Par Ahmed Tessa, pédagogue «Ou l'histoire de l'aveugle qui rêve de porter une bague à son doigt. Et non de recouvrer la vue.» Depuis des décennies, les années passent et le paysage scolaire fait du surplace. Après l'éternelle chanson des programmes «maudits» (car bien ciblés dans le temps) à revoir, nous voilà avec une idée droit sortie des oubliettes : chasser le français et le remplacer par l'anglais. Le verbe «chasser» n'est pas de notre usage, mais nous l'avons emprunté aux parrains de cette idée linguicide. Cette idée revient de plus en plus, portée qu'elle est par des voix tonitruantes sur des plateaux de TV et journaux privés. Et on apprend que l'idée poursuit son ascension jusqu'aux autorités scolaires du pays. Rien que ça ! Décidément, ils sont tenaces les amoureux de la langue de Shakespeare. Mais à voir de près leurs motivations et surtout leur profil linguistique, pas sûr que le célèbre dramaturge anglais aurait été content d'un tel «amour/ralliement». Que peuvent donner à cette langue flamboyante des monolingues, incapables d'écrire en graphie latine ? Une graphie qu'ils adorent pour l'anglais, mais qu'ils refusent pour tamazight. En réalité, leur motivation profonde – ils ont le sens du long terme, très patients — consiste à chasser la langue française du cycle primaire et, dans le moyen et long terme, de la société. Et le «good morning ya sidi» remplacera le «akhir alikoum (azul fellawen)» de nos ancêtres ou le simple «bonjour». Non, ce n'est pas une vue de l'esprit. Cette idée farfelue a été soumise lors d'un comité central de l'ex-parti unique vers les débuts des années 1980. Elle sera reprise de plus belle lors de l'ouverture démocratique des années 1990. Qu'on se rappelle lors des législatives de 1991, Mohand Saïd, un responsable de l'ex-parti dissous, abattu, depuis, dans les maquis terroristes. Il déclarait en direct sur l'écran de la TV unique : «Nous remplacerons le français par l'anglais. Et si on manque d'enseignants en anglais, nous ramènerons par bateaux d'Iran, du Soudan ou du Pakistan.» Pour enrober leur idée «linguicide» et la rendre persuasive, les amoureux de Shakespeare exhibent deux arguments. L'un rationnel d'apparence et l'autre d'un populisme de charlatan. D'un côté, ils vantent la dimension planétaire et scientifique de l'anglais — ce qui n'est pas faux. Et de l'autre, ils accusent le français de gêner la langue arabe dans son développement au sein de l'école et de la société. Pas moins ! La langue française a bon dos pour se dédouaner de la faillite de l'enseignement dans sa globalité. L'argument officiel (retarder l'enseignement du français pour renforcer celui de l'arabe) sert de cache-misère à la catastrophique gestion pédagogique de l'enseignement de la belle langue arabe. Jamais les problèmes n'ont été soulevés, ni par les officiels ni par les farouches défenseurs des «constantes nationales». Et ils sont nombreux, ces problèmes : programme «obèse», méthode vétuste, évaluation archaïque, manuels insipides, formation moderne (continue ou initiale) des enseignants inexistante. En réalité, le développement de la langue arabe n'échappe pas à la mise au pas de ses hommes et femmes, écrivains ou artistes, par les idéologues. Concernant la cohabitation entre les langues, un linguiste québecquois a eu une sortie pleine de sagesse : «Quand deux langues majeures se retrouvent dans une même société, il n'y a pas de problème. Elles se respectent entre elles. Il n'y a pas de problème quand l'une est majeure et l'autre mineure ; là aussi il y a respect mutuel. Le problème surgit quand les deux langues sont toutes les deux d'un statut mineur.» Avancer l'argument du danger qui pèse sur l'enseignement de la langue arabe face à une introduction précoce du français, c'est reconnaître que la cohabitation arabe/français pose problème. Dans la logique des linguistes, nous devons leur coller le statut de langues mineures. Casse-tête chinois ! Voilà où nous mènent les dérives de la cécité idéologique. Le temps (1981-2020) a montré l'impasse où a mené la stratégie éradicatrice de la langue française. L'obstination de ses artisans à ignorer «la nature langagière des faits de société et de culture» a occasionné un énorme retard au développement du pays. Mais à quelque chose malheur est bon : cette politique a mis en lumière le niveau d'ancrage et la vitalité de cette langue «maudite» qu'est le français. Sa présence affirmée au sein de la société et des institutions, malgré les maintes tentatives de l'effacer, ne corrobore-t-elle pas l'idée qu'elle appartient au patrimoine culturel de l'Algérie ? De nos jours encore, plus que par le passé, par les jeux des emprunts, le parler populaire algérien, en arabe dialectal ou en tamazight, véhicule des mots et des expressions entières en langue française. Même les personnes analphabètes détiennent des bribes de vocabulaire français. Il n'y a que un ou deux journalistes télé arabophones à user du «OK !» moyen-oriental. Au Maroc et en Tunisie, ces emprunts sont monnaie courante dans la rue, sur les plateaux de télévision ou de radio – y compris chez les officiels. Aucun complexe par rapport au français chez nos voisins. Avec le temps, les campagnes hystériques contre les francophones algériens ne font plus recette. L'hypocrisie de leurs auteurs, véritables «messieurs Jourdain» de la langue, est débusquée. Mais quoique réduites en nombre, elles sont toujours virulentes. Elles sont menées par une poignée d'irréductibles obnubilés par le maintien de leur registre du commerce de la langue arabe. Portés au sommet de la «célébrité» par les médias officiels et privés, ces parrains de la «culture nationale au