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KATEB YACINE AVANT NEDJMA
Les imprescriptibles m�diations d'une entr�e dans la litt�rature
Publié dans Le Soir d'Algérie le 30 - 10 - 2010

L'�crivain Kateb Yacine na�t dans la fulgurance du succ�s tardif de Nedjma (1956) dans l'espace litt�raire francophone, au d�cours des ann�es 1960-1970, lorsque ce texte gagne ses premiers contingents de lecteurs.
D'une structure narrative circulaire et concentrique, Nedjma est vite assimil� par la critique au nouveau roman. M�me s'il s'�tait d�fendu de toute appartenance � cette phalange de la modernit� litt�raire qui constituait �avec les exp�riences singuli�res d'Alain Robbe-Grillet, Nathalie Sarraute, Michel Butor, Claude Simon, Robert Pinget � non pas une �cole mais un groupe d'auteurs autonomes, marginal dans la litt�rature fran�aise des ann�es 1950 et d�pr�ci� par la critique et les lecteurs en raison m�me de ses assises th�oriques encore peu perceptibles, Kateb en gardera malgr�-lui, comme par un effet de capillarit�, cette r�putation tenace de difficult� et d'inaccessibilit� qui accompagnera longtemps le cheminement de son �uvre principale dans l'imaginaire du grand public. Cette m�prise de la critique parisienne, qui l'a affili� � un courant encore n�buleux du roman en France, fut � volontairement et v�h�mentement � d�nonc�e par Kateb Yacine. Pourtant, son parcours dans la litt�rature, plus pr�cis�ment dans la litt�rature alg�rienne de langue fran�aise, dans son �criture et dans son histoire, et au-del� de la litt�rature, dans l'histoire politique et culturelle du groupe indig�ne pendant la colonisation, rel�ve d'�quivoques nombreuses sur l'�crivain et sur son �uvre, jamais amend�es, qui enserrent un r�cit de formation quasi mythique. De ses origines familiales � son entr�e dans le monde adulte et de ses choix culturels et politiques � la d�termination nodale de l'�criture comme mode d'affranchissement social, Kateb a eu la patience d'envisager hors de son �uvre � comme en t�moignent ses biographes, notamment Jacqueline Arnaud (1978), Mohamed-Lakhdar Maougal (2004), Omar Mokhtar Chaalal (2003-2005), Benamar Mediene (2006) � un itin�raire sans asp�rit�s, intelligible et positivement document�. De la seconde partie des ann�es 1940 o� il se fait conna�tre dans les champs litt�raire et m�diatique de la colonie � la publication de Nedjma, la biographie du jeune Kateb, parsem�e de zones d'ombre, reste assez d�cisive pour conforter une esth�tisation de la r�volte, mod�le explicatif sanctifi� dans l'�uvre et dans la vie de l'�crivain aux �semelles de vent�. Illusion de l�interpr�tation critique et biographique ? Le Kateb Yacine d'avant Nedjma peut-il sortir des fondri�res de la mythologie pour entrer dans l'histoire ?
La b�ance d'une identit�
Kateb fut pr�destin� aux sinueuses et impr�visibles ambivalences d�s sa naissance, le 6 ao�t 1929 � Constantine. Il vient au monde dans la maison de son grand-p�re maternel Ahmed Bel-Ghazali Kateb qui le d�clare � l'�tat civil de la commune mixte de Cond�-Smendou (Zighoud Youcef), � une trentaine de kilom�tres de Constantine, o� il exerce la fonction de bach-adel de la mahakma mal�kite. Cette naissance, rue du 26e de Ligne, en contrebas de la Casbah, est un des �pisodes tus dans la famille parentale de Kateb o� les anicroches du couple que formaient Yasmina et Mohamed-Lamine �taient proverbiales. Il y avait alors chez les g�niteurs de Yacine des moments de dispute et de rupture r�p�t�s dont le p�re, oukil judiciaire f�ru de tradition litt�raire arabo-musulmane, prenait son parti en s'adonnant sans mod�ration � l'alcool. Plus tard, Kateb formalisera cette opposition entre ses parents, au-del� d'�videntes m�sententes conjugales, sur le plan de leur enracinement culturel et de la distance � ou de la distinction � que l'un et l'autre investiront dans les h�ritages litt�raires et linguistiques familiaux partag�s (Cf. Jardin parmi les flammes, Esprit [Paris], n�11, novembre 1962). Yasmina et Mohamed-Lamine sont cousins et leur union r�pondait du marquage anthropologique commun des lignages indig�nes. Dans Le Polygone �toil�(Paris, Seuil, 1966), Kateb en estime, non sans regrets, les d�chirures : �Ce mariage consanguin sera sans doute le dernier : un lent naufrage. Et j'ai beau me d�battre, inond� par la racine.