Les conséquences d'une aussi vaste pandémie sont-elles susceptibles de secréter, après l'extinction du virus, une thérapeutique de la sagesse et de l'humilité ? En tout cas, il ne se passe guère de jour sans que l'on entende des hommes politiques faire aveu d'incertitude quant à la suite de leurs carrières politiques. Tous, ou presque, mettent de côté leurs pronostics concernant les lendemains et préfèrent se consoler de leur arrogance en s'accrochant au même oracle à la mode. «Nous savons tous qu'après le coronavirus, non seulement la vie sera différente, mais même les relations entre les nations changeront de perspectives…», nous apprennent-ils. Loin de n'être qu'une rhétorique grandiloquente comme l'exige ce contexte de l'angoisse, les possibilités qui y sont envisagées peuvent pourtant relever de quelques impérieuses nécessités. Parmi celles-ci il suffit actuellement de se pencher sur le contentieux historique qui plombe depuis 58 années les relations algéro-françaises. Car, jusqu'à récemment encore, l'on se demandait si un jour les impératifs moraux sauront faire la part des choses afin que l'histoire coloniale soit enfin soldée équitablement. Autrement dit, malgré la lointaine date (58 ans) de l'effondrement de son empire, la France actuelle sera-t-elle un jour en mesure de jeter un regard lucide et responsable sur son passé ? Et si, pour l'instant, rien n'indique que l'opinion française serait disposée à reconnaître que la vieille philosophie coloniale ne fut qu'une longue succession de génocides et de rabaissement des peuples exploités, c'est tout simplement parce que la classe politique française a rarement fait preuve de courage et de pédagogie en direction de l'opinion. Avec l'institution d'un tel tabou, la guerre d'Algérie sera alors reléguée dans les manuels d'histoire et devint un «trou noir dans l'espace mémoriel français», comme l'avait qualifié en 2005 un journaliste du Monde au moment où il interrogeait et s'interrogeait sur la tonalité d'un essai consacré à la guerre d'Algérie et intitulé prudemment « Une histoire apaisée ? », avec un point d'interrogation pour alimenter tout de même le doute.(1) De surcroît, le recours à une certaine sélectivité parmi les méfaits dont s'était rendue coupable la France en Algérie donne une idée de la perversité des discours officiels. À titre d'exemple, l'on a en mémoire le mea-culpa lapidaire qui se contenta de 5 lignes pour reconnaître que la répression des manifestations du 17 Octobre 1961 à Paris était condamnable. En somme, les principes du droit à la liberté d'expression n'étaient opposables qu'en France «métropolitaine» et jamais dans les colonies d'Afrique et notamment l'Algérie où l'on pratiquait impunément la torture et les exécutions sommaires dans les camps de concentration. Dès le lendemain de l'indépendance de l'Algérie, l'élysée instaurera une censure sur l'accès aux sources documentaires grâce au système dérogatoire et dont les conséquences allaient réactiver indirectement les mythes de sa grandeur impériale. Eternelle donneuse de leçons, pouvait-elle manquer de discernement à travers la multiplication de ses dérapages à l'époque où la Françafrique lui servait de bastingage d'où elle dominait une partie du continent ? D'où la fameuse morgue qui demeure à ce jour la sienne lui interdisant d'assumer par elle-même les fautes ayant émaillé son passé. Ce qui, par contre, n'était pas le cas de ce côté-ci de la Méditerranée où la mémoire collective interdit la moindre oblitération sur les crimes de la guerre (1954-1962) et l'ethnocide de mai 1945. Il suffit, en effet, d'égrener les noms de ces soldats perdus qu'étaient les Aussaresses et Trinquier, officiers des basses œuvres à Alger, et de leur adjoindre le nom du capitaine-tortureur Rodier, exerçant son sinistre job à la ferme Ameziane de Constantine, pour qu'aussitôt le souvenir associe leur pseudo-héroïsme à celui de l'ancêtre génocidaire : nous avons cité le maréchal de Saint-Arnaud qui fut l'auteur, en 1842, de toutes les enfumades de la paysannerie algérienne. Or, si l'on estime de nos jours que les relations bilatérales portent toujours les stigmates d'une histoire tourmentée, elles le doivent avant tout à l'incapacité réciproque de poser sur la table la question de la réconciliation en contrepartie d'une reconnaissance mémorielle des crimes de guerre. C'est-à-dire ratifier un accord dans ce sens afin de pouvoir envisager un traité d'amitié. Hélas, l'absence de volonté de part et d'autre a fini par installer les deux pays dans une singulière impasse où l'Algérie est toujours coincée dans la case des émotions que les rites officiels exhument selon le calendrier pour, ensuite, oublier l'objectif à atteindre. Il est vrai que, depuis 1962, rares furent les grandes consciences patriotiques qui désirèrent instruire officiellement le procès de la colonisation. Trop d'imbrications politiques et surtout d'intérêts personnels empêchèrent une pareille initiative à prendre corps. Redoutant un supposé retour de manivelle si pareil débat venait à mettre en accusation morale cette vieille nation impériale, l'on opposera à la velléité éthique d'un véritable solde de compte historique la «raison d'Etat» du côté des dirigeants de l'Algérie. Une dissuasion orchestrée par l'ancienne puissance coloniale aussitôt satisfaite par des régimes peu scrupuleux vis-à-vis du devoir de vérité dû aux victimes de l'Histoire. À partir du fameux tropisme franco-algérien, l'on parvint en effet à escamoter la préoccupation morale de la repentance en lui substituant une coopération prétendument profitable à l'ex-colonisé. Or, si la frilosité se mesure essentiellement du côté algérien, c'est que nos dirigeants n'étaient eux-mêmes pas en mesure d'imposer l'ouverture du grand dossier de l'histoire dont l'acte accusateur impliquera naturellement l'ex-colonisateur, devenu partenaire. Craignant en effet que ce dernier réagirait à la moindre allusion au côté sombre de son empire, ils supputaient le recours au chantage en déclenchant des campagnes d'accusation dont il sait qu'elles feraient de l'effet sur ces vis-à-vis, peu sûrs de leur probité personnelle. Pour avoir donc pris la bonne mesure de la pusillanimité des hauts dirigeants de l'Algérie, les locataires de l'Elysée ont trouvé, sans effort, des ripostes pour faire de l'intimidation sur chaque dossier compromettant au point où les Algériens furent humiliés indirectement quand leur «président» avait choisi de se rendre au Parlement français pour annoncer sa candidature à un troisième mandat alors que la Constitution dans sa version initiale l'en empêchait ! Ainsi, les Algériens d'outre-tombe, uniques témoins des péripéties de l'histoire, ne devront compter que sur de nouveaux avocats politiques plus teigneux pour défendre leur mémoire et la cause des combats du passé. Tant il est vrai que le 8 Mai 1945 n'a jamais été une date en partage entre l'Algérie et la France, mais un abcès de fixation que les dirigeants de ces deux pays n'ont pas voulu crever au nom de la realpolitik. B. H. (1) Interview conduite par Jean Birnbaum avec l'auteure de l'essai, Raphaëlle Branche, intitulé : «La guerre d'Algérie : une histoire apaisée ?» paru en 2005.