Par Ahmed TESSA. Voilà seize ans que la réforme de l'école algérienne est en marche et rien ne marche… comme escompté ! Malgré les professions de foi généreuses lancées à son début (en 2002) et les efforts déployés ces dernières années – rien n'y fait ! Les points noirs sur son tableau noir persistent et se multiplient à vue d'œil. Certains de ces points noirs grossissent dans un silence assourdissant comme si c'étaient des tabous/totems auxquels il ne faut pas toucher. - cartable de l'écolier toujours en surcharge, à cause de programmes «obèses» qui génèrent une inflation de matières et de manuels. Telle est la rançon du triptyque moyenâgeux : bachotage/parcœurisme/restitution (sanction) - les mathématiques et les matières scientifiques persistent à jouer la bête noire des élèves, tous cycles confondus. Au bac 2019, seuls 4% ont décroché le «bac Mathématiques». Idem les sessions précédentes. Un indice ? Lors de celle de juin 2016, environ la moitié des bacheliers (toutes filières confondues) avaient demandé la filière universitaire «chari3a islamique» en premier choix. No comment ! - depuis des décennies, les statistiques officielles des examens continuent d'afficher de piètres résultats en langues, y compris la langue d'enseignement (l'arabe). Vestige/symbole mythifié (et mystificateur), hérité du système scolaire colonial, notre système d'évaluation - qui n'a d'évaluation que le nom - est source d'angoisse et de dérives psychopédagogiques indicibles et de désorganisation de l'année scolaire. - L'archaïsme de ce système scolaire n'a pas tardé à montrer son côté morbide : la phobie de l'école, les décès en salle d'examen, les suicides et tentatives de suicide ont fait leur apparition. Sans parler de la violence sous toutes ses formes – morales surtout. - L'aggravation de l'apartheid linguistique né de la coupure (linguistique) entre le scolaire et l'université, et ce, sur fond d'apartheid social et culturel qui donne à voir évoluer, dos à dos, deux types d'Algérien en formation. Ceux des familles aisées, généralement inscrits en école privée ou au lycée français, et ceux «mal nés», issus de familles damnées par des décennies de libéralisme sauvage et nourries de slogans idéologiques hypocrites. - L'absence prolongée, depuis des décennies, d'une formation initiale digne de ce nom. Vers la fin des années 1990, un vent de folie a fait brader les infrastructures de formation qui, jusque-là, comblaient les besoins du secteur en cadres. S'en est suivie depuis, une mascarade de recrutements (en externe) de dizaines de milliers de jeunes diplômés universitaires rongés par le chômage et jetés dans les salles de classe après un simulacre de formation théorique de type «kleenex» ( à la va-vite). Du jamais-vu depuis les indépendances des pays anciennement colonisés ! Un retour à Octobre 1962 malgré le pactole des 1000 milliards de dollars ! Les dommages directs causés à des générations d'élèves sont évidents. Dans un pays qui se respecte, on ne badine pas avec le recrutement des futurs enseignants, ni avec leur formation d'avant emploi. A ce jour, malgré la récupération de quelques infrastructures anciennement bradées, la formation initiale propre au secteur ne figure pas à l'ordre du jour. Ce sont les rares ENS (un héritage du système éducatif français) qui en sont chargées avec des capacités fort limitées et une formation toute en théorie, en décalage totale avec la réalité du métier. Pire que cela ! Nous assistons médusés à une tradition qui s'incruste dans les mœurs professionnelles de cette nouvelle vague d'enseignants : la célébration de la titularisation avant que la commission d'inspection ne fasse sa visite à l'enseignant(e) stagiaire. Gâteaux, thé, café soda et parfois méchouis sont préparés à l'avance pour boustifailler juste après la visite/alibi. Cette pratique immorale est la conséquence du «statut de la honte de 2010/2012». Que dire de l'accès au poste de directeur ou d'inspecteur pour des jeunes qui n'ont pas atteint la trentaine d'âge (expérience insuffisante). Ce statut de la honte a été dénoncé, à l'époque, dans une contribution ici même dans cette tribune avec le titre : «Statut de l'enseignant ou le syndrome de l'armée mexicaine». Pour l'enseignant(e) qui n'a jamais reçu de formation initiale, c'est un cadeau tombé du ciel. Pour ses élèves ce sera un coup du sort. Malheureux ou chanceux ! - L'éternelle minorisation de l'EPS et de l'éducation artistique : deux disciplines majeures mal vues par les gardiens du temple des constantes nationales. Selon leur logiciel sclérosé, elles dépraveraient l'esprit... et les corps de nos enfants/adolescents. - La langue amazighe enseignée pour les enfants amazighophones avec la méthode d'enseignement des langues étrangères, alors