Par Maâmar Farah [email protected] «Dans ces chantiers colossaux du mensonge et de la contrefaçon, l'image devient la vérité ! Des Trump auront des années-lumière devant eux avant que les rêveurs se réveillent sur le terrible cauchemar !» telle fut la conclusion de notre chronique parue jeudi 27 mai. Nous étions loin du compte puisque le réveil, brutal et violent, n'avait pas besoin d'années-lumière, ni d'années tout court, ni de mois pour buter sur le cauchemar. L'Amérique se réveillait sur une réalité oubliée depuis des lustres et, dans le feu des brasiers géants et le fracas des vitres cassées ou des voitures abîmées à coups de barres de fer, réalisait subitement que la fausse allure des tours de verre et d'acier ne pouvait dissimuler interminablement l'image la plus hideuse de la misère humaine cloîtrée dans des ghettos sous haute surveillance. Ce pays a atteint ses limites : celles de la privatisation généralisée, des inégalités sociales criantes et de la mainmise encombrante de l'oligarchie sur l'économie. Cette oligarchie continue de jouer sur le sempiternel bipartisme pour lustrer la vitrine d'une démocratie épuisée mais nul n'est dupe pour croire qu'elle ne domine pas les deux camps et qu'au fond, républicain ou démocrate, le pouvoir est toujours celui de l'argent. Les riches fortunes profiteuses du système se retrouvent chez les deux partis. Les démocrates ont certes fait illusion avec Sanders — dont le discours rompt avec les bla-bla habituels — avant que Joe Biden ne vienne remettre les pendules à l'heure. L'Amérique attendra une réforme structurelle de son organisation politique, des changements radicaux de son économie néolibérale et des mesures sociales urgentes. Cette mini-révolution n'est pas l'œuvre du hasard et même si certains démocrates poussent au pourrissement, croyant ainsi déstabiliser Trump, cette révolte populaire marque une rupture et un point de départ de quelque chose de nouveau qui pourra changer totalement la donne. Le journal Le Monde s'interrogeait, hier, en titre, sur le pourquoi de cette forme de colère qui n'a pas de caractère racial. N'étant pas abonné au site, je n'ai pas lu la suite et la réponse donnée par le journaliste parisien, mais mon idée est que les motivations de cette rage ne sont pas à chercher dans ces vieilles maladies dont les Afro-Américains furent toujours les victimes, mais au cœur même d'un système arrivé à bout. La paupérisation extrême des populations de plus en plus indigentes, marginalisées, exclues du système et réduites carrément à la mendicité, ne touche pas seulement les Noirs. Les Blancs sont de plus en plus frappés par les crises successives qui, à chaque fois, enrichissent les plus riches et appauvrissent les plus pauvres. Il y a un moment où ça craque. C'est un peu semblable au jeu tectonique des plaques continentales. Quand la pression devient trop forte, ça bouge et plus le temps dure entre deux tremblements de terre, plus le prochain séisme sera plus fort. L'affaire de George Floyd, un citoyen noir carrément asphyxié sous les genoux des policiers qui le maintenaient à terre, n'est qu'un motif, une soupape libérant le puissant souffle du peuple fatigué et accablé. La couleur de la peau a peu d'importance quand l'indigence tenaille l'estomac, que le chômage guette et que la banque vous attend au tournant. Les moralisateurs arrivent toujours avec leur discours clean, aseptisé, prononcé sur un ton de sermon, après avoir bien mangé, bien bu, bien conduit sa limousine et bien roté ! La casse, ah la casse! Voyous, destructeurs, pillards : ce ne sont pas les qualificatifs qui leur manquent ! Les gavroches du XXIe siècle ne sont pas différents des ancêtres des révolutions passées. Quand l'impatience arrive à bout et que le système de l'inégalité se renforce au point de ramener des peuples entiers aux temps obscurs des seigneurs et des cerfs, les soulèvements qui en résultent ne peuvent prendre les traits du savoir-vivre et de l'élégance. Ça passe ou ça casse ! Ceux qui croient toujours qu'il faut distribuer des brioches aux foules déchaînées restent en dehors de l'Histoire et de son mouvement perpétuel vers l'avant. Foules destructrices, des voleurs, des pillards, avez-vous dit ? Quand un pouvoir politique arrête de collaborer aux mesures protégeant la nature et participe, par ses décisions arbitraires, à tuer la faune et la flore, à démolir des pays et des vies humaines, il n'est ni voyou, ni destructeur ! Et quand il mène des guerres injustes, menace le Venezuela ou l'Iran et leur impose des boycotts qui privent parfois les bébés de l'essentiel, n'est-il pas criminel ? Et pourtant... les centaines de milliards de dollars qui vont dans les poches des fabricants d'armes peuvent sauver des millions de familles américaines. Mais le système est ainsi fait et il refuse de changer. On est arrivé à cette réalité abominable de puissances menant des guerres sans aucun objectif stratégique, juste pour sucrer les amis du complexe militaro-industriel. Qu'a gagné l'Amérique dans ses expéditions afghane, irakienne et autre ? Des milliers de morts, des soldats marqués à vie, des suicides, des dépressifs. Et de l'autre côté, des pays, naguère prospères et modernes, réduits à néant avec des millions de morts et un chaos permanent. Et c'est peut-être dans la politique extérieure de Trump, qui a refusé de mener «sa» grande guerre, celle qu'on attend de chaque mandature, qu'il faut chercher les causes de l'acharnement d'un front hétéroclite d'ennemis allant de la nouvelle droite républicaine, Bush et compagnie, aux grandes familles démocrates inusables, en passant par tout cet Etat profond grouillant à travers toute la charpente officielle et les officines sécuritaires. C'est la peau de Trump qu'ils veulent ! Avec tous ses défauts et ses penchants ultralibéraux, et malgré son excès de zèle dans le soutien à l'expansionnisme israélien en Palestine — influencé par son gendre «très» sioniste —, l'actuel Président américain fait preuve d'un patriotisme ancré dans la tradition américaine de souveraineté, de protectionnisme et de fierté nationale. Sa politique extérieure porte l'empreinte de ces positions franchement anti-mondialistes. L'Amérique d'abord n'est pas un slogan creux chez lui. Voilà pourquoi nous n'excluons pas, mais sans en faire une cause déterminante, l'influence de ces milieux hostiles à Trump dans l'alimentation du brasier qui enflamme les Etats-Unis. Pour éteindre le feu qui ravage plusieurs villes, le recours à la force ne suffira pas. L'Amérique a besoin de se regarder en face et d'avoir le courage de changer beaucoup de choses. Parce que ses enfants meurtris ont grandi trop vite dans les ghettos déshérités, à la lisière de l'opulente Amérique des gratte-ciel, pour savoir, comme l'a dit un jeune de Minnéapolis, qu'ils sont «déjà morts». Alors, «autant mourir pour la dignité»... M. F.