«Les manifestations non-violentes ont deux fois plus de chances de réussir que les conflits armés — et celles qui engagent un seuil de 3,5% de la population n'ont jamais manqué d'apporter des changements, nous apprend David Robson, journaliste à BBC Future, dans un article réservé à cette « petite minorité qui peut changer le monde ».(*) L'ère des masses populaires est révolue, place aux minorités agissantes tapies derrière leurs claviers ; et elles sont d'autant plus percutantes qu'elles sont pacifiques. L'auteur exprime un éloge à la non-violence en rappelant ses récents succès : la démission de Marcos, le Président philippin en 1986 au quatrième jour de manifestations populaires ; le renversement du chef de l'Etat géorgien Eduard Shevardnadze en 2003 lors d'une prise d'assaut du Parlement, les fleurs à la main ; notre ex-Président Bouteflika et son homologue soudanais El Béchir se sont retirés des affaires après d'interminables mandats, grâce à des campagnes pacifiques de résistance. Le trait commun de ces expériences est que « la résistance civile des citoyens ordinaires a triomphé de l'élite politique pour parvenir à un changement radical ». Loin d'exprimer une marque de faiblesse, le pacifisme qu'empruntent les luttes est – selon « les recherches convaincantes d'Erica Chenoweth, politologue à l'Université de Harvard – non seulement « un choix moral » mais également, et de loin, « le moyen le plus puissant de façonner la politique mondiale » de nos jours. Erica Chenoweth a revisité des centaines de campagnes au cours du siècle dernier, pour conclure que « les campagnes non-violentes avaient deux fois plus de chances d'atteindre leurs objectifs que les campagnes violentes ». La démarche tient à un chiffre magique : « Environ 3,5% de la population participant activement aux manifestations garantirait un changement politique sérieux ». Chenoweth est arrivée à ces conclusions en s'appuyant sur une sorte de matrice philosophique de la protestation pacifique comme moyen de pouvoir qui intègre le parcours de nombreuses personnalités influentes de l'histoire : Sojourner Truth, abolitionniste afro-américaine, Susan B. Anthony, militante pour l'indépendance, Mahatma Gandhi, militant pour l'indépendance, et Martin Luther King, défenseur des droits civiques aux Etats-Unis. La démarche méthodologique de l'universitaire de Harvard est simple : «En collaboration avec Maria Stephan, chercheuse à l'International Center on Nonviolent Conflict (ICNC), Chenoweth a réalisé une analyse approfondie de la littérature sur la résistance civile et les mouvements sociaux de 1900 à 2006 — un ensemble de données ensuite corroboré par d'autres experts du domaine. Elles ont principalement examiné les tentatives de changement de régime. Un mouvement était considéré comme un succès s'il atteignait pleinement ses objectifs à la fois dans l'année suivant son engagement comme résultat direct de ses activités. » A contrario, « un changement de régime résultant d'une intervention militaire étrangère n'était pas considéré comme un succès. Une campagne était considérée comme violente si elle impliquait des attentats à la bombe, des enlèvements, la destruction d'infrastructures — ou tout autre préjudice physique à des personnes ou à des biens ». L'exercice a permis de recenser 323 campagnes violentes et non violentes (recensées entre 1900 et 2006) dont les résultats très frappants figurent dans leur livre Why Civil Resistance Works : The Strategic Logic of Nonviolent Conflict (Pourquoi la résistance civile fonctionne: la logique stratégique du conflit non-violent), paru chez Columbia University Press. La conclusion est sans appel : « Dans l'ensemble, les campagnes non-violentes avaient deux fois plus de chances de réussir que les campagnes violentes: elles ont conduit à un changement politique dans 53% des cas, contre 26% pour les manifestations violentes. La non-violence est rassurante pour des groupes de populations beaucoup plus larges, parce qu'elle ne provoque pas de graves perturbations « qui paralysent la vie urbaine normale et le fonctionnement de la société ». « Globalement, les campagnes non-violentes ont attiré environ quatre fois plus de participants (une moyenne de 200 000 personnes) qu'une campagne violente moyenne (50 000 personnes).» «Par exemple, la campagne du People Power contre le régime de Marcos aux Philippines a attiré deux millions de participants, alors que le soulèvement brésilien de 1984 et 1985 en a attiré un million et que la révolution de velours en Tchécoslovaquie en 1989 a attiré 500 000 participants. » Aucun succès ne paraît toutefois envisageable sous le seuil fatidique des 3,5% qui rendrait « inévitable » le succès : « Il n'y a pas eu de campagnes qui auraient échoué après avoir atteint 3,5% de participation à leur apogée .» Cette découverte a surpris son auteure Chenoweth en premier lieu. La non-violence tient son succès à des arguments de pure logique : elle exclut les violences, les horreurs et les effusions de sang ; elle affiche moins d'obstacles physiques à la participation et « maintient un haut niveau moral ». Les données compulsées par Chenoweth donnent à croire que « ce n'est que lorsque les manifestations non-violentes ont atteint ce seuil de 3,5% d'engagement actif que le succès semble être garanti. Au Royaume-Uni, cela représenterait 2,3 millions de personnes activement engagées dans un mouvement (environ deux fois la taille de Birmingham, la deuxième ville du Royaume-Uni); aux Etats-Unis, 11 millions de citoyens seraient impliqués, soit plus que la population totale de la ville de New York. Matthew Chandler, chercheur en résistance civile à l'Université de Notre-Dame, dans l'Indiana, et Isabel Bramsen, qui étudie les conflits internationaux à l'Université de Copenhague, jugent convaincants les résultats de Chenoweth et de Stephan, en insistant sur «l'importance de l'unité entre les manifestants». Sans unité, la petite minorité éclate en poussières. A. B. (*) David Robson, The 3,5% : How a small minority can change the world. BBC 14 mai 2019. https://www.bbc.com/future