[email protected] Une question habite de nombreux esprits, ici et ailleurs : pourquoi malgr� tant de d�g�ts �conomiques, politiques, sociaux, environnementaux et autres, le capital financier se porte politiquement et id�ologiquement comme un charme, au sens o� sa domination n�est pas s�rieusement contest�e pour �tre en cause dans l�imm�diat, alors que ses valeurs continuent � remplir les d�charges de la sagesse contemporaine ? Une telle question m�inspira d�abord une r�cente lecture de vacance, un roman relativement r�cent (il date de 2005) de Paul Auster, Brooklyn follies. L�un des personnages du roman, Tom, s�en prend furieusement � �l�endroit odieux� que l�Am�rique est en train de devenir par un terrible constat : �Les fous furieux de la droite chr�tienne. Les millionnaires�vingtans. com. T�l�-Golfe. T�l�-Foutre. T�l�-Naus�e. Le capitalisme triomphant sans plus rien qui s�y oppose. Et nous autres, si suffisants, si satisfaits de nous-m�mes, alors que la moiti� du monde cr�ve de faim et que nous ne levons pas le petit doigt pour y faire quelque chose. J�encaisse plus messieurs. Je veux me tirer.� La r�signation sugg�r�e par l�auteur est lourde de sens. A quoi serait-elle due ? Il nous vient � l�id�e une premi�re explication d�ordre g�n�rationnelle : la �vieille garde� encore aux commandes de la production intellectuelle, de l�orientation ou de la direction politique n�a pas pu s�extraire des alternatives �cul�es, d�pass�es, construites sur les crises et les ruptures affectant l��conomie r�elle h�rit�e de l��re industrielle et des projections conceptuelles du XVIIIe si�cle. Il reste encore � cr�er une nouvelle gauche comme le capitalisme avait enfant� �les nouveaux philosophes� � v�ritables chiens de garde de la pens�e lib�rale � au lendemain de la crise des ann�es 1970. La Fondation Jean Jaur�s, proche du Parti socialiste fran�ais, formulait � l�adresse de certains intellectuels invit�s au d�bat la question suivante : �Vous rangez-vous dans le camp du philosophe Jean- Claude Mich�a qui explique que tous les malheurs actuels du socialisme proviennent de son acceptation, ancienne d�j�, des th�ses fondamentales du lib�ralisme politique ou dans celui de la philosophe Monique Canto-Sperber qui consid�re, elle, que ces difficult�s proviennent au contraire de ce que les socialistes n�ont pas encore suffisamment assum� leur proximit� id�ologique ancienne avec le lib�ralisme ?�. La question ellem�me indique plusieurs pistes � suivre � m�me si les deux penseurs consid�rent que l��poque actuelle marque un triomphe durable du lib�ralisme �conomique. Les deux pistes sont : pour Monique Canto-Sperber, la n�cessit� de s�inscrire dans cette perspective pour pouvoir peser sur la r�alit� et pour Jean- Claude Mich�a, plus � gauche, de renier la part de lib�ralisme politique qui a �t� int�gr�e au socialisme pour pouvoir reprendre � la base la lutte contre le lib�ralisme �conomique. Jean-Claude Mich�a lie les m�andres actuels du socialisme � l�individualisme inh�rent aux Lumi�res : � ce titre, le lib�ralisme �conomique semble avoir la peau dure parce qu�il est structurellement attach� � l�engrenage des droits de l�Homme et de toutes les fadaises du lib�ralisme politique dont il est la r�sultante naturelle. L�histoire du socialisme, et plus g�n�ralement du mouvement ouvrier, se r�sume alors � la corruption progressive et r�p�t�e d�une authentique culture collective prol�tarienne par les id�aux bourgeois r�publicains qui structurent les institutions et le champ politique. Monique Canto-Sperber revendique, elle, en revanche, la continuit� entre la philosophie des Lumi�res, le lib�ralisme politique et le socialisme. Une fort belle contribution apporte une alternative originale � ces deux voies : elle est formul�e par Guillaume Duval, r�dacteur en chef-adjoint d�Alternatives �conomiques et auteur de Le lib�ralisme n�a pas d�avenir aux �ditions La D�couverte. Sa