rabais» sont menacés dans leur confort. L'ouverture démocratique a permis l'émergence d'une génération d'intellectuels bilingues (arabe et français) en phase avec leur temps. Dépités par cette concurrence devant laquelle ils sont intellectuellement désarmés, les ultras d'un «arabisme mâtiné de bigoterie» essaient de lorgner les pays arabes. En se déclarant chantres de la langue du Coran et adversaires de la francophonie, ils espèrent recevoir crédit et aura. En vain ! Ne supportant pas leur échec médiatique à l'échelle d'un Moyen-Orient indifférent devant leur production littéraire, ils se rabattent sur l'espace culturel national. Ils le verrouillent grâce à une télévision unique conciliante et à des chaînes privées «made in Orient». Quoique la chaîne francophone Canal Algérie déroge à cette règle en diversifiant ses sources culturelles. Si les campagnes haineuses contre la langue française ont diminué en intensité et en fréquence, il n'en demeure pas moins que la capacité de nuisance de ses initiateurs/éradicateurs n'est pas à négliger. C'est un feu qui couve sous la braise. Les articles tendancieux continuent à alimenter certains titres de la presse nationale. Cette réaction de bête blessée ravive les braises de la guerre linguistique lancée il y a de cela plus de quatre décennies. Ils font du lobbying pour peser sur les décideurs politiques afin qu'ils ne réhabilitent pas la langue française. La loi sur la généralisation de l'utilisation de la langue arabe est toujours suspendue, telle l'épée de Damoclès, au-dessus des élites modernistes. Cependant, le dynamisme de la création et la liberté d'expression arrachée au monopole du parti unique viennent parasiter leurs calculs. Le panorama culturel de l'Algérie s'est enrichi aussi bien en arabe qu'en français. La relative libération de la presse écrite a permis une saine cohabitation des deux langues. À côté d'une presse arabophone foisonnante, les médias algériens francophones s'élargissent avec des journaux de bonne tenue, des radios publiques dynamiques. Quant à la télévision, les Algériens suivent avec intérêt la chaîne publique francophone Canal Algérie tout en étant assidus des chaînes étrangères, arabes et françaises. Les rapports sont des plus harmonieux entre les jeunes générations de journalistes majoritairement bilingues. Dans le domaine de la littérature, des plumes ont pris le relais de leurs prestigieux aînés qui ont servi leur pays en utilisant avec aisance la langue de Voltaire. Les écrivains de renom qui écrivent en arabe sont d'excellents bilingues. Boudjedra, Amin Zaoui, Merzak Bagtache, Wassini Laâredj, Zineb Laouedj, Djillali Khellas et le regretté Abdelhamid Benhadouga, pour ne citer que ceux-là, ne nourrissent aucun complexe vis-à-vis de la langue de l'ancien colon. Par son intelligence et son talent, nourrie aux valeurs universelles d'ouverture et de tolérance, l'élite de la littérature arabophone est passée au stade du bilinguisme positif. Sa capacité à s'affranchir des pesanteurs idéologiques et à s'inscrire dans la modernité déplaît aux ultras d'un «arabisme mâtiné de bigoterie». D'où l'ouverture d'un autre front pour les «Don Quichotte» de la francophobie. La presse relate périodiquement des échanges inamicaux entre les arabophones monolingues et les arabophones bilingues. La nécessaire réhabilitation de l'enseignement des langues étrangères constitue une avancée vers plus de réalisme. Elle survient à un moment de l'histoire mondiale qui voit les frontières artificielles de la langue, de la religion, de la culture, s'assouplir. Et si c'était un signe avant-coureur de l'aspiration d'un peuple à vivre en symbiose dans le village planétaire ? Il y a lieu de rattacher cette réhabilitation à la présence de l'Algérie officielle — en tant qu'observateur — aux deux derniers sommets de la francophonie, un espace des plus naturels pour ce grand pays francophone. L'annuaire de l'Afrique du Nord, édition 1982, ne plaçait-il pas l'Algérie en deuxième position mondiale pour le nombre de locuteurs en langue française ? Maintenant que le bâillon de la censure est levé sur ce point précis, le potentiel culturel algérien peut s'exprimer grâce à sa diversité linguistique et à son dynamisme. Le pays a tout à gagner en s'associant à ceux des autres pays francophones, sans crainte de perdre son âme. Des pays africains et arabes ont saisi cette chance depuis longtemps. L'Egypte, pays-phare de la culture arabe, siège le plus naturellement du monde au sein de la francophonie. Lors d'un congrès des enseignants de français du monde arabe, organisé au Caire en 2007, seuls trois pays n'étaient pas représentés de façon officielle : l'Algérie, la Libye et la Syrie. Une vingtaine d'enseignants et d'universitaires algériens étaient invités à titre personnel. Au moment où la présence des lycées français au Maghreb se renforce au Maroc et en Tunisie, avec un total cumulé de 20 établissements scolaires pour les deux pays, l'Algérie, elle, n'en compte qu'un seul. Sans parler des pays du Moyen-Orient qui s'ouvrent de plus en plus sur toutes les langues étrangères, dont le français. La prestigieuse Sorbonne de Paris (et des lycées français) n'a-t-elle pas ouvert une annexe à Dubaï ? Idem pour le Qatar qui élargit son anglophonie vers la langue française. Imaginons le tollé que cela soulèverait si c'était en Algérie. Quoi dire de ces partisans de l'anglais à la place du français ? Alors que leurs enfants sont scolarisés dans les établissements scolaires privés, au spécifique de Bouamama ou au lycée français de Ben-Aknoun. On y reviendra dans notre prochaine livraison. A. T. Prochainement : Le référendum suicidaire de 1991