Mahmoud Boudarène, l'émérite psychiatre et auteur de Le stress entre bien-être et souffrance en 2005, puis de L'action politique en Algérie : un bilan, une expérience et le regard du psychiatre aux éditions Odyssée de Tizi Ouzou en 2012, et enfin La violence sociale en Algérie, comprendre son émergence et sa progression paru aux Editions Koukou en 2017, est l'archétype de l'observateur averti de tout ce qui touche aussi bien sa société que le monde en général, il est surtout éminemment bien placé, de par son métier, pour ne pas dire son sacerdoce, pour intervenir, à travers l'entretien qui suit, sur le sujet ayant trait à ce qu'induit comme comportements, répercussions et autres «prolongements» la brutale incursion du nouveau coronavirus dans la vie de l'Algérien. Le Soir d'Algérie : L'irruption de la pandémie en Algérie a, évidemment, un impact sur le comportement. D'une part, vous avez les «angoissés» et, de l'autre, ceux qui s'estiment non concernés par les mesures que la majorité s'est imposées. Dr Mahmoud Boudarène : Oui, d'une certaine façon, vous avez raison d'identifier ainsi les deux comportements. C'est caricatural parce que les choses ne sont pas aussi simples mais il s'agit des deux comportements qui prédominent quand un événement important concerne une communauté. Ces deux types de comportements «archaïques», si je peux les caractériser ainsi, ne surviennent que dans des conditions particulières. Ils participent toujours de l'ignorance de l'événement et de ses réelles retombées sur les individus et la communauté. Quand on ignore ce qui peut nous arriver, nous sommes effrayés, voire terrorisés. Une telle situation ne peut pas ne pas donner des comportements de panique, inadaptés et quelquefois dangereux. Et c'est là que je vais mettre un bémol à votre dichotomie dans les comportements des individus pour vous rappeler justement que si la panique se manifeste généralement par de l'agitation, des attitudes de fuite ou tout simplement par des désordres psychiques, les postures qui donnent à croire que les sujets s'en fichent ou ne se sentent pas concernés peuvent participer également de l'état de panique. Le déni de la réalité — parce qu'il ne s'agit que de cela — est une forme de défense contre l'angoisse qui étreint les individus. On observe chez les personnes qui sont dans la négation des faits des attitudes d'inertie, des non-concernés, mais quelquefois aussi des comportements de défi, de témérité, voire de suicide. Si les personnes qui montrent de l'affolement se plient généralement aux recommandations de sécurité qui sont données, celles qui sont dans une logique de déni rejettent les consignes et bravent l'ordre social et/ou institutionnel. Ils peuvent mettre en danger la sécurité de la communauté. Cela a été observé par le passé et est observé dans la crise sanitaire qui nous concerne présentement. Deux éléments importants doivent toutefois être soulignés pour donner du sens à ces deux types de comportements. L'information et la pédagogie. J'ai évoqué l'ignorance des sujets concernant l'événement et ses retombées sur l'existence des sujets comme élément déterminant dans l'émergence des comportements désorganisés. Ceux-ci peuvent être justement évités si les sujets sont bien informés sur la menace qui pèse sur leur existence. L'objectif principal de cette information étant de rendre peu probable dans les esprits la confrontation avec la mort. Parce qu'il ne s'agit que de cela. Si l'événement ne présente pas de danger pour la vie, alors son impact sur la vie psychique est réduit et les comportements inadaptés avec. Les pouvoirs publics, par le biais de leurs canaux d'information, doivent donc faire preuve de beaucoup de pédagogie pour amortir le choc psychologique que cette pandémie n'a pas manqué de créer. Les personnes qui donnent l'information doivent être bien choisies et les mots utilisés triés sur le volet pour ne pas générer justement l'angoisse et la panique chez les sujets. L'information est importante pour les suites psychiques de la population, d'autant que les réseaux sociaux distillent certaines choses aussi tendancieuses qu'alarmantes. On a l'impression que l'irruption de cette pandémie, chez nous comme ailleurs dans le monde, c'est une épreuve psychique (psychologique ?) pour tout le monde, surtout chez ceux sur lesquels la peur, pour