Propos recueillis par Mansour Memey Avec l'aimable autorisation du magazine Media-Mobil Dans le domaine des TIC, Mohammed Saidi est un «vieux de la vieille». Passionné de micro-informatique, il sera, très jeune, attiré par le monde des ordinateurs et des programmes, depuis les plus primaires jusqu'aux plus sophistiqués. C'est tout naturellement qu'il intégrera des fonctions liées à cette passion au sein de sociétés nationales. Comme ce domaine évolue très vite, Mohammed s'accroche et ne se laissera pas distancer. Devenu un maître incontesté dans son domaine, il créera sa propre entreprise qu'on n'appelait pas start-up à l'époque : BIG Informatique, une petite aventure au départ et qui deviendra une grosse boîte intégrant des développeurs parmi les plus performants du pays. Certains sont partis loin. Ils travaillent à la Silicon Valley. Excusez du peu ! Mohammed me cite toujours en exemple ces jeunes qui continuent de travailler chez BIG et de croire en l'Algérie nouvelle, refusant d'émigrer et de gagner beaucoup, beaucoup plus d'argent et de vivre dans de meilleures conditions. Mohammed leur a inculqué, en plus de la passion de l'informatique, l'amour du pays et l'espoir d'une vie meilleure. Il a bien voulu répondre à nos questions sur les questions de l'heure dans le domaine des TIC. Le Soir d'Algérie : Il y a quelques années, vous vous révoltiez contre le fait que les gros marchés informatiques étaient raflés par les étrangers. Le comble est que certaines entreprises d'outre-mer sous-traitaient par la suite ces marchés auprès de start-up algériennes largement sous-payées ! Pensez-vous que cela a changé ? Mohammed Saidi : Je pense que ce n'est pas uniquement dans le domaine des technologies de l'information, mais ce fut une réalité dans tous les secteurs, le BTP, la construction, les services (surtout). Pendant 20 ans, la manne pétrolière aidant, tous les projets, en connivence avec certains oligarques, étaient raflés par des étrangers et réalisés en grande partie par des compétences algériennes à low cost. C'est surtout un problème de confiance dans notre savoir-faire et une insulte à notre intelligence. Je ne suis pas contre l'attribution de marchés aux étrangers ; même aux USA, il y a des projets raflés par des Belges, Français, Indiens, etc. Mais à proportion raisonnable. Aujourd'hui, les choses commencent à changer, d'un, il y a moins de projets, et de deux, nous allons obligatoirement vers une rationalisation des dépenses et, par conséquent, les compétences locales commencent à être sélectionnées.
Notre retard dans le domaine des TIC est désormais reconnu par tous. Pouvez-vous nous citer les principaux domaines où ce retard est le plus visible ? Dans tous les pays qui ont réussi leur transition digitale, le développement du secteur du numérique est piloté par le 1er gouvernant du pays (les présidents), à l'instar de la Chine, de la Corée du Sud, des pays tels que le Mexique, ou le Rwanda pour ne citer que ces pays. Il est assisté d'une équipe d'intelligentsia du pays dans le domaine du numérique, cette équipe réalise un plan de développement avec une vision à long terme et des objectifs qui se déclinent en programme et des actions. Ces actions doivent être listées par catégorie (institutions & administrations, entreprises, usagers). À titre d'exemple, pour le e-gov, il y a environ 160 à 200 actions de numérisation, cela va des applications de permis, passeports, carte d'identité... jusqu'au permis de construire, permis de lotir, etc. Ces actions sont suivies et évaluées périodiquement et des améliorations sont apportées. C'est une des principales faiblesses de notre processus de développement dans le numérique. Cela est en partie dû à la résistance au changement de notre administration. Le deuxième problème du retard, c'est l'infrastructure ou l'autoroute de l'information, les data centres, etc. Nous accusons un retard criant dans le sens où le budget de la mise en œuvre de la fibre à travers le pays a été débloqué en 2008 et à ce jour, la fibre peine à arriver à domicile et aux sites des entreprises, et les coupures d'internet ne s'arrêtent pas, malgré une amélioration par rapport aux années passées. Pour rendre le secteur des TIC aussi fort et efficace que possible, une infrastructure TIC complète doit exister qui permette une connectivité abordable, des normes bien définies, des mécanismes de promotion de la sécurité. Les investissements dans l'infrastructure des TIC doivent être une priorité absolue pour notre économie. Les TIC ne peuvent stimuler notre économie et permettre à nos industries et à notre société le développement qu'à la condition qu'il y ait une infrastructure avec une capacité de réseau à large bande mise en place, soutenue par des services mobiles étendus. Sans cela, nous continuerons à perdre les opportunités commerciales et les avantages socio-économiques du numérique. Le troisième problème du retard, c'est le capital humain, la formation, les certifications des compétences et la mise à niveau du personnel du secteur du numérique. Pour la formation, nous avons dépensé beaucoup d'argent dans les universités et les centres de formation sans atteindre les objectifs qualitatifs escomptés. C'est vrai que le nombre formé est important, mais lorsque vous cherchez une compétence pour gérer un projet dans le numérique, pour maîtrise d'ouvrage, pour concevoir des projets de développement d'applications, pour mettre en place une solution de gestion de niveau international, ou une solution Cloud, vous n'en trouverez pas facilement. Je pense que notre pays doit faciliter l'installation de grandes écoles internationales dans les domaines de la technologie du numérique et du management, c'est devenu une nécessité. Selon votre propre expérience, quelle est la place de la vieille start-up déjà bien installée dans cette renaissance digitale et qu'attendez-vous des pouvoirs publics ? La vieille start-up est condamnée à se développer, à se mettre à niveau et prendre le train de la numérisation de l'économie et des institutions. Aujourd'hui, la pandémie a fait accélérer cette tendance, c'est une bonne chose pour que nos entreprises se mettent à niveau, que les dirigeants utilisent le numérique dans leurs tâches quotidiennes, cela va booster le business des sociétés fournissant du numérique, le secteur va être demandeur d'emploi, mais tout cela n'est pas aussi évident sans un chef d'orchestre. En effet, les pouvoirs publics doivent accompagner les fournisseurs de technologie du numérique, les entreprises et aussi les usagers par : - La gouvernance du numérique ; - la révision des fonctions juridiques et réglementaires qui ont un impact négatif sur la numérisation (taxes, bureaucratie, etc.) ; - permettre un accès abordable à des services de télécommunications (en prix, et disponibilité et qualité). Pour cela, il faudrait que les institutions chargées de ce secteur (ARPCE) améliorent l'indice de préparation aux réseaux (NRI) en mettant en place et en observant des indicateurs.
Quels conseils donneriez-vous aux nouvelles start-up ? Le monde de l'entrepreneuriat devient de plus en plus attrayant ces dernières années. Une start-up, c'est beaucoup de risques et beaucoup de travail, je leur souhaite toute la réussite et leur conseille d'établir un business modèle pour réaliser un bon produit qui cible le besoin des marchés avec une bonne stratégie marketing. Il faut également innover parce qu'en ce moment, la concurrence est très rude ; s'ils sont en équipe, il faut une bonne communication entre les membres.
Que va apporter la 5G à l'Algérie? Sommes-nous prêts, sur le plan technologique, pour bénéficier des avantages de la 5G qui va surtout intéresser les professionnels ? La 5G, c'est le très haut débit, c'est la révolution de l'intelligence artificielle dans les télécommunications avec la répartition du débit en fonction du besoin, c'est aussi la possibilité de connecter les objets, les capteurs pour la surveillance des équipements, possibilité de réaliser des interventions chirurgicales à distance (télémédecine). En Chine, les trois opérateurs téléphoniques nationaux proposent des abonnements 5G depuis octobre 2019. Idem pour le Japon et la Corée du Sud. Il faut créer une équipe d'experts au niveau de la chefferie du gouvernement qui doit se pencher sur cette technologie avec une bonne étude avantages-coûts, et analyser les forces et les faiblesses, opportunités et menaces (Swot) et établir un plan de déploiement par région. Tout cela nous intéresse et aide les professionnels, les investisseurs et même les usagers. Vous savez, les régions qui attirent les IDE dans le mode sont celles à haute connectivité. C'est un moteur pour l'économie, il faut y aller et vite.
Que pensez-vous de la guerre lancée par Trump contre la Chine ? Dans quels buts et quelle sera l'attitude de Joe Biden face à l'héritage belliqueux de l'ancien président ? Reconduira-t-il les boycotts et les interdictions ? Primo, Trump est un nationaliste, il a fait des promesses électorales, il a essayé par tous les moyens de les respecter. Parmi ces promesses, l'Amérique avant tout, et dans cette perspective, il y a le volet économique et notamment les technologies de l'information et des télécommunications ; secundo, les USA ont été toujours leaders dans ce domaine, et ils commencent à être concurrencés par la Chine qui étonne par sa capacité de prendre des initiatives, sa façon de gérer les projets innovants et d'attirer toutes les compétences du monde entier pour rester leader. Trump considère que certaines sociétés chinoises ont piraté les technologies US et les ont développées en un temps record qui leur permet de l'avantage concurrentiel, et surtout dans la technologie 5G, pilotée par le chinois Huawei. En 2018, son budget de recherche et développement atteignait 13 milliards d'euros, soit près du double de son concurrent américain direct : Cisco. Et par conséquent, s'approprie un marché mondial prédisposé à cette technologie. Trump, sans avoir des preuves, accuse Huawei de vouloir espionner le monde pour le compte de l'Etat chinois. Moi je pense que dans ce monde de connexion tous azimuts, tout le monde essaye d'espionner tout le monde et c'est une guerre qui vient juste de commencer avec des belligérants leaders qui sont la Chine et les USA.