� Formellement enregistr� � Cond�- Smendou, Kateb n'a pas r�sid� dans ce village de regroupement colonial, tout comme il n'aura s�journ� apr�s sa naissance que pendant une courte p�riode � Constantine, au gr� des retrouvailles de ses parents et de la reprise de leur vie conjugale apr�s le cycle de r�pudiations. La qualification d'�crivain constantinois, attribu�e � Kateb, essentielle dans son identit� d'�crivain, demeure � la fois fragile et probl�matique. Les d�placements de l'enfant Yacine, ballott� dans les d�m�nagements de la famille, suivant les incessantes mutations de son p�re d'un ressort judiciaire � un autre dans l'Est alg�rien, furent-il entrecoup�s de courts s�jours constantinois chez sa tante Khedoudja Bellokhi ? Il est difficile de circonscrire, � cette p�riode du premier �ge et de l'enfance, ce qu'ont �t� les sensations de l'antique ville multiculturelle chez Yacine. La description de Constantine (Ad'dahma, �l'�crasante�) dans Nedjma emprunte puissamment � la mythographie locale pour renvoyer � un rapport � la ville, nourri dans l'enfance et symptomatiquement �vocateur, malgr� la pr�sence pittoresque d'innombrables lieux rituels de la cit�. Tout comme S�tif et B�ne (Annaba), Constantine, inform�e principalement par les pratiques f�minines rapport�es dans son entourage familial, n'est qu'un espace imaginaire appr�t� aux n�cessaires juxtapositions spatiales d'un projet litt�raire o� la narration emprunte aux circonvolutions urbaines de la fable. Le critique Marc Gontard (1985) ose une comparaison entre Kateb et James Joyce, �crivant Gens de Dublin(1914) et Ulysse(1922), transcrivant une repr�sentation mythique de la Ville. Chez Kateb, le r�el historique de la cit� est expurg� et sans assignation sociale et soci�tale, comme c'est le cas dans les �crits de la nouvelle g�n�ration de romanciers constantinois (Badr'Eddine Mili, Abdelkader Jamil Rachi, Hac�ne Sa�di). Rien dans la biographie de Kateb ne le rattache effectivement � Constantine, ville de transit pour sa famille, pour appeler � une pers�v�rante �laboration r�paratrice d'une b�ance identitaire. La convocation, �minemment litt�raire, en forme d'hommage distingu�, du personnage typique de Si Mohamed-Tahar Belounissi, surajout�e dans Nedjma, constitue le seul appui et la seule l�gitimit� d'un enracinement constantinois fondateur pour Kateb. Si elle date une personnalit� de la Cit� a�rienne de la p�riode de l'entre-deux-guerres, elle n'est qu'une concession � une br�ve et marquante rencontre � la terrasse du Caf� du Chott, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, entre le gourou constantinois vieillissant et le jeune Kateb, venant de B�ne � Constantine pour diffuser son recueil de po�mes Soliloques (B�ne, Ancienne Imprimerie Thomas, 1946). Le r�le de garant du po�te, qui ne se r�clamait encore que d'une adolescence romantique, Belounissi l'assure sentencieusement dans le bordel de Constantine o� il �coule en une nuit les dizaines d�exemplaires du recueil de po�mes aux hobereaux et aux maquignons soiffards de Khroub, de A�n Smara et de Guettar El Aych, en goguette chez les pensionnaires corses de la rue de l'�chelle. Qui est donc ce personnage, typique d'une citadinit� �th�r�e, que le jeune Kateb constitue comme le donateur d'une qualit� constantinoise absente dans son v�cu ? Le retour de Mohamed-Tahar Belounissi de la Mecque, arbitre des �l�gances, affubl� de culottes de cheval, de leggins, de paletot de drap et de chemise � jabot, avec une biblioth�que impressionnante dans laquelle tr�naient Les Sept piliers de la sagesse (1926) de Lawrence d'Arabie qu'il fait conna�tre aux m�dersiens du Chott, a influenc� Constantine, encore assoupie en ces ann�es 1930. Il affrontera bient�t la concurrence � tout autant infatu�e �d'un autre exil� d'Orient, connaisseur accompli des musiques allemandes : Youn�s Bahri, brillant orateur et prot�g� de Sma�l Mami (patron d' En Nadjah), futur responsable de la propagande nazie en direction du monde arabo-musulman sur les ondes de Radio Berlin et de Paris-Mondial (Cf. Abdellali Merdaci, 2008), ravira-t-il tous les �lans de sympathie d'une jeunesse captive, sensible � ses dons de s�duction (Cf. Malek Bennabi, 1964) ? Kateb a pu consid�rer l'embl�matique Belounissi comme p�re de substitution dans une sorte de retour au pays natal, caution et rep�re fondamental dans une ville de Constantine qu'il retrouve fugitivement � et furtivement � � l'adolescence. Il devra, bien tardivement, indiquer dans un entretien avec l'hebdomadaire Jeune Afrique([Paris], n� 324, 26 mars 1967) que Belounissi a inspir� le personnage tut�laire de Si Mokhtar dans Nedjma. Ne convient-il pas de voir dans cette ostensible c�l�bration du pr�sum� agitateur constantinois et dans le retour � Constantine, m�tropole de l'Est alg�rien, la fixation d'un r�f�rent psychique et spatio-temporel structurant dans l'itin�raire du jeune Kateb, qui n'est en v�rit� d'aucune des villes travers�es dans une enfance tourbillonnante ? Autant que Constantine, Lafayette (Bouga�), Souk-Ahras, Guelma et B�ne peuvent restituer des moments essentiels dans la formation de l'�crivain, mais historiquement � et affectivement � il est orphelin de toutes ces cit�s. L'adolescent r�volt�, aux origines �toil�es, prolonge-t-il � inconsciemment � l'insoumission, extr�mement caricaturale, aux normes politiques et sociales de la colonie du �p�re spirituel� qu'il s'est donn� ? La contestation de l'ordre colonial par Belounissi, box� par le pr�fet Lestrade-Barbonel, se promenant, dans une cit� o� se d�veloppe la surench�re polici�re, avec un ruban scotch sur les l�vres, proclamant �Vive la France | Les Arabes silence !�, est plus anecdotique que r�elle. Mais elle reste assez suggestive pour orienter une existence marginale du jeune Kateb, � la ressemblance de celle all�gu�e � son p�re symbolique et prescriptif. Pour comprendre cette proximit� du gourou septuag�naire recherch�e par le jeune Kateb, il convient de revenir sur ce qu'a �t� la migration de la famille Belounissi aux Lieux saints de l'islam, � la veille de la Grande Guerre. Et plus s�rement au contexte de son retour en Alg�rie, afin de mieux cerner la personnalit� vraie de Mohamed-Tahar, ami de la famille Kateb et plus particuli�rement de son oncle Abdelaziz Kateb, interpr�te principal du Gouvernement g�n�ral de l'Alg�rie, honor� par le gouverneur g�n�ral Maurice Viollette. Cette migration fut-elle, contrairement � l'exode des familles de Tlemcen, pr�c�dant au d�but des ann�es 1910 les d�bats aux D�l�gations financi�res sur la conscription des Indig�nes (Cf. Michel Bardin, 1979), express�ment autoris�e par l'administration coloniale ? Il est vrai qu'� Constantine, plusieurs familles ont b�n�fici� de laisser-passer pour rejoindre la Terre sainte et n'ont pas fui la conscription. Comment ce fils de famille, de retour dans ses foyers, habilement camp� en esth�te turbulent, a-t-il �t� invent� par l'auteur de Nedjma pour sangler une qu�te des origines et une pr�sence dans une identit� constantinoise, angoissante et inaboutie ? Kateb, menant la vie erratique de ses parents, n'amplifie l'image de Constantine, son lieu de naissance occult� par son grand p�re, que pour y rechercher une matrice compensatoire, comblant les apories d'une naissance civile � Cond�-Smendou-Zighoud Youcef, � laquelle il pr�f�rera dans son �uvre le ressourcement dans la tribu et dans la mythique paternit� de Keblout, autre variation du registre r�current de l'introuvable p�re (Cf. Abdellali Merdaci, 2006).