ne pas dire la panique, a pris le dessus. Il est indéniable que cette pandémie mondiale constitue une épreuve psychologique et chez certains - les plus vulnérables - un véritable traumatisme. Ce qui arrive à la planète Terre est un événement hors du commun et il a ceci de particulier, il met en perspective dans l'avenir du sujet la fin de la vie. Il confronte d'une certaine façon l'individu avec la mort, la sienne ou celle de ses proches. Cela constitue un traumatisme psychique dont certaines personnes ne sortent pas indemnes. Cet événement - cette pandémie mondiale - ébranle les certitudes sur lesquelles les uns et les autres ont construit leur sentiment de sécurité et rappelle à l'esprit la non-permanence — la finitude — de la vie. Cela inquiète les sujets et angoisse en particulier les personnes les plus fragiles. Celles dont le sentiment de sécurité était déjà « branlant », je fais allusion aux grands anxieux. Des personnes qui regardent l'avenir avec pessimisme et qui dramatisent les événements les plus anodins, même ceux qui devraient être normaux. Ces personnes sont effrayées par tout ce qui leur arrive, à plus forte raison quand un événement d'une telle ampleur survient. Elles paniquent et constituent le grand lot des clients des services des urgences médicales ou des cellules d'aide médico-psychologiques mises en place par exemple à l'occasion de grandes catastrophes. Ces personnes font ce qu'on appelle des réactions aiguës de stress. Quand ces «accidents psychiques» surviennent un peu à distance de l'événement, il s'agit de réactions subaiguës. Ces troubles psychiques sont généralement bénins et rentrent dans l'ordre rapidement. Beaucoup plus tard — quelques semaines ou mois à distance de l'événement — certains sujets développent une pathologie plus durable et qui hypothèque souvent l'avenir, l'état de stress post-traumatique; un tableau clinique décrit pour la première fois par l'école américaine de psychiatrie chez les vétérans du Vietnam. Ce tableau clinique a retrouvé par la suite, dans d'autres événements graves comme les séismes, les tsunami mais aussi dans des accidents de la voie publique, les agressions et les viols, les prises d'otage…, toutes ces situations confrontent le sujet avec sa propre mort. Tout le monde ne développe pas — heureusement — une telle pathologie. Seules les personnes les plus vulnérables sont concernées, les sujets anxieux sans doute mais aussi ceux dont l'histoire personnelle est tourmentée et déjà chargée d'événements traumatisants qui ont mis à l'épreuve l'équilibre psychique. L'événement présent étant simplement venu donner le dernier coup de boutoir. Dans notre comportement, pensez-vous qu'il y aura désormais une vie avant Covid-19 et une autre après Covid-19 ? Je ne sais pas si l'humanité tirera une leçon de ce qu'elle est en train de vivre. Ce qui est sûr est que cet événement hors du commun laissera des traces, à l'échelle de l'individu et sans doute aussi dans ce qui fait les nations. Est-ce que l'un et les autres en prendront acte, cela n'est pas garanti. Pour autant, cet événement remet, d'une certaine façon, tout en cause. Il interroge le premier, l'individu, dans sa vanité et son désir permanent de tout contrôler, il lui fait toucher du doigt le dérisoire de ses actions et finalement l'insignifiance de son existence. Il faut souhaiter que cette épidémie — par la menace qu'elle fait peser sur nos vies, sur la vie — éveillera les esprits à autre chose qu'aux préoccupations prosaïques et qu'elle fera comprendre à l'individu que l'existence peut être autre chose, qu'elle peut se nourrir d'ambitions différentes, de partage et de solidarité notamment. Par ailleurs, cette crise sanitaire mondiale interpelle les nations, en particulier les nations développées, dans leur fragilité et les invite à moins de suffisance. Quelle que soit la puissance dont l'une ou l'autre peut se prévaloir, cette épidémie a montré les limites de tout pouvoir de domination. Il faut espérer — qu'au lendemain de cette épreuve mondiale — les nations les plus nanties regarderont les plus pauvres avec moins de mépris et d'arrogance et qu'elles ne convoiteront plus avec la même avidité leurs richesses. Les comportements auront alors changé et la douleur qu'aura causée, aux peuples du monde, le Covid-19 pourra prétendre avoir un bienfait. A. M.