que c'est une langue maternelle. Et une langue d'enseignement (l'arabe classique «elfosha») enseignée comme langue maternelle – alors qu'elle ne l'est nullement pour le petit Algérien ou Maghrébin. - Des rythmes scolaires démentiels qui, comparativement aux normes internationales, font perdre à l'élève algérien l'équivalent de deux (2) années de cours sur la durée totale de sa scolarité (statistiques officielles du MEN données en 2016). A cause des examens et surtout des cours payants, nos élèves – ceux des classes d'examen en particulier - sont en vacances dès la mi-avril. Dans le monde, la journée de l'élève algérien est la plus chargée (avec celle de son homologue français). Journée passée entre les quatre murs de la classe. Des jours fériés à la pelle, sans compter les arrêts de travail (grèves)… - Pour corser l'addition et signe révélateur de cette déliquescence, nous avons sur les bras l‘explosion d'une pratique, quasi mafieuse, celle des cours payants, qui arnaque jusqu'aux élèves de 1° année primaire. Un commerce INFORMEL et CLANDESTIN juteux où des «maquignons de la pédagogie» bachotent dans des salles immenses archi bondées par une moyenne de cent élèves et… à 2000 voire 3000 dinars la séance. Au vu et au su des autorités en charge de traquer l'informel et l'argent sale. - A cela, s'ajoute le malaise récurrent des personnels enseignants, notamment ceux du primaire lésés par le statut de la honte négocié en 2010. Sans oublier les autres catégories de personnel ignorées lors des négociations qui ont accouché de ce statut décrié à juste titre. La liste des tares est trop longue pour la contenir dans un article de journal. « Il n'y a pas de quoi s'alarmer » diront certains. Pour eux, les constantes nationales sont bien choyées et « c'est là l'essentiel». De génération en génération, ce concept populiste («constantes nationales» au lieu de valeurs universelles) a anesthésié l'intellect de nos enfants. En réalité, les disciplines en charge de ces constantes (arabe, histoire, philosophie et éducation islamique) sont des victimes collatérales de cet aveuglement idéologique. Elles sont malmenées, mal enseignées, manipulées, falsifiées : ce qui déroute l'élève et le pousse à s'en détacher. La preuve est fournie par la triche aux examens, cette hantise des autorités scolaires. Sans parler de l'incivisme érigé en mode de comportement (violence, drogue…). Et pourtant, en 2002, les responsables parlaient de la «magie de la réforme» à grands coups de manchettes et de discours. Les paroles avaient de quoi séduire. Restaient les actes ! Ne voilà-t-il pas qu'il a fallu attendre 13 ans pour qu'une évaluation de cette réforme soit faite ? L'équivalent d'une scolarité entière sans que l'on sache où nous menaient ces mesures dites «révolutionnaires» ! Inimaginable sous d'autres cieux ! En juillet 2015, est organisée la première évaluation nationale de la réforme de l'école algérienne. Sans complaisance, le verdict tombe tel un couperet ! Les 13 ans de réforme ont accouché de dérives d'ordre pédagogique et organisationnel. Elles ont été cernées et des propositions émises pour les traiter de façon radicale. Mais en vain ! Des blocages en veux-tu, en voilà ! Ainsi, au lieu de s'en inquiéter et d'approfondir la réflexion pour y remédier, les partisans du statuquo (des cercles parrainés par le wahhabisme du Golfe : des médias privés et des partis politiques) s'en allèrent battre le tambour des «constantes nationales menacées». Cette levée de bouclier sera relayée au sein même du secteur par quelques syndicats dont les responsables sont affiliés à ces cercles wahhabistes. Au finish, les mesures recommandées par la Conférence d'évaluation tomberont à l'eau, une à une. Et vogue la galère d'une école sinistrée : l'archaïsme sacralisé aura de beaux jours à vivre dans nos salles de classe. De la sorte, perdureront les souffrances de millions d'élèves sacrifiés sur l'autel de ce même archaïsme et de cet aveuglement idéologique. Comme preuves parlantes, ces quelques témoignages poignants de parents accablés par les souffrances de leurs enfants. Témoignages En matière d'éducation scolaire, il est des vérités qui ne blessent que ceux qui ne veulent pas les voir en face. A force d'adopter la posture de l'autruche, les partisans du statu quo aggravent la facture salée que le contribuable débourse pour le fonctionnement d'une école malade…qui tue. Peut-être que ces situations dramatiques générées par un tel système scolaire les feront réagir et … raisonner. Témoignages en série ! Dans une de ses nombreuses études consacrées au phénomène du suicide chez les enfants et les adolescents, le docteur Mahmoud Boudarène a cité l'ECHEC SCOLAIRE comme étant l'une des causes du passage à l'acte fatal. Si de