Je vous ai quittés le 18 janvier 2015 à l'heure du déjeuner mais je n'ai rien oublié de nos escapades, de nos amitiés, de la houle qui a bercé nos rencontres. Nous avons vécu des années fortes. Nous les avons vouées à la réflexion, et l'observation, aux idées. À la poésie et à la bohême. Pendant presque un demisiècle, nous avons beaucoup ri mais nous avons surtout énormément travaillé. La merveilleuse équipe qui m'a accompagné durant la formidable aventure d'Algérie Actualité, l'équipe qui a fait cet hebdomadaire qui ne mâchait pas ses mots malgré la conjoncture politique quasi totalitaire de l'époque sait tous les efforts consentis pour livrer aux lecteurs un journal sérieux et de haute facture, chaque semaine. Chaque mardi, dans les locaux de la rubrique culturelle que je dirigeais, les débats sur les contenus se faisaient dans un tumulte et une passion que je n'ai jamais retrouvés une fois parti de cette rédaction pour aller vers d'autres aventures qui se sont, pour la plupart, mal terminées, malheureusement. En ce temps-là, l'Algérie, malgré des difficultés économiques cycliques, riait, vivait. Chacun de nos bouclages, chacune de nos parutions donnaient lieu à des fêtes et des joutes verbales mémorables qui avaient pour écrin les innombrables bistrots environnant la rue de la Liberté puis, plus tard, la rue Jacques-Cartier. C'était avant que les gouvernants et le peuple, dans un étonnant consensus, tuent la vie et inventent le néant ! En ce temps-là, les années 70-80 en l'occurrence, on a eu des pénuries de tout mais on avait coutume de dire : «Il nous reste l'oxygène !» Vu d'ici et d'aujourd'hui, et vu la malédiction qui s'abat sur le pays, cet ironique commentaire qu'on faisait à l'époque peut sembler bien cynique... Après l'expérience très édifiante d'Algérie actualité, j'ai embarqué avec une belle équipe - Metref, Djaout, Stambouli, Blidi, Mokhnachi et bien d'autres - dans une aventure qui s'annonçait prometteuse. Celle d'un hebdomadaire d'une nouvelle facture qui a très vite trouvé sa place et son lectorat. Nous l'avions intitulé Rupture, un titre qui annonçait, en soi, le projet et le propos. Après quelques mois d'existence, Rupture s'est fracassé sur le mur de l'obscurantisme et de l'ignorance, lorsque le 26 mai 1993, on a abattu sur le parking de sa cité de Baïnem Tahar Djaout, le directeur de rédaction du titre. Tahar a une longue série d'assassinats de confrères morts pour avoir choisi de «porter la plume dans la plaie». Avec mes nombreux concitoyens, notamment des hordes entières d'artistes, d'écrivains et de journalistes partis se mettre à l'abri à l'étranger, j'ai tenté l'exil à mon tour. Après avoir réalisé quelques documentaires, j'ai essayé, avec quelques confrères téméraires, de fonder un magazine à Paris, du côté de la Bastillle. Son public naturel était censé être l'émigration. J'ai oublié un postulat : nos émigrés lisent, en majorité les pages des courses hippiques du Parisien qu'ils trouvent sur les comptoirs des bistrots où ils prennent leur café. Ils n'achètent pas de journaux ! Clap de fin pour ce bihebdomadaire que, ironie du sort, nous avions appelé Ensemble. Ensemble, c'était, semblet- il, le viatique du Hirak qui a déversé des millions d'Algériens dans les rues du pays dans un mouvement contestataire sans précédent ! Ah que j'aurais aimé voir ça ! Il semblerait qu'une épidémie meurtrière soit venue au secours du pouvoir, reportant sa chute. Pire, elle lui a redonné des couleurs, l'a revigoré à tel point qu'il a vite renoué avec ses vieux travers, son essence. Les prisons ne désemplissent pas et ici, au pays des ténèbres que j'habite depuis six ans, maintenant, je vois, chaque jour des régiments entiers d'Algériens, victimes du Corona et de la pénurie d'oxygène, affluer. Dans la mort, on n'a plus besoin d'air ! M. O.