Après trente-cinq années denses passées dans le quartier algérois d'El-Hamma, où il est né en mars 1953, Abdelmadjid Meskoud voit, déchiré, une boule de démolition s'abattre sur la maison de son enfance. Au cours des jours qui suivront, la furie destructrice s'abat sur le reste de ce quartier historique d'Alger, situé à peine à quelques empans du centre de la cité. Le Hamma, c'est le café Nizière, les allumettes SNTA, la grotte de Cervantès, le Musée des beaux-arts, le Jardin d'Essai, les Halles centrales... Le Hamma n'était peut être pas le cœur de la ville blanche, mais il en était un des organes vitaux. Voir son quartier réduit en poussières provoque des blessures à l'âme qui ne cicatrisent jamais. Demandez à ceux qui ont vu leurs villages rasés par la France, durant la guerre... Voyant sa vie réduite à l'état de terrain vague, Meskoud a entrepris un voyage introspectif qui a donné naissance à son œuvre majeure : El Assima. Cette chanson a fait pleurer toutes les chaumières de la ville d'Ibn Ziri ! Il ne s'agissait pas, seulement d'une ode au passé, à la nostalgie. C'était un cri. Un long râle qui avait pour but de dénoncer cette tendance qu'avaient les autorités du pays à mépriser, voire à détruire le patrimoine immémoriel, à araser les souvenirs des Algériens. Je lui demande son âge, il interpelle son épouse à voix haute : «Ch'hal fi âamri, ya m'ra ?» («Quel âge ai-je, femme?») sa mémoire est intacte, pourtant. C'est juste que chez Meskoud, l'humour est à fleur de langue. Sans doute, des restes de sa longue expérience théâtrale débutée durant son adolescence auprès de Tahar Benhamla, au théâtre (la troupe) Mohamed-Touri du Champ-de-Manœuvre, avant de se poursuivre chez Hassan El-Hassani, Boubegra pour les intimes. A l'âge de seize ans, il se met à la guitare spontanément. Elle s'est imposée à lui comme une amoureuse forcenée. Il l'a épousée dans les venelles de Belcourt. C'était au temps où il était féru de la chanson française à texte. Ses jeunes années, comme celles de milliers de ses congénères, ont été dorlotées par Brassens, Brel, Ferrat, Ferré, Reggiani, Moustaki et tant d'autres... Il a musé avec sa guitare sur les sentiers de l'école buissonnière avant de se ressaisir et de consentir à se discipliner le temps de mener à bien des études de comptable. Un paradoxe pour Abdelmadjid qui n'a jamais su compter son argent ! Après avoir été un «yaouled» sans jamais prendre en bandoulière une boîte de cireur, pendant la guerre d'Algérie, Meskoud a vu son père, qui lui avait tenu la main pendant les années de feu, quitter ce monde alors qu'il sortait à peine de sa dixième année. «Avec mes cinq frères et sœurs, il a fallu qu'on se bagarre pour survivre.» C'est le scoutisme qui a mis à Abdelmadjid le pied à l'étrier de l'art. Le chant, la voix, il les a acquis en psalmodiant des chants patriotiques (anachid). Sans jamais avoir été encarté au FLN, Madjid est né et est resté patriote. C'était à l'époque bénie où l'Algérie, à peine née et sortie de la guerre, le peuple s'est mis à rêver de liberté, de bonheur et de prospérité. On ne savait pas encore ce qu'était vraiment la démocratie mais tout le monde en rêvait. On pensait, alors, que dans l'Algérie nouvelle, pas celle de Tebboune, celle de 1962, le peuple allait avoir le droit à la parole et au pain. Il a eu du pain, jamais de friandises et surtout pas la parole. Ceux qui ont pris le pouvoir à l'indépendance sont toujours là. Ils ont appris aux Algériens à s'accoutumer à l'aphasie. Ils leur ont enseigné la résignation. Meskoud, qui a traversé toutes ces jeunes années de sa patrie, sait tout cela. Sans éclats, il a recouvré la parole. Malgré les coups durs, les drames, il continue à rire et à chanter.Il avance avec le large public qui lui voue une affection sans borne. En 2016, il est victime d'un AVC. Dans la foulée, il est amputé d'une jambe. Il perd pendant longtemps l'usage de ses pieds et aussi d'une main, celle qui tient le médiator qui lui permet de donner vie à ses mélodies sur le fil de son mandole. Un drame qui, au lieu de le noyer dans un trou noir, le réveille. Le résilient Meskoud, qui sortait, peu à peu, la tête de l'eau, est rattrapé par la crise sanitaire. L'Algérie s'est mise en mode «extinction des feux», surtout ceux de la rampe. Les artistes sont en hibernation tout comme l'émigration, cette population honnie, méprisée, indexée et assignée à résidence à l'étranger par des gouvernants, définitivement autistes. Sourds. Ce comptable qui préparait nos paies à Algérie Actualité et qui nous permettait de faire les soudures à la fin des mois difficiles reste, malgré ces temps cryogéniques, optimiste. Il dit : «Après la pluie viendra le beau temps, l'Algérie a des enfants. Ils reviendront !» M. O.