Par Amar Ingrachen, écrivain, éditeur Pour beaucoup d'Algériens, l'Algérie patauge encore dans le sous-développement parce qu'elle s'est éloignée de Dieu et de sa religion, qu'elle est gérée par des hommes et des femmes «qui n'ont pas peur de Dieu». Du coup, la solution serait pour eux, non pas de démocratiser le pays, de moderniser les institutions de l'Etat, de consacrer la liberté de penser, de créer, d'entreprendre, de s'organiser et de s'exprimer, mais de se soumettre davantage à Dieu, «retourner à la religion» et de désigner des hommes et des femmes «bons et pieux» pour gérer le pays. D'autres, prétendument plus intelligents, ajoutent à cette équation la France qui, selon eux, a ruiné le pays pendant la colonisation et continue à le ruiner par le biais de caïds téléguidés. Ce raisonnement, qui explique les enjeux de l'Histoire et ses tiraillements par l'eschatologie et la superstition, n'est pas assumé publiquement par beaucoup d'hommes politiques, mais une bonne partie y souscrit sournoisement et agit en conséquence. C'est pourquoi, à bien l'observer, la scène politique algérienne est dominée par des discours national-populistes et islamistes, souvent mâtinés de magie et d'approximations, qui s'explique par une tendance soi-disant «sage» au consensus, à l'unanimité, voire à l'unanimisme. Le pire, c'est que le courant démocratique, qui est né dans la douleur de la répression et qui a résisté aussi bien à la dictature militaire du groupe d'Oujda qu'à la horde terroriste du FIS, de l'AIS et du GIA, se laisse perturber dans ses fondements parfois, se renie d'autres fois, et montre globalement une fragilité morale qui ne rassure plus. La modernité tant rêvée par nombre d'Algériens, avant, pendant et après la révolution, parce qu'elle a été empêchée et combattue pendant des années et férocement, suscite plus de réticences que d'adhésions, notamment parmi les démocrates carriéristes. L'ancien ministre de l'Education tunisien parle, dans son excellent ouvrage Islam et liberté. Le malentendu historique, de «modernité hésitante». Soumission à l'hégémonisme islamiste À l'occasion de la visite d'un certain Mustapha Bouchachi chez l'ex-leader du FIS dissous Ali Belhadj, j'ai dit, dans une tribune que j'ai publiée le 22 février sur ma page Facebook, qu'il était problématique d'assumer une proximité idéologique avec les islamistes et de se définir comme démocrate parce que l'islamisme est la négation pure et simple des principes et valeurs qui fondent la démocratie. J'ai interrogé non pas «la visite» en question elle-même, chaque individu disposant de sa totale liberté de se rendre chez qui il veut, mais l'attitude de M. Bouchachi qui, depuis plusieurs mois, n'arrête pas de faire la cour aux islamistes tout en revendiquant son attachement à la démocratie. Cette tribune a suscité beaucoup de réactions de la part de plusieurs universitaires. Lahouari Addi, sociologue, s'est arrêtée sur «la rencontre» en affirmant que «la société algérienne contient plusieurs courants idéologiques qui ne doivent pas s'exclure même s'ils doivent s'opposer pacifiquement sur le terrain électoral». Autrement dit, la visite de M. Bouchachi chez M. Belhadj est ce qui il y a de plus normal pour lui. En adoptant cette position, M. Addi réduit drastiquement le sens de cette rencontre et se refuse à voir les enjeux qu'elle recèle : la délimitation de l'espace symbolique et réel que les islamistes d'un côté et les démocrates d'un autre occupent et/ou doivent occuper dans la société algérienne. D'abord, il faut rappeler que M. Bouchachi n'a pas «rencontré» M. Belhadj par hasard dans la rue. Il est allé chez lui et s'est fait photographier avec lui avant de rendre la photo publique, ce qui veut dire qu'il y a une volonté de communiquer à travers cette mise en scène. Ensuite, en se