algérie. Comment s'est réalisée la translation du colonial au postcolonial, au lendemain de l'indépendance, en termes de transfert du matériau (mobilier) et de son corpus documentaire pour aboutir à la reconstruction de «collections nationales» ? C'est en évaluant les besoins en collections nationales par rapport au capital bien culturel mobilier, qu'une cartographie muséale est envisageable, dans le cadre d'un renouveau conceptuel et méthodologique. Par renouveau conceptuel et méthodologique s'entend la définition explicite des politiques de chaque musée, d'abord en fonction de l'audience, du niveau d'éducation et d'instruction du public ciblé, qu'il s'agisse d'une muséographie à vocation esthétique et artistique ou d'une présentation thématique scientifique et historique, nécessitant un discours pédagogique et didactique contrôlé.
Conclusion
Au terme de cette contribution sur les collections et les musées d'Algérie, comme artefacts techniques et symboliques de mesure du niveau de production, d'appropriation, d'assimilation, voire de rejet de valeurs constitutives d'une esthétique et d'une sensibilité culturelle, et à la lumière du corpus de données et d'informations, que nous avons déclinées, en partie successives, pour y faire ressortir la place de l'Algérie indépendante dans la construction d'une culture de la collection et du musée, il en est ressorti qu'après un demi-siècle d'indépendance, la collection, le musée et le patrimoine archéologique, d'une manière générale, n'ont pas encore été envisagés dans la perspective d'une production sociale et d'une construction collective, en rupture avec l'édifice conceptuel français, les modèles culturels et les pratiques héritées. L'Algérie demeure dans une forme d'appropriation artificielle de l'identité et de la mémoire. Une situation qui participe d'un processus de désubstantialisation et d'érosion de la mémoire de l'Algérien «indigène», coupé de sa relation historique, affective et émotionnelle à l'endroit de son patrimoine total «berbéro-punico-romano-latino-chrétien-musulman».
La cartographie des mécanismes politiques et techniques, qui ont présidé au passage d'une situation coloniale à une situation nationale, dans le domaine de l'archéologie, des sites, monuments et des musées — qui mérite d'être documentée davantage — constitue un outil de base pour la réalisation d'un examen-bilan des politiques et stratégies nationales envisagées dans ces domaines, pendant les cinquante dernières années de l'indépendance. La réalisation de cet examen-bilan est une nécessité, dans la perspective d'une nouvelle gouvernance, pour évaluer et mesurer les efforts et les investissements consentis dans ces domaines, après un demi-siècle d'indépendance, et y apporter les correctifs et les réajustements éventuels, pour l'élaboration des futures politiques publiques et stratégies porteuses.
M. B.
(*) Les parties consacrées au Sahara, par la spécificité du sujet, seront traitées ultérieurement.


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