contribution a pour titre Eloge du ni-ni(*). Duval s�attaque � la croyance commune des deux intellectuels en la domination du lib�ralisme �conomique car, �ce faisant, ils confondent le discours dominant et la r�alit�. Il semble par ailleurs plus optimiste par ailleurs � l�avenir imm�diat en reliant ses perspectives r�volutionnaires � l��conomie immat�rielle, non marchande, que nous �voquions au d�but de notre propos : �Quelle que soit l�ampleur de la domination intellectuelle et m�diatique actuelle du discours lib�ral, de nombreux signes montrent qu�en pratique, le monde n�est pas du tout en train de prendre le chemin du r�ve lib�ral sur le plan �conomique. Non seulement � cause de la mobilisation croissante de ceux qui s�opposent � la �marchandisation du monde� mais aussi, et probablement surtout, du fait de la dynamique m�me du capitalisme. Le non-marchand progresse partout.� L��conomie non marchande accro�t par ailleurs le vieux foss� entre les nations : �Tout d�abord, dans les pays d�velopp�s, la part de ce qui dans l��conomie �chappe � une gestion purement marchande � via ce qu�on nomme les pr�l�vements obligatoires � continue inexorablement de s�accro�tre au-del� des al�as de court terme (�) Ce qui fait que les pays du Sud ont tant de mal � rattraper les pays riches, ce n�est pas tant leur insertion insuffisante dans le commerce mondial comme le professent le FMI ou la Banque mondiale ils sont la plupart du temps d�j� plus ouverts au commerce international que les pays riches. C�est surtout leurs difficult�s � construire eux aussi la part non marchande de leur �conomie : syst�mes d��ducation, de sant�, de retraites, d�adduction d�eau...� En sortant d�finitivement d�un monde domin� par les rapports marchands ��pas uniquement gr�ce � l�action de ceux qui contestent la �marchandisation du monde� mais aussi parce que la dynamique du capitalisme elle-m�me condamne de plus en plus les m�canismes de march� � jouer un r�le de plus en plus marginal� � on se retrouve face � une �volution paradoxale avec, d�une part, �le risque d�engourdissement bureaucratique et de d�rive autoritaire� et, d�autre part, le d�fi de pr�server les acquis du lib�ralisme politique, avec la tension classique entre d�fense de l�autonomie des individus et recherche de l��galit� des conditions de vie et des chances, dans un contexte �conomique qui est, en r�alit�, de moins en moins lib�ral. Quant aux instruments idoines pour concilier contraintes et perspectives, ils tiennent � de nouvelles alliances sociales, de plus en plus larges, dans lesquelles le vieux moteur prol�tarien rel�verait de l��ge de la pierre �Cela ne signifie pas que la gauche politique et syndicale soit d�sormais condamn�e � dispara�tre ou � ne repr�senter que les int�r�ts d�une minorit� de salari�s relativement privil�gi�s. Mais pour sortir d�une situation structurellement minoritaire elle doit apprendre � renoncer � se consid�rer comme �le� repr�sentant �naturel� de l�ensemble du salariat pour penser d�sormais son projet et sa politique en termes d�alliances entre des couches de salari�s dont les int�r�ts sont substantiellement divergents (�), une alliance des couches moyennes, des couches populaires et des exclus.� Une id�e qui gagne � ce qu�on lui donne � temps un contenu concret. �C�est � cela qu�il conviendrait probablement aujourd�hui de se consacrer plut�t qu�� gloser sans fin sur le lib�ralisme. L�id�e qu�on pourrait r�nover une id�ologie du XIXe si�cle vieillie gr�ce � une id�ologie du XVIIIe si�cle encore plus d�pass�e (en tout cas sur le terrain de la r�alit� �conomique et sociale concr�te) m�a toujours parue �trange�, conclut Guillaume Duval. La gauche reprend ainsi, � la grande joie des humanit�s, le chemin des id�es pour un nouveau changement. A. B. (*) Ren� Passet, Laurent Baumel, Guillaume Duval, Les Notes de la Fondation Jean- Jaur�s: Socialisme et Lib�ralisme,Tome 1, n�37, mars 2004.