donnant la peine d'aller chez lui dans une conjoncture où la scène politique est en pleine ébullition, M. Bouchachi le reconnaît comme acteur à part entière, ce qui le blanchit politiquement de tous les massacres et autres dégâts matériels et psychiques subis par l'Algérie et dont il assume, à côté de ses partisans et de l'armée algérienne, une grande responsabilité. Toutefois, ce n'est pas M. Belhadj qui pose problème ici, puisque il est utilisé comme un simple figurant dans une mise en scène dont l'acteur principal est Mustapha Bouchachi. C'est plutôt l'attitude de M. Bouchachi, donné comme leader potentiel du Hirak et démocrate impénitent, qui est sujette à interrogation. Les islamistes existent et leur existence n'est pas mise en cause. Ce qui est mis en cause, c'est l'attitude des démocrates devant l'hégémonisme moral et culturel de l'islamisme : une soumission qui ne dit pas ce nom. Pourquoi en effet M. Bouchachi, ce député singulier qui a démissionné de l'Assemblée nationale, ce militant des droits de l'homme au long parcours, cet avocat talentueux, s'est-il rendu chez M. Belhadj alors que, étant dans le feu de l'action et sous les feux de la rampe, c'est plutôt lui qui devrait attirer les gens vers lui ? Observons Mustapha Bouchachi de plus près. Bouchachi : de la modernité hésitante à la modernité non assumée Dans une longue vidéo publiée sur Youtube, M. Bouchachi a consacré un bon laps de temps à convaincre l'opinion qu'il est «musulman». Assis sur un tapis de prière, il a commencé par «Au nom de Dieu le Clément et Miséricordieux» avant de jurer qu'il a fait le pèlerinage à La Mecque, qu'il jeûne pendant le Ramadhan et qu'il exécute assidûment ses cinq prières par jour. Il est allé jusqu'à assurer que ses cinq enfants font tous de même. En convoquant ainsi la religion dans son discours politique, Mustapha Bouchachi ne fait rien d'autre que mélanger la politique et la religion, autrement dit se mettre dans la peau d'un islamiste en reniant ses convictions démocratiques. «Je ne suis ni laïc ni rationaliste», a-t-il affirmé d'ailleurs. Pourtant, M. Bouchachi ne dira jamais qu'il n'est pas un démocrate car la majorité des Algériens admettant aujourd'hui la démocratie comme le meilleur système de gestion de la cité, il n'a pas le courage de se les mettre à dos. Toutefois, croyant que la société algérienne demeure toujours prisonnière du dogme islamiste et du conservatisme traditionnel, il postule que seules l'exhibition de sa bonne conduite religieuse et sa proximité avec ceux qui incarnent spectaculairement la tendance conservatrice de la société peuvent susciter l'adhésion populaire à son leadership. Mais pas seulement. Car, cette attitude, qui peut paraître opportuniste, ne l'est pas en vérité. Le démocrate algérien, opprimé pendant des années par les pouvoirs dictatoriaux qui se sont succédé depuis l'indépendance, désavoué électoralement par une majorité conservatrice, stigmatisé par les médias, troqué pour des intérêts économiques et géopolitiques par ses alliés étrangers, ne cherche plus à convaincre et à faire avancer sa cause, même timidement. Après avoir douté de la justesse de son projet, il a fini par baisser les bras et réviser radicalement ses postulats de départ qui misent sur la liberté, la modernité et le progrès. Aujourd'hui, il ne reste du démocrate qu'il a été ou qu'il a essayé d'être que le vernis. C'est le cas de M. Bouchachi qui ne chasse plus sur le terrain des démocrates mais sur celui des islamistes et des conservateurs. D'ailleurs, il n'a pas fait une vidéo sur la mort de Kamel Eddine-Fekhar, militant des droits de l'homme assassiné en prison par l'Etat algérien qui a travaillé avec lui pendant plusieurs années, mais il s'est précipité pour prononcer un discours scandaleusement élogieux à la mort de Abbassi