rares cas ont été relatés par la presse, nombreux sont ceux qui sont passés inaperçus de l'opinion publique. Ainsi, à l'orée de l'an 2000, au moment où les enfants de son âge fêtaient l'entrée au III° millénaire, une collégienne de la wilaya de Mostaganem se suicidait suite à une observation rédigée au bas de son bulletin de fin d'année. De retour de l'école, Amel scolarisée en 8°AF (à l'époque, équivalent de 3°AM actuelle) décida de se pendre à un arbre aux abords de la maison familiale. Dans une poche de son tablier, le bulletin fatidique avec en rouge la mention «orientée vers la vie active» - cynique euphémisme qui signifiait «exclue». Aux dires de son entourage, elle avait préféré mourir que d'avoir à affronter un père qui la brutalisait à chaque fois qu'elle ramenait de mauvaises notes. Pour les enfants, l'attitude des parents est souvent source de détresse aggravée. Des parents qui s'alignent sur la logique scolaire laquelle privilégie la fonction sociale de la notation au détriment de sa fonction pédagogique. Avant d'être sermonnée ou battue par des parents irresponsables, une certaine catégorie d'élèves souffrent d'abord en classe où ils sont pointés du doigt, dévalorisés, raillés. Pour cause de mauvaises notes ! Les enfants eux –mêmes sont formatés par la dictature de la note. Quitte à tricher, frauder, copier. On se souvient de ce professeur de mathématiques dans la wilaya de Tipasa, qui tomba à la renverse sous un coup fatal asséné par un élève. Il décéda sur-le-champ. Cela s'était passé en période de composition de mathématiques du 3e trimestre. L'auteur du délit était pris en flagrant délit de triche. Le professeur venait lui demander sa copie, comme le stipule le règlement (voire la lui retirer). Réaction violente que le malheureux professeur n'attendait pas de la part d'un de ses élèves. Au BEM session 2013, une candidate succomba à un arrêt cardiaque après avoir lu le contenu de l'épreuve de physique. Déjà au sortir de la maison pour venir à l'examen, la pression ainsi que la peur/panique étaient à leur maximum. Au bac 2018, aussi, un décès a été enregistré en pleine épreuve. Quant aux tentatives de suicide de candidats au bac, elles sont régulièrement rapportées par la presse à chaque proclamation de résultats. Heureusement que la célérité d'intervention et le professionnalisme des médecins et pompiers leur ont sauvé la vie. Au rythme où vont les choses, l'Algérie rejoindra le peloton des pays où l'école/arène de combat règne en maître et où pullulent les suicides de candidats dès la proclamation des résultats: la Corée du Sud (avec une moyenne de 800 suicides par an), le Japon, l'Egypte… Et cette maman qui se plaint à juste titre : «Mon fils a beaucoup maigri et est trop pâle depuis qu'il est à l'école. C'est sa première année (2019/2020) et c'est un enfant plein de vie. Ses professeurs disent qu'il est intelligent mais il bouge trop!!!!!! Il est sujet d'humiliations, une professeure lui jette le cahier sur la table et le traite de fainéant ; une autre lui demande de ramasser les ordures de la classe!!!! Il est 4h23 du matin, j'ai les yeux ouverts. Je n'arrive pas à trouver le sommeil ». Dramatique témoignage. D'autres sont de la même veine. Sofia est en 1e année primaire (2019/2020) après une pré-scolarité brillante – elle parle à merveille deux langues étrangères en plus de sa langue maternelle, la voilà bloquée, angoissée à l'idée d'aller à l'école. En pleurs, elle dit à sa maman : «Je n'ai pas appris les sourates et demain nous avons tekwim» (évaluation). Cauchemars et pipi dans son lit rythmeront sa veillée d'armes, une nuit d'horreur pour cette enfant d'une intelligence hypersensible. Récemment, ce dentiste qui m'alerte au sujet de son fils scolarisé en 1e année de collège. Il a les mêmes symptômes et le même problème que la petite Sofia. Une dizaine de pages à mémoriser pour la composition d'éducation islamique du lendemain matin et autant pour la composition d'histoire de l'après-midi. Infernal rythme qui violente des personnalités en pleine croissance. Ecole/corvée. Et cette femme qui maltraite son enfant, écolier, l'accusant «d'incapable et de fainéant» au motif qu'il a eu une moyenne trimestrielle inférieure de 2/100e par rapport au fils de la voisine. Compétition, concurrence, sélection, et ce, dans un contexte de médiocrité et d'archaïsme généralisés : voilà à quoi mène le système scolaire algérien. Combien sont-ils dans ce cas cités ci-dessus ? L'ensemble des 8 millions d'élèves scolarisés en Algérie souffrent de ce système archaïque qui remonte au Moyen-âge de la pédagogie, hérité de la France du XIX° siècle. Que faire pour rendre le sourire à nos enfants ?… A. T. (Pour la semaine prochaine : La Refondation de l'école : Unique solution.)