Avec un élogieux score de 76,9% des voix exprimées, le candidat à la présidentielle tunisienne passe haut la main l'épreuve du deuxième tour du scrutin, face à son adversaire Nabil Karoui (23%), président de Qalb Tounès, son parti. Ces résultats officiels qui ne souffrent d'aucune suspicion lui ouvrent les portes du palais de Carthage. Sans tambour ni trompette, Kaïs Saïed (il n'a pas fait une campagne électorale traditionnelle) a, ainsi, défié les pronostics qui avaient parié sur des noms du personnel politique déjà aux commandes. Cela aura de profondes répercussions sur le résultat final d'une course pour le moins singulière aussi bien dans son contenu que dans son déroulement. Kaïs Saïed a préféré le travail de proximité en investissant les quartiers populaires et les interventions directes dans les médias. La population le lui rend bien, en particulier les jeunes de 18-25 ans, en le préférant à son rival, Nabil Karoui, dont les frasques (démêlés avec le fisc, blanchiment d'argent) ne sont pas faites pour rassurer les Tunisiens à la recherche, non de l'homme providentiel, mais de stabilité et de sérénité qu'ils veulent voir dans l'heureux élu. Libéré à la veille du scrutin (48 heures), le patron de Nessma TV aura créé une situation exceptionnelle parce qu'insolite, d'un candidat qui fait campagne à partir d'une prison ou par des intermédiaires, sa femme en l'occurrence et le porte-parole de son parti. Se voulant bon perdant malgré tout, il ne manquera pas de déclarer : « Il n'y avait pas d'égalité de chances ni pour les législatives ni pour la présidentielle.» Il compte, cependant, jouer un rôle de premier plan dans l'opposition grâce aux 38 sièges au Parlement obtenus aux dernières législatives. Et, cerise sur le gâteau, il pourra compter sur l'apport de son frère Ghazi, élu à Bizerte, ville de la Méditerranée, au nord du pays. Habitué à naviguer dans les méandres du monde des médias et connaissant leur impact, le candidat malheureux à cette présidentielle est rattrapé par ce qui est considéré comme une accointance qui sent le soufre, à savoir la mission de lobbying confiée et grassement payée à un Israélo-Canadien, qui plus est un ex-agent du Mossad, les services secrets de l'Etat hébreux. Malgré ses dénégations, les Tunisiens n'ont pas hésité à crier au sacrilège. Un impair suffisant pour le clouer au pilori des recalés au scrutin. Bien sûr, la volonté de «couler» le candidat Karoui n'est pas étrangère en partie à son échec, tout comme son emprisonnement pour les raisons citées plus haut, dans un pays échaudé par les scandales de corruption, le népotisme du régime Ben Ali et surtout la mal-vie de larges pans de la société tunisienne qui s'est soulevée en cette année 2011. La recherche d'une certaine moralisation des mœurs politiques ou même de la société avec la montée de la délinquance, la prostitution souterraine voire même le « zaouedj el djihad » auraient joué en faveur du candidat élu, Kaïs Saïed. Et d'ailleurs, fait nouveau et unique dans le monde arabo-musulman, le face-à-face en direct à la télévision aura eu cet avantage inestimable de mettre à nu les arguments de l'un et de l'autre ; et visiblement Nabil Karoui, l'habitué des plateaux, en aura fait les frais. Avec l'élection de Kaïs Saïed, les Tunisiens ont, ainsi, délivré plusieurs messages. D'abord qu'ils ne veulent plus entendre parler de l'ancienne équipe dirigeante post-Ben Ali, qui a failli dans sa mission de répondre aux attentes des millions de démunis. Par ailleurs, le retour progressif aux affaires des partisans du régime chassé par la révolution du Jasmin a eu l'effet d'épouvantail, et plus grave, a accentué l'exaspération de nos voisins tunisiens qui aspirent à un mieux-vivre, mais qui voient leur révolution détournée par ceux-là mêmes qu'ils ont massivement rejetés. Il se trouve, hier comme aujourd'hui, que l'aspiration à plus de justice est toujours aussi forte. Nabil Karoui qui a voulu capter cette doléance, avec quelques succès, n'était donc pas très indiqué pour assumer la fonction au plus haut sommet de l'Etat. Justice oui, aventure non ! Kaïs Saïed prêtera serment, au palais de Carthage, le 30 octobre prochain, ouvrant une nouvelle ère pour la Tunisie. En homme avisé, il a pris le soin d'adopter une attitude rassurante, aussi bien au plan interne que sur le plan international, promettant d'assumer tous les engagements de l'Etat tunisien. Si le Maghreb occupe une place de choix chez cet universitaire, professeur en droit constitutionnel, l'Algérie est très présente dans son discours puisque, dès le lancement de la campagne présidentielle, il a été l'unique candidat à mettre en avant tout l'intérêt pour la Tunisie de développer encore davantage ses relations multiples avec son voisin de l'Ouest. Il réitère cet engagement une fois élu, en déclarant que le premier pays à qui il accordera sa première sortie officielle est l'Algérie. Mieux, ce dimanche 13 octobre, il a adressé un message plein d'amitié au peuple algérien, « du plus profond du cœur ». Tout un programme. Le vainqueur du deuxième tour de la présidentielle affirme vouloir construire une « Tunisie nouvelle », car la révolution tunisienne est pour lui d'essence humaniste et que les philosophes, les savants en sociologie, en politique n'ont pas prévue». Fort de cette conviction, il promet de « rétablir la confiance à l'intérieur entre gouvernants et gouvernés ». Même si les secrets de cette élection restent à élucider pour une plus grande compréhension de mouvements de fonds dans la société tunisienne, le nouveau Président ne s'inscrit , ni dans un courant ni dans un autre (il n'a pas de parti !). A l'inverse de son rival qui paraissait tel un épouvantail aux effets repoussoirs, le nouveau locataire du palais de Carthage aura bénéficié du préjugé favorable des fans d'Ennahda (sur ses directives cela s'entend) et autres, franges traditionnalistes de la société. De quoi s'interroger sur le bien-fondé des démarches des mouvements se réclamant de la démocratie qui n'ont pas réussi leur envol. Bien au contraire. Difficile pour ceux-ci de transformer leur force de contestation et de proposition en capacité de gouvernance réussie, au double plan économique et social. Il reste que pour le Président élu, les défis sont immenses. Relance du tourisme, qui procure l'essentiel des revenus et recherche d'autres sources alternatives, chômage, sécurité et lutte contre le terrorisme. Autant de chantiers ardus. Faut-il croire enfin que la mort de l'ancien président Zine El Abidine Ben Ali, le 13 septembre dans son exil à Djeddah où, au demeurant, il est enterré loin de sa terre natale malgré son souhait, signifie aussi la fin définitive de son régime voire son système ? Brahim Taouchichet