Par Saliha Djeffal Sassi, moudjahida On ne peut parler du 8 Mai 1945 sans le replacer chronologiquement dans le contexte de l'époque, car les racines de mai 1945 ne furent que l'aboutissement d'une étape, une de plus, de la longue histoire du nationalisme algérien. En effet, comme le signale si bien Redouane Aïnad Tabet dans son livre 8 Mai 45, le génocide, Mai 45 ne peut être compris et explicité s'il n'est d'abord situé dans le cadre historique qui l'a précédé : celui de la Seconde Guerre mondiale qui a vu la métropole vaincue, occupée, humiliée, déchirée, les Alliés débarquer en Afrique du Nord, les Allemands occuper la Tunisie et menacer l'Est algérien avant d'être défaits. L'Algérie apprend avec stupeur l'incroyable désastre militaire de mai 1940 et la capitulation de la France, cette France si fière, si arrogante, qui règne sans partage et d'une main de fer sur ses «sujets» indigènes depuis l'occupation de 1830. Etat des lieux à la veille du 8 Mai 1945 La charte de l'Atlantique Le 8 novembre 1942, les Anglo-Américains débarquent sur les côtes algériennes véhiculant avec eux des idées de démocratie qui leur attirent la sympathie des nationalistes algériens. N'est-ce pas que la charte de l'Atlantique, signée le 14 août 1941, parle de la liberté et de l'indépendance des peuples, particulièrement ceux encore colonisés ? Ces idées auront un profond impact sur les peuples colonisés par l'Angleterre et la France, surtout en Afrique et en Asie. Des notables algériens, à l'initiative de Ferhat Abbas, établissent alors, le 26 mai 1943, un manifeste demandant pour l'Algérie un nouveau statut, qui sera rejeté par le gouvernement De Gaulle à Alger. Création des Amis du manifeste et de liberté (AML) Déçus par l'ordonnance du 7 mars 1944 promulguée par le général de Gaulle (une pâle copie du projet Blum Violette élargie : trop peu, trop tard) qui maintenait en fait le statu quo colonial, les nationalistes musulmans de tout bord : Ferhat Abbas et les élus, le PPA (Parti du peuple algérien) de Messali Hadj, l'Association des Oulémas créent, le 14 mars 1944, un rassemblement qui prend pour nom «Les Amis du manifeste et de la liberté» et dont les buts annoncés sont aux antipodes de l'assimilation prônée précédemment. Ce rassemblement exclut de fait les élus de tendance Algérie franco-musulmane et les communistes qui essaient en vain de contrer les AML par la création d'une formation éphémère et sans envergure, «Les Amis de la démocratie et de la liberté». Les AML connaissent un succès foudroyant, le mouvement atteint les coins les plus reculés d'Algérie et enregistre des adhésions par milliers. On parle de 500 000 adhésions à la veille du 23 avril 1945, date à laquelle, sentant une radicalisation politique et un bouillonnement sans précédent chez les masses musulmanes, les autorités coloniales décident de déporter Messali Hadj à Brazzaville (Congo Français). Les manifestations du 1er Mai en Algérie, prémices du 8 Mai 1945 Devant l'arrestation de son chef, la direction du PPA se réunit et décide de lancer des manifestations pacifiques avec des banderoles «Libérez Messali !», «Libérez les détenus !», «Indépendance !» et également des drapeaux aux couleurs algériennes (vert, blanc, rouge). Des dizaines de milliers d'Algériens défilent dans toutes les villes d'Algérie, d'est en ouest, du nord au sud, en cortèges bien organisés et disciplinés. Si les défilés se déroulent presque partout sans incidents majeurs, à Alger, Oran et Blida, la police tire froidement sur les manifestants, il y a des morts et des blessés. Ahmed Mahsas dans son livre Le mouvement révolutionnaire en Algérie relève qu'à la suite de l'assassinat des militants lors des manifestations du 1er