Madani, ex-chef du FIS dissous, qui a ses mains tachées du sang de plusieurs dizaines de milliers d'Algériens. En réalité, à travers cette soumission volontaire à la doxa islamiste et à ses icônes, M. Bouchachi affirme son infériorité morale devant les islamistes qu'il considère comme étant les plus légitimes pour parler au nom des Algériens et à s'adresser à eux. Pour lui, le projet démocratique est définitivement disqualifié et s'y accrocher est, au mieux, un signe d'immaturité politique ; au pire, une volonté de semer la discorde au sein de la société algérienne. C'est le message principal qui se dégage de ses postions récentes vis-à-vis des islamistes et vis-à-vis des exigences de démocratisation qui fusent de toutes parts et qu'il fait mine d'ignorer. L'islamisme n'est ni une force ni une fatalité Le pouvoir politique ménage les islamistes, leur fait des concessions pour acheter leur silence sur ses dérives totalitaires, au demeurant pas très étrangères au logiciel politrico-idéologique de l'islamisme. Les démocrates, quant à eux, peinant à s'émanciper des traditions magico-superstitieuses qui peuplent leur imaginaire et se considérant intrus dans une société «jalouse de ses constantes», courtisent les islamistes pour profiter de leur supposé prestige auprès de l'opinion et se faire ainsi accepter dans le débat public.Ce faisant, le pouvoir politique et les démocrates, le premier par opportunisme et les seconds par lâcheté, admettent symboliquement que l'islamisme est l'unique voie de recours pour les Algériens et contribuent à neutraliser ainsi toute velléité de sécularisation et de modernisation de la société algérienne. «Sous les cieux arabes, les démocrates sont biodégradables. Passés 70 ans, ils troquent leur Capital contre un Boukhari avant de se confesser, en larmes, sur les plateaux des chaînes satellitaires, financées par les émirats, jurant aux téléspectateurs que leur engagement n'était qu'une erreur de jeunesse et de prendre le soir même un billet pour La Mecque. Car pour tous les pécheurs en terre d'islam, La Mecque est le pressing de Dieu d'où l'on ressort, après sept passages dans le tambour de la Kaâba, blanc comme neige, passé à l'eau de Javel qu'est la source de Zamzam», écrit avec ironie l'écrivain Mohamed Kacimi dans son livre Dissidences. Chroniques du Hirak. Bien évidemment, si le pouvoir, illégitime depuis 1962, est dans sa logique en se cherchant des appuis, même conjoncturels, parmi les islamistes et les conservateurs, les démocrates qui se courbent devant les barons de ce courant antihumaniste ne se contentent pas de se discréditer individuellement, mais portent un coup fatal au projet démocratique qu'ils disqualifient politiquement, moralement et intellectuellement. Cette «modernité hésitante», qui est l'expression à la fois des couardises et des impatiences des élites démocratiques, n'a pourtant plus lieu d'être puisque le désir de modernité est exprimé avec force et conviction par des millions d'Algériennes et d'Algériens depuis le 22 février 2019. L'islamisme, coupable des pires dérives du monde moderne, ne peut ni évoluer ni s'accommoder de la modernité. Au besoin, il s'impose par la terreur, par la corruption, par la trahison nationale en s'accoquinant avec tous les flibustiers de la planète, mais il est aux antipodes des attentes politiques algériennes. Le seul intérêt qu'il devrait susciter, c'est celui inhérent à son éradication par la science, l'intelligence et le débat libre. Pour moi, ce n'est pas l'islamisme qui est une fatalité, comme le suggèrent nombre des protagonistes actuels de la scène politique nationale, mais la modernité. Il suffit d'avoir le courage et la patience de la revendiquer, de la défendre et de la construire dans le respect de la liberté et de la dignité de chaque individu. A. I.