Qui ne rêve de parler toutes les langues, ou du moins, d'en connaître une deuxième, ne serait-ce que pour ne pas réagir bêtement – «Qu'est-ce qu'il dit ?» – à la question d'un étranger ? Très peu en sont capables et si la paresse explique souvent leur ignorance, d'autres facteurs interviennent : le temps insuffisant consacré à l'apprentissage d'une langue, le manque d'enseignants qualifiés, la crainte de «relativiser» ou de dévaluer la langue nationale, l'absence de pression sociale. Beaucoup de parents français craignent, en effet, que l'étude de l'anglais, de l'allemand ou de l'italien dès l'école primaire ne nuise à l'acquisition de leur propre langue et ne provoque même chez les élèves du bégaiement ou, pire, des troubles cérébraux ou même mentaux ! Un député français n'a-t-il pas soutenu, il y a quelques années : «L'existence d'un lien direct entre maintien de la langue familiale (l'arabe, le vietnamien…) échec scolaire et délinquance !» Pour éviter pareilles sottises, se convaincre de la positivité du bilinguisme non seulement dans la formation intellectuelle d'un enfant, mais aussi dans la construction de son identité, la compréhension des différences culturelles et l'ouverture à l'autre, il faut lire Le Défi des enfants bilingues(1), de la linguiste Barbara Abdelilah Bauer, un ouvrage solide, bien informé, qui combat les idées reçues, en démontre la fausseté et explique quels bienfaits un enfant peut tirer de la pratique du bilinguisme. L'un d'eux est assurément un développement plus rapide des capacités intellectuelles : soumis à des tests d'intelligence verbale et non verbale, des élèves bilingues obtiennent de meilleurs résultats puisque la pratique de deux langues, qui les fait passer constamment d'un système de symboles à un autre, leur assure une plus grande «flexibilité cognitive». Manifestant une pensée plus créative, plus disponible et plus libre à l'égard des normes imposées, les bilingues ont «des attitudes moins tranchées» à l'égard de personnes appartenant à une autre communauté, précisément parce que, grâce à leur pratique de deux langues, ils sont à la fois «d'ici et d'ailleurs» – franco-anglais, arabo-français –, moins souvent contaminés par le virus raciste ou la suffisance stupide du monolingue, fréquemment porté à survaloriser sa langue, et pour cause : il n'en connaît pas d'autre. S'il est vécu d'une façon positive, le bilinguisme permet à l'enfant, et plus tard à l'adulte, d'avoir une meilleure image de lui-même et de s'accepter beaucoup mieux. La possession de deux langues valorise deux fois le bilingue, puisque dans chaque communauté, on l'envie ou le flatte. Et encore davantage, depuis que des chercheurs ont démontré que le bilinguisme retarde de cinq ans, ou même empêche l'apparition des symptômes de la maladie d'Alzheimer. L'impact du bilinguisme sur la personnalité de l'enfant ou de l'adulte dépend évidemment du contexte familial et, plus largement, social. Si les deux parents donnent, en se parlant, ou en parlant à leurs enfants dans l'une et l'autre langue, l'image d'êtres équilibrés, ils les inciteront à cultiver leur bilinguisme. Comme le feront, éventuellement, les responsables politiques si, au lieu de s'enfermer dans une bulle linguistique nationale-chauvine, ils donnent eux-mêmes l'exemple de leur ouverture à d'autres cultures. Malheureusement, il reste beaucoup à faire, dans de nombreux pays, pour que la diversité des langues soit considérée comme une richesse et non comme une menace. «Le capital culturel, linguistique et intellectuel de nos sociétés augmentera de manière significative, écrit le linguiste Jim Cumins, quand nous aurons fini de considérer les enfants différents, sur le plan linguistique et culturel, comme un problème à résoudre.» On en est loin. 1) Le Défi des enfants bilingues, Grandir et vivre en parlant plusieurs langues (La Découverte, Paris, 2015)