Mohamed Arkoun a fait un dernier pied-de-nez � l�Alg�rie officielle, celle qui vous prive d�un rameau de votre vivant, et qui vous enterre sous un olivier � votre mort. Il a choisi pour sa s�pulture la terre marocaine, au grand dam de nos fossoyeurs attitr�s qui appr�taient d�j� leurs mines sombres. �Nul n�est proph�te en son pays� : le �Passeur� des trois religions monoth�istes, comme on l�appelait, ne pouvait ignorer cet adage qu�il avait exp�riment� � son d�triment. Certes, il n��tait pas pers�cut�, ni condamn�, dans son pays natal, mais il y a des indiff�rences qui tuent. Arkoun �tait, plus qu�aucun autre, en droit de se sentir ostracis� dans sa propre patrie. D�autant plus que, dans son cas, il sentait le poids de l�hostilit� ouverte des gouvernants, conjur�e avec le silence frileux des intellectuels. Au fil des ans, le penseur, reconnu dans tous les pays o� l�intelligence est respect�e quand elle n'est pas adul�e, s��tait d�tach� de son pays natal. Petit � petit, il avait vu l�influence des id�es de modernit� d�cro�tre devant le pseudo �veil de l�Islam, sous la banni�re du wahhabisme. Comme d�autres intellectuels arabes(1), engag�s en faveur d�un Islam des lumi�res, il ne croyait pas � cette �Sahwa�, exclusivement tourn�e vers la pi�t� ostentatoire et g�n�ratrice de violence. Le pr�tendu �veil de l�Islam n�est en fait que le soubresaut d�un dormeur qui change de c�t�, pour rechercher un sommeil encore plus profond. N��tant pas homme � pr�cher dans le d�sert, Arkoun avait opt� pour les amphis et pour les salles de conf�rences. �crivant et publiant en fran�ais, il �tait pourtant reconnu comme une sommit� intellectuelle alg�rienne dans tous les pays arabes, sauf en Alg�rie. Ses concitoyens, obnibul�s par la r�cente r�v�lation de leur foi retrouv�e, assimilaient Mohamed Arkoun � un orientaliste, lui le pourfendeur impitoyable de l'orientalisme. Il faut dire qu'il n'�tait pas de la tribu, ou avait refus� d'en �tre, dans un pays o� le tribalisme, empreint de tartufferie religieuse, annihile toute ambition de libert�. D�cri� au pays de ses anc�tres, c'est paradoxalement dans ce Moyen-Orient, pourvoyeur d'id�es fondamentalistes, que le d�funt a rencontr� le plus de consciences attentives et suscit� le plus d'�chos favorables. Dans un pays o� l'�tat s'est mis � genoux devant des obscurantistes, comme Ghazali ou Karadhaoui, il �tait naturel que Mohamed Arkoun soit un proscrit. C'est donc un fait normal que l'ambassadeur d'Alg�rie n'ait pas daign� assister � la lev�e du corps du d�funt, jeudi dernier � Paris. Sans doute pensait-il que la pr�sence de l'ambassadeur du Qatar et celle d'autres diplomates arabes suffisaient en de telles circonstances. Vous avez dit boycott ? Oui, quand il s'agit de l'Alg�rie, la pr�sence officielle, ou l'absence aux enterrements sont tributaires de l'image que l'on a de vous en haut lieu. Partant de l�, on peut imaginer, � la d�charge de Son Excellence, qu'un ambassadeur puisse agir, au nom de cette vision, en se conformant aux instructions de son gouvernement. La discipline, c'est la force des arm�es, mais elle fait aussi la carri�re des diplomates. Que dire alors de l'impr�visible absence du recteur de la Mosqu�e de Paris, Dalil Boubaker ? Est-il tenu lui aussi de solliciter des instructions ou d'obtemp�rer � des injonctions, pour aller se recueillir sur la d�pouille d'un grand musulman ? Apporter le r�confort de la religion, en de semblables circonstances, n'est-il pas une obligation pour un recteur(2), en qu�te de rachat aupr�s de la communaut� alg�rienne en France ? Ou bien a-t-il estim�, � tort bien s�r, qu'il n'avait pas � faire acte de pr�sence, m�me passive, � la c�r�monie d'hommage � l'illustre disparu ? Encore un faux pas que M. Dalil Boubaker aura beaucoup de mal � faire oublier. C�t� m�dias, c'est encore dans les pays du �Machrek� que Mohamed Arkoun aura suscit� le plus de t�moignages d'admiration et de reconnaissance. En Alg�rie, les journaux arabophones n'ont pas donn� l'air de se sentir concern�s. Ce n'est sans doute pas dans cette presse qu'il faudra chercher des �orphelins d'Arkoun�, trop occup�e qu'elle est � caresser dans le sens des barbes. Seule exception notable, le quotidien Al-Fadjr(3) qui a rendu un vibrant hommage au penseur d�c�d�, avec divers hommages de plumes arabophones. En plus de la chronique de notre cons�ur Adda Hazem, on y trouve les contributions d'intellectuels alg�riens qui se sont donn� la peine de lire Arkoun, contrairement � ses d�tracteurs. C'est le r�le de ces contempteurs que Adel Sayyad �voque � travers un �pisode �tonnant des m�moires de Karadhaoui(4). Ce passage des m�moires de Karadhaoui que nous avons d�j� �voqu� ici raconte comment il a jet� l'anath�me sur Mohamed Arkoun, qu'il traite d'apostat parce qu'il ne croit pas � la �Sahwa�. Notre confr�re rappelle judicieusement que pour Kardhaoui, �l'�veil� de l'Islam s'incarnait dans le voile que portait cette �tudiante qu'il �pousera par la suite. Ah l'�veil des sens, quand il s'empare de vieillards s�nescents ! Cependant, il suffit de lire les commentaires r�pliquant � l'article de Adel Sayyad pour comprendre qu'il livre un combat perdu d'avance. Il y a si longtemps que nos concitoyens et coreligionnaires n'ont pas eu de proph�tes qu'ils sont pr�ts � accepter toutes les impostures. Or, si Karadhaoui n'est pas un proph�te, il en est l'h�ritier, comme le d�cr�te la �bible� des fondamentalistes. �Qui ne pense pas comme nous n'est pas des n�tres�, proclament les tenants d'un Islam s'�clairant � la chandelle. C'est au nom de cette logique de l'exclusion que Mohamed Arkoun a �t� trait� par ses concitoyens aveugles comme un ren�gat. Un jour, peut-�tre, une autre g�n�ration surgie du n�ant actuel rendra justice au penseur, mais quel jugement portera-t-elle sur les intellectuels alg�riens de sa g�n�ration? Ceux qui ont suivi son corbillard bien avant ses obs�ques officielles, c�l�br�es en France et au Maroc. A. H. 1) L'ann�e 2010 a �t� une h�catombe pour les intellectuels arabes, connus pour leur apport � un Islam ouvert et tol�rant. Apr�s Mohamed Abed Aljabri, d�c�d� en mai dernier, nous avons eu � d�plorer la disparition de l'�gyptien Nasr Abou Zeid et du Kowe�tien Ahmed Al- Baghdadi. 2) Je crois savoir que m�me si Dalil Boubaker n'est pas un th�ologien confirm�, il poss�de n�anmoins quelques aptitudes pour exercer en tant qu'imam. En tout cas, il a encore perdu une occasion de marquer des points contre les Marocains de l'UOIF, qui �taient eux bien pr�sents � l'hommage fun�bre. 3) Au passage, j'ai appr�ci� le billet mordant de Sa�d Bouokba sur la m�saventure de certains quotidiens arabophones qui annon�aient des tirages mirifiques, pour �bahir le lectorat. Loin d'�tre subjugu�, le fisc leur a r�clam� le montant d'imp�ts correspondant � leurs tirages annonc�s. Si l'histoire est vraie, les services fiscaux alg�riens m�ritent une m�daille, pour tardifs, mais �minents services rendus au pays et � la presse. 4) Publi�es en bonnes feuilles par le quotidien Al- Khabar, qui rivalise parfois avec d'autres titres arabophones en mati�re de z�le religieux. Sans compter qu'un nom comme Karadhaoui fait vendre, un Karadhaoui illustration saisissante de l'adage selon lequel le borgne est roi au pays des aveugles.