Les habits du g�nie
La tribu des Keblout compte au XIXe si�cle une lign�e d'�crivains, annotateurs �rudits du Coran et po�tes souffreteux, amants d�sesp�r�s d'une langue arabe �touff�e par la colonisation. Cette lign�e se tarit-elle dans ce XXe si�cle invectiv� qui commence dans l'embrasement de la guerre ? Le premier Keblouti �crivant est le bach-adel Ahmed Bel-Ghazali Kateb. Impassible amoureux du nectar de vignes et de la langue arabe, il �merge au sein d'une phalange de po�tes regroup�s dans une anthologie par Mohamed El-Hadi Sanoussi Ez-Zahiri. Ce diwan, publi� en 1926 � Tunis, qui associe les noms de Mohamed La�d Khalifa, Mohamed-Sa�d Ez-Zahiri, Tayeb El Oqbi, Mohamed Lakani, Ramadane Hammoud, Ibrahim Ben Nouh, Ahmed Bel- Ghazali Kateb et Mohamed El-Hadi Sanoussi, inscrit dans la litt�rature alg�rienne de langue arabe une date fondamentale, celle de la rupture d'avec les �ges obscurs de la d�cadence arabo-musulmane et signe une vigoureuse et qualitative entr�e dans la modernit�. Dans cette anthologie � r�habilit�e et r��dit�e, en 2008, par le professeur Abdallah Hammadi, dans le cadre de la manifestation �Alger, capitale de la culture arabe� �, Si Ahmed Bel- Ghazali Kateb c�toie des auteurs qui, � des degr�s divers, vont incarner un nouveau d�part de la culture litt�raire de langue arabe dans l'Alg�rie coloniale. Mais, il ne faudra pas attendre du bach-adel de Cond�-Smendou, qui n'a de religion que pour le vers classique, celui qui a fait la gloire d'Ahmed Chawki, de nourrir les audaces d'un Ramadane Hammoud, �le Rimbaud alg�rien�, t�t disparu. Le second, Ch�rif Cadi (autre patronyme de la tribu des descendants de Keblout) est, apr�s le colonel Bendaoud d'Oran, le second polytechnicien indig�ne alg�rien, n� en 1867 � Souk-Ahras, conduisant une carri�re militaire sans rebuffade jusqu'au grade de colonel de l'arm�e fran�aise, d�tach� dans des sin�cures aupr�s des rois du Hedjaz. Ce Keblouti, �lev� dans le strict ordonnancement de la culture europ�enne, d�fenseur du mariage mixte, friand de culture fran�aise, interloque bon nombre de ses amis et lecteurs lorsqu'il propose dans Terre d'Islam (1925) au gouvernement fran�ais d'autoriser la polygamie chez les chr�tiens afin de conjurer le risque de d�pravation des veuves de la Grande Guerre. Colonel � la retraite, renvoy� � ses p�nates, Cadi continuera � semer le trouble se faisant l'ex�g�te, souvent acrimonieux, de l'islam dans des revues et journaux indig�nes vers la fin des ann�es 1920 et au d�but des ann�es 1930. Le troisi�me Keblouti, l�interpr�te principal Abdelaziz Kateb, a �crit des po�mes en langue fran�aise et en langue arabe qui n'ont pas laiss� des souvenirs imp�rissables. L'un d'entre eux, Dinar Baal, publi� par Emmanuel Robl�s en 1947, dans la seconde livraison de la revue Forge, est tenu par Jamel Eddine Bencheikh et Jacqueline L�vi-Valensi (1967) pour �un mauvais plagiat des Nuits de Musset�. Le jeune Kateb est le quatri�me de cette lign�e constell�e de porteurs de calame de la tribu Keblout, au XXe si�cle. Odette-Zouleikha Kateb, la pr�faci�re de Soliloques, publi� gr�ce � son aide par l'Ancienne Imprimerie Thomas � B�ne, en 1946, donne les cl�s des d�buts du jeune Kateb qui �conna�t les appels de la Muse d�s onze ans, et c'est un exemple sans pr�c�dent dans la litt�rature, va br�ler les �tapes�. Odette-Zouleikha situe le po�te Yacine sous les auspices familiales, notant : �Il est le petit-fils du fin et suave po�te arabe, Si Ahmed Elghazali Kateb, et neveu de Kateb Abdelaziz, auteur de po�sies en fran�ais (Salamb�) et en arabe.� Cette double protection est-elle, en 1946, suffisamment stimulante ? Le po�te trouvera sa voie non pas chez Ahmed Bel-Ghazali, dont il finira par saluer l'art (Cf. Alg�rie actualit� [Alger], 16 avril 1967), mais comme Abdelaziz Kateb, dans un romantisme surann�. Ce fut alors un po�te prolixe, entassant d�j� selon sa pr�faci�re les titres d'�une �uvre d�j� si vaste�, regroupant cinq titres : Premi�res po�sies, Pour Nedjma, Adieux � ma Sultane, Rythmes courts, Fantaisies. Il n'est pas s�r que ces travaux aient �t� conserv�s par Kateb ou par sa famille, mais de ces titres s'impose Pour Nedjma, annonciateur de l'�uvre future, celle de la cons�cration, pos�ment rumin�e. Odette-Zouleikha qui a suivi Yacine dans ses moments de retraite � presque intime � en livre un portrait �tonnant, celui d'un adolescent renferm� qui vit entre le coll�ge et sa �chambre noire� dans la maison familiale, portrait a contrario du Kateb extraverti des ann�es 1950, � la fois populaire et excessivement populiste, courant vers les foules. Est-ce consciencieusement que la pr�faci�re contribue � forger le mythe d'une existence pr�cocement vou�e � la litt�rature, dans la proximit� du �rire de Baudelaire� et des �sanglots lyriques de Musset� ? Les habits du g�nie, certes. Nul mieux qu'elle ne saura d�crire durablement Kateb, tel qu'il appara�tra en ses heures de gloire : �Ses vers