Mai, «il n'est pas difficile d'imaginer la colère que ressentait tout un peuple humilié, écrasé par l'exploitation et qui se voyait victime quotidiennement du comportement raciste de la minorité européenne. Cette révolution politique qui se développait remettait en cause tout le système colonial et ses mythes». Sétif, qui manifeste aussi le premier Mai, était qualifiée alors de capitale politique de l'Algérie musulmane à cause de la résidence dans cette ville de personnalités connues : Ferhat Abbas, leader des Elus, Hadi Mostefai, représentant du Dr Bendjelloul, Ahmed Maiza, trésorier de l'association des Oulémas, le Dr Lamine Débbaghine du PPA qui effectuait à Sétif un remplacement au cabinet du Dr Ahmed Francis. La Fête du travail était aussi jour de marché ; selon l'enquête du commissaire principal Bergé, chef de la section judiciaire, «cinq mille musulmans environ, citadins et ruraux, manifestent à part, en dehors du défilé organisé par la CGT». Le rapport de police conclut : «La population musulmane a voulu faire de la Fête du travail une journée de revendication politique mais elle ne se départit pas d'une certaine prudence… l'inquiétude s'accroît chez l'Européen.» Dans son ensemble, devant le danger nationaliste, l'unité se cimente entre les Européens ; les castes coloniales s'estompent, seul émerge le sentiment commun d'insécurité et de peur. La légitime défense, toujours invoquée par le monde colonial en crise, pénètre dans l'inconscient des pieds-noirs et justifie tout acte même répréhensible. (Annie Rey-Goldzeiguer dans Aux origines de la guerre d'Algérie 1940-1945). Ces manifestations du 1er Mai représentent une véritable fracture entre les deux communautés. D'une part, le monde colonial ne peut supporter d'être sur la défensive pour protéger «sa ville», «sa quiétude», «ses privilèges». D'autre part, les musulmans, dont la volonté de libération avait atteint un point de non-retour, dénoncent la répression, la politique colonialiste et veulent détruire à la face du monde la fiction de l'Algérie «terre française». Le 8 Mai 1945 à Sétif : Un massacre prémédité Le film des évènements Les faits sur lesquels pratiquement tout le monde est d'accord sont mis en relief par Rédouane Aïnad Tabet : «Mardi 8 mai 45, jour de marché à Sétif, un important regroupement de musulmans a lieu près de la mosquée, faubourg de la gare, des militants du PPA encadrent la foule et désarment les porteurs de debbouzes et d'armes blanches. Environ 200 scouts en tenue sont en tête du cortège avec leur chef Yala, puis les porteurs de gerbes de fleurs suivis d'une foule considérable de manifestants de 7 000 à 8 000 personnes. Les drapeaux des alliés — français, anglais, américains et russes —flottent au vent ainsi que des pancartes ‘‘Libérez Messali'' ‘‘Vive L'Algérie libre''. En cours de route le drapeau aux couleurs nationales est brandi par un jeune scout de 22 ans, Saâl Bouzid, peintre de profession. Dans une ambiance et une émotion populaire extraordinaires, le cortège avance toujours sans incident mais, près du café de France, c'est le drame…» Le massacre programmé va commencer. Très rapidement, la nouvelle qu'à Sétif policiers et soldats, aidés par des civils européens, sont en train de massacrer les Algériens arrive aux douars environnants. C'est le soulèvement général, au nord, à l'est et à l'ouest de Sétif : Perigotville, Lafayette, Kherrata, Chevreuil, les Amouchas, St-Arnaud… Comme un feu de forêt, toute la région s'embrase. Le regard des uns Pierre Lafont, directeur du journal L'Echo d'Oran de 1945 à 1963, relate les faits dans son livre Histoire de la France en Algérie : «A l'occasion de la fête de la Victoire, le sous-préfet de Sétif autorise les musulmans à défiler séparément ; quelques pancartes apparaissent ‘‘Libérez Messali'', ‘‘Vive l'Algérie indépendante'', ‘‘A bas le colonialisme'' et suscitent une intervention sévère du service d'ordre, des coups de feu sont tirés de part et d'autre. Aussitôt, les manifestants se répandent dans la ville européenne et des scènes de sauvagerie se produisent faisant 28 morts dans la population européenne terrorisée. Au matin, la révolte s'est étendue à toute la région. Vols, viols, incendies, meurtres, mutilations, le lot habituel de la terreur assaille les Européens, on compte une centaine de morts, femmes et enfants compris et 150 blessés.» Le regard des autres La répression est foudroyante, féroce et d'une sauvagerie qui rappelle étrangement les premiers temps de la conquête. Par son ampleur, elle fut un véritable assassinat méthodique mené par le général Duval, connu en Algérie comme «Le boucher de Sétif». L'historien Charles André Julien la décrit ainsi : «La répression fut féroce, impitoyable, en vérité inhumaine par son manque de discernement. A Sétif où la loi martiale fut proclamée, tout Arabe ne portant pas le brassard réglementaire était abattu. Dans la campagne, les Sénégalais, les légionnaires et des militaires français pillèrent, incendièrent, violèrent et tuèrent en toute liberté. Le croiseur Dugay-Trouin bombarda sans aucune utilité les environs de Kherrata. Les avions détruisirent plus de 40 mechtas (groupe de maisons pouvant aller jusqu'à 1000 habitants). Dans les gorges de Kherrata, les légionnaires font basculer au fond d'un ravin des prisonniers exécutés d'une rafale dans le dos.» Une répression inhumaine et disproportionnée A côté de l'horreur de la répression, il faut également souligner la disproportion des pertes humaines des deux communautés. Le bilan des pertes européennes est précis : 103 tués, 110 blessés. Pour les pertes algériennes, au-delà des chiffres avancés — 1340 victimes, chiffre donné à l'époque par le gouverneur général d'Algérie, 40 000 selon le consul général américain, 45 000 selon le PPA — il faut surtout retenir l'effroyable massacre d'une population durant des semaines, massacre qui s'apparente réellement à un génocide. D'ailleurs, le général Tubert, chargé d'enquêter sur les massacres de Mai 45 rapporte : «A Sétif, on m'a confirmé le caractère impitoyable de la répression qui a été exercée sur la région, on m'a cité le chiffre de 20 000 musulmans qui auraient été massacrés. La région nord de Sétif n'est plus qu'un vaste cimetière.» Le général Tubert ne pourra pas terminer son enquête car il sera rappelé par le général de Gaulle qui, couvrant toutes les exactions commises, fera en sorte qu'une chappe de plomb s'abatte sur les massacres du 8 Mai 45. Cette contribution parle uniquement de Sétif et sa région, mais il faut souligner que révoltes et répressions se sont étendues jusqu'à Guelma et ses environs. De nombreux écrits ont été également consacrés aux martyrs de cette ville de l'Est algérien. En Algérie, rien ne sera plus comme avant le 8 Mai 1945 ; un monde avait basculé pour des centaines de milliers d'Algériens. Kateb Yacine, un jeune lycéen de 15 ans au lycée Albertini de Sétif (aujourd'hui lycée Mohamed-Kerouani), qui était dans la foule des manifestants avant d'être arrêté et emprisonné, ne prédit-il pas Novembre dans son roman Nedjma quand il clame : J'ai ressenti la force des idées. Je suis parti avec les tracts. Je les ai enterrés dans la rivière J'ai tracé sur le sable un plan, Un plan de manifestation future. Qu'on me donne cette rivière et je me battrai Je me battrai avec du sable et de l'eau De l'eau fraîche, du sable chaud. Je me battrai J'étais décidé. Je voyais donc loin. Très loin. S. D. S.