Mon nom est connu de tous. Pas mes routes. J'ai quitté mes terres, il y a longtemps. Dans les années quarante. Un jour, je me suis mis, debout, sur une table de bistrot, du côté de Milan et j'ai crié : «Vive Staline !» C'était au temps de Mussolini ! Grand crime de lèse-majesté ! À mes côtés, il y avait Issiakhem et Ziad. J'ai été de suite expulsé de ce pays. Je me suis réfugié quelque temps dans le nord de l'Europe, puis plus tard à Hambourg où je me suis adonné à quelques belles cavalcades amoureuses. Plusieurs années plus tard, invité par Mustapha Lacheraf, je me suis retrouvé sous la statue de Lenine dans les jardins de l'ambassade de L'URSS, au Caire. J'ai pissé au pied de la stèle. J'ai failli être embarqué. Ça a fini par se tasser. J'ai encore crié : «Vive Staline !» Je suis stalinien, et alors ? La colère algérienne est endémique. Atavique. Mon peuple n'a jamais supporté l'agression. Souvent attaqué, envahi, occupé. Il s'est toujours dressé, révolté. Il a de tout temps résisté, réussi à se défaire de ses occupants. Il lui reste à vaincre les indus occupants d'aujourd'hui : les siens. Ce n'est pas une tâche facile, ils sont façonnés dans le même cuir ! Pour faire dans l'anecdote, je raconterai cette petite histoire : c'était la première et la seule fois de ma vie où j'ai porté un costume ! Le général Giap, commandant en chef du viet-cong, la résistance vietnamienne a demandé à notre chef d'Etat, Boumediène, de m'inviter à le retrouver à Alger. Nous nous étions fréquentés pendant quelques mois, sous les bombes, dans la jungle de son pays, en ce temps-là. Je me trouvais lors de sa visite dans les coulisse du Théâtre national algérien (TNA). Le général avait dit à Boumediène qu'il était hors de question qu'il reparte au pays sans me rencontrer. Le Président a accédé à sa demande, d'autant qu'il me respectait beaucoup même si mon travail théâtral le gênait énormément. Il me l'a d'ailleurs fait savoir en m'expliquant que j'étais tout à fait libre de continuer à exercer mon métier d'écrivain mais qu'il aurait été intéressant que je lui lâche les baskets avec mon théâtre populaire. Homme de la rue, je n'ai pas obéi ! Il m'a foutu la paix à tel point qu'un de ses ministres, monsieur Mazouzi, m'a autorisé à créer ma première troupe de théâtre sous le chapeau d'une association (ACT). Là, dans un trou de Bab-el-Oued et dans ma tête et celles de mes comédiens, de mes techniciens et d'une grosse poignée de bénévoles, je suis revenu à la vie, après une trentaine d'années d'exil. Avec ma troupe du Théâtre régional de Sidi-Bel-Abbès, nous avons sillonné toutes les routes du pays, tous les villages. Nous avons traversé ergs, regs, steppes et montagnes... Nous nous sommes produits en quelques années devant trois millions de personnes. L'équivalent de ce qui se déverse, aujourd'hui tous les vendredi et mardi, sur les boulevards du pays ! Le Hirak est aussi mien. Même si la mort, cette injuste saloperie m'a éloigné de mon peuple depuis 1989, je m'en sens toujours partie prenante. Prenez soins de mes enfants. Surtout d'Amazigh ! Je suis Kateb Yacine. M. O.