L'universitaire Saïd Djabelkhir, islamologue spécialiste du soufisme et initiateur du Cercle des lumières pour une pensée libre, comparaîtra devant le juge jeudi prochain. Pour cause ? Une plainte déposée contre lui par un universitaire de la wilaya de Sidi-Bel-Abbès après la publication sur Facebook d'une critique adressée à Chikh Ferkous qui, lui, a décrété lors d'une fetwa que «la célébration de Yennayer est haram», affirmant que cette fête est païenne. Il a attribué quelques Hadiths (3 ou 4) au Prophète ; il dit ne pas faire d'amalgame entre la discorde (fitna) et la critique, entre autres. Ahmed Kessi- Alger (Le Soir)- Invité de «LSA Direct», une émission du Soir d'Algérie consacrée à l'actualité, l'universitaire chercheur est revenu sur l'objet et les circonstances de la plainte, la séparation de la religion de la politique, l'impact de telles « réactions» qui se répandent de plus en plus et tant d'autres sujets fort intéressants. D'emblée, le chercheur se penche sur l'article 144 bis qui, dans plusieurs de ses alinéas, concerne la diffamation sur le plan politique, religieux et même journalistique, et affirme que celui-ci n'est pas vraiment clair. « Le problème, c'est que l'article n'est pas explicite. On parle sur quelle base, quelle norme : malékite, achârite ou soufie (qui sont les normes de base dans le discours religieux en Algérie), ou soufie, salafiste ou wahabite ? C'est ce qui n'est pas clair dans cette loi. Je cite notamment les citations de l'Emir Abdelkader dans son livre El Mawakif, qui contreviennent directement alors au contenu de cette loi », tout en précisant qu'il ne connaît le plaignant qu'à travers les réseaux sociaux. Sur les conséquences d'une éventuelle condamnation pour l'universitaire et le principe de libre pensée, Djabelkhir s'est dit étonné et s'interroge : «Pourquoi former des spécialistes et leur interdire de donner leurs avis ? L'Etat dépense des deniers publics pour former des cadres et, au final, pour leur interdire de donner leurs avis en tant que spécialistes !» affirmant qu'il n'a donné que son avis et ce qui l'étonne encore plus, c'est « le fait que le juge d'instruction ait fait passer l'affaire sans le convoquer, ni l'entendre». Enregistrer de telles réactions face à une critique objective finirait, selon l'universitaire, par «polluer» les esprits et par une «autocensure» qui aura raison du débat-échange qui devrait prévaloir, notamment entre universitaires. «Beaucoup de spécialistes ne seraient pas à l'aise en donnant leurs avis ou ne plus le donner carrément sur les questions de leurs domaines de compétence», a expliqué le chercheur, tout en regrettant cela. «C'est regrettable et déplorable. J'aurais aimé que cet universitaire me propose un débat avant de porter plainte. J'ai toujours accepté le dialogue et le débat. J'aurais aimé qu'on s'écoute», dit-il. «Beaucoup partagent mes idées mais ce n'est pas tout le monde qui peut le dire» Sur la question d'une éventuelle incompréhension de ses initiatives de débats, de critiques ouvertes qui peuvent être assimilées à une «simple polémique», il dira : «Loin de moi l'idée de faire le buzz. C'est des questions qui se posent à nous spontanément et au quotidien, où nous sommes en contradiction avec certains aspects de la modernité par rapport à notre patrimoine religieux (entendre lecture du Coran et des Hadiths). En tant qu'islamologue, on est appelé à donner notre avis et proposer de nouvelles lectures de ces textes, à même de lever les contradictions qui existent aujourd'hui.» Et de donner comme exemple : les châtiments corporels. Ce qui, note-t-il, « n'a pas lieu d'exister aujourd'hui. Il faut re-contextualiser les textes du Coran qui parlent d'esclavage, de flagellation, de lapidation, châtiment de main coupée, d'héritage de la femme,etc. Il faut remettre ces textes dans leur contexte historique pour produire de nouvelles lectures et sortir de cette impasse de contradictions. Rendez-vous compte ? On nous parle encore de djihad, de kouffar, de djezia. On est obligé de réagir au quotidien et de dire ce qu'il y a à dire par rapport à ces textes-là ». L'universitaire note, par ailleurs, que peu de gens dans le milieu universitaire abordent ces questions et sujets sensibles. « Il y a énormément de gens qui partagent mes idées mais ce n'est pas tout le monde qui peut le dire. Peut-être qu'ils ont peur. A titre d'exemple, je citerai Hadj Douak qui, après sa déclaration et sa critique sur l'imam Chafaï, sur la chaîne coranique, a vu la réaction le traitant de ‘'fou'' venir deux jours après.» Abordant le changement escompté dans le contexte actuel à travers le cercle «Pensée libre», l'islamologue tranche net : «Il ne peut pas y avoir de changement politique sans évolution des mentalités. Le mieux, c'est que le changement politique s'opère simultanément avec l'évolution des mentalités. On ne peut évoquer l'un sans l'autre.» Sur l'usage d'un certain langage utilisé pour faire véhiculer une idée ou un message, ce qui pollue le champ politique et qui est «un danger » pour la citoyenneté, l'invité de «LSA Direct» est catégorique : «J'ai toujours été contre l'instrumentalisation de la religion, que ce soit par les systèmes politiques ou les islamistes. Je suis pour la séparation claire et nette entre le politique et le religieux. Tout amalgame entre les deux ne mène qu'à une crise sanglante telle que celle qu'on a vécue durant les années 90.» Pour arriver à cet objectif, selon l'orateur, «il faut aller vers une vraie démocratie. Accepter la diversité, signifie s'entendre sur un minimum de préalables démocratiques qui permettent un vivre-ensemble en paix, et surtout avec nos différences». Pour «sortir de l'auberge», il faudra, note le chercheur, «se résoudre à aller vers une réforme claire, assumée et expliquée des discours religieux traditionnels. Les jeunes iront ailleurs, à défaut d'alternative fiable. Ils sont connectés, cherchent à savoir et critiquent. Nous ne connaissons pas la réalité de notre société par rapport à plusieurs questions». Quant à l'état où est le combat pour la lecture moderne du texte religieux, Saïd Djabelkhir, en citant Mohammed Arkoun, un des réformateurs attitrés du discours religieux, dira : «Il est en conflit avec les tribunaux. Chez nous, les discours réformateurs se heurtent à la réaction traditionaliste.» Le cercle «Pensée libre», avant le confinement, organisait une conférence par mois, diffusée sur les réseaux sociaux, en plus des conférences organisées un peu partout, ainsi que les propres séries vidéos de l'universitaire publiées également sur la chaîne du groupe. «L'élan était porté vers une ouverture progressive sur l'espace maghrébin, et on projetait d'inviter même des gens de France et d'ailleurs pour élargir le champ du débat. La Covid-19 a freiné l'élan et a mis toutes les activités du cercle en veilleuse, en attendant une reprise effective», conclut l'invité de «LSA Direct». A. K.