L'Europe veut agir contre les Gafa. Quelles sont ses chances de succès ? C'est un peu la suite de la réponse précédente, l'Europe est assez forte et dispose d'un cadre législatif et des institutions issues des peuples, et par conséquent, dès que l'intérêt de leurs citoyens est menacé, que ce soit sur le plan fiscal, cyber-sécurité ou économique. L'Europe réagit, mais si ce n'est pas une réaction commune, elle n'a aucune chance de réussir. Il n'y a aucune perspective à ce que des pays d'Europe s'attaquent au droit américain d'une manière séparée. Les Gafa utilisent les services d'internet et de fait commencent à piétiner sur des domaines exploités par des secteurs tels que le cinéma, la TV, l'édition, le multimédia en général ; or, l'Europe n'était pas préparée sur le plan juridique pour y faire face, c'est maintenant qu'ils se rendent compte que ces Gafa ont gagné beaucoup de terrain sur le plan économique en profitant de l'absence de législation. La France et d'autres pays d'Europe ont déjà fait évoluer leur législation sur le plan fiscal vis-à-vis des Gafa. A titre d'exemple, ils ont instauré la TVA sur toute transaction sur internet dont le paiement s'effectue à partir de l'Europe, même si c'est un étranger non résident qui l'effectue. Certains Etats veulent appliquer une taxe sur le chiffre d'affaires des Gafa s'ils fournissent des informations aux procureurs américains, mais ils n'ont aucun moyen de contrôler ce genre d'action. Après la loi sur l'utilisation des données personnelles (RGPD), l'Europe, à travers ses commissions, vient de préparer l'arsenal qu'il faut, que ce soit sur les services du digital, le marché du digital et même pour s'attaquer de front aux défis posés par ces géants, haine en ligne, désinformation sur les réseaux sociaux, domination écrasante sur des pans entiers de l'économie numérique... Aujourd'hui, nous avons de nouveaux usagers, nous avons les réseaux sociaux, nous avons des géants de l'internet, nous n'avions pas cela en 2000, alors l'Europe veut adapter sa législation à cette nouvelle donne. Il va certainement y avoir partage d'intérêts à travers l'application de ces nouvelles lois.
Le télétravail est une réalité dans le monde de 2020. Qu'en est-il en Algérie ? Le télétravail est une réalité en Algérie, beaucoup d'entreprises l'utilisent. Il est devenu nécessaire avec l'avènement du confinement au mois d'avril et depuis, il est considéré comme un outil qui permet aux entreprises de réaliser plusieurs actions en une journée. Nous, dans notre société, nous l'utilisons énormément que ce soit pour effectuer des démonstrations d'applications, des réunions de travail avec des clients, des formations à distance, signature de contrats. Le gouvernement l'utilise pour effectuer ses conseils hebdomadaires, partager des documents, etc. Je pense que le télétravail est devenu une norme chez beaucoup d'entreprises de par le monde et cela va être pareil chez nous dans un proche avenir. Mais des psychologues mettent en garde contre l'isolement des employés et les effets néfastes sur le plan psychologique et même sur le rendement. Ce qui est incompréhensible dans notre pays, ce sont les prix chers des équipements informatiques, l'Etat vient d'augmenter les taxes à l'importation (30% + 4%), ce qui fait qu'ils ne sont plus accessibles au citoyen moyen et les PME-PMI ont réduit drastiquement leurs dépenses dans ce domaine. Je ne parle pas d'internet qui s'améliore difficilement, même si, des fois, il y a des coupures inexpliquées.
Malgré quelques timides avancées, le paiement électronique ne concerne qu'une petite minorité en Algérie. Comment le développer ? Et faut-il encourager le m-paiement à côté de l'e-paiement puisque plus de 40 millions de puces sont actives chez nous ? Moi je pense que nous avons raté plusieurs révolutions dans le domaine des TIC, du passage vers la micro-informatique, le retard de l'arrivée du téléphone portable, la connectivité, jusqu'au paiement électronique et le paiement par internet de nos jours, c'est ce qu'on appelle les transformations digitales. Plusieurs intervenants ont failli dans la mise en place et le développement du paiement électronique : - Ceux qui ont gouverné les technologies de l'information en Algérie pendant plusieurs années n'avaient aucune vision ni stratégie de développement du secteur, et n'ont jamais collaboré avec l'écosystème numérique du pays. À un point où ils sont partis sur un marché de cabines téléphoniques et n'ont pas vu venir la révolution des smartphones. - Les sociétés chargées de la mise en place de ces projets telles que la Satim n'ont pas formé les compétences nécessaires, n'ont pas mis les moyens pour maîtriser cette technologie en partenariat avec une start-up ou une société locale qui pourrait devenir un champion dans ce domaine. Je signale que ce genre de projet technologique est stratégique et les applications y afférentes doivent être conçues et implémentées par des sociétés de services algériennes. - Les institutions chargées de la législation dans les domaines financier et des transactions électroniques ont été très en retard pour mettre au point les textes qu'il faut. - Les responsables de la politique économique basée sur la rente et les subventions irréfléchies freinent le développement du pays, ce qui a créé le marché informel et sa base ne fait que grandir chaque jour. Ce marché n'utilisera pas le paiement électronique parce qu'il est basé sur la traçabilité. Par contre, le m-paiement aurait pu être un très bon choix stratégique, le m-paiement nous permet d'encaisser un paiement, fonctionne 24h/24, utilise un appareil mobile, pourrait être mis en place rapidement, sans formalités administratives. Malheureusement, il a été bloqué par l'ex-ministre des TIC Houda Feraoun, et je pense que le projet a été repris et est en cours, espérons qu'il se réalisera dans les délais prévus. Enfin, quelles sont vos prévisions dans le domaine des TIC en 2021 dans le monde ? Les prévisions dans le domaine des TIC en 2021 sont notamment : - L'évolution des médias sociaux vers les plateformes sociales. Les sociétés vont devoir profiter des «identités sociales» basées sur les informations laissées par les individus sur les réseaux sociaux. On ne leur demandera plus de visiter des sites web d'information pour en savoir plus sur eux. - L'amélioration technologique du lieu de travail. Les jeunes générations arriveront sur le lieu de travail avec une maîtrise croissante de la technologie, ils vont imposer une amélioration pour résoudre des problèmes, par conséquent, les patrons vont devoir investir dans la technologie. - L'utilisation de l'intelligence artificielle (IA), il s'agit du début de la généralisation et la démystification de l'intelligence artificielle notamment pour les usagers, telles que les applications qui vous permettent de parler directement avec traduction instantanée à un Russe ou à un Japonais. Pour les sociétés, l'IA pourra être utilisée pour observer les auditoires, enregistrer les comportements et utiliser les données stockées pour le marketing. - Probablement l'apparition d'un nouveau type de smartphone. Il s'agit des téléphones portables qui utiliseront les hologrammes, ce n'est pas de la science-fiction, on parle de l'iPhone qui aura des caractéristiques holographiques dans quelques années. - L'évolution du Cloud, qui deviendra si omniprésent que le terme lui-même deviendra superflu. les Clouds hybrides — logiciel en tant que service (SaaS) et plateforme en tant que service (PaaS) en combinaison avec des applications internes — «consolideront le rôle de l'informatique en tant que moteur de la croissance de l'entreprise». - Confidentialité internet accrue, nous allons assister à une protection plus stricte de nos communications et nos données personnelles et bancaires basée sur des capacités automatisées, qui détectent, évaluent et répondent immédiatement. Par conséquent, le rôle des personnes dans la sécurité des données diminuera. Chez nous, je pense au développement du Cloud, du e-commerce et la mise en œuvre du m-paiement. M. M. Qui est Mohammed Saïdi ? Mohammed Saidi est né à Annaba le 17 janvier 1960, marié et père de 3 enfants, ingénieur en informatique option organisation de l'INI (ex-Ceri) et directeur général de BIG Informatique depuis 1995. 2020 : Membre fondateur de la Fédération du numérique. 2018 : Membre du Conseil national de concertation et développement de la PME. 2017 : Président de l'ADPE (Association pour le développement et la promotion de l'entreprise à Annaba) à ce jour. 2006 : Membre de l'Alliance mondiale des technologies de l'information (www.witsa.org). 2005 : Membre fondateur de l'Association arabe des TIC (www.ijma3.org). 2004 : Fondateur et ex-SG de Aita (Association algérienne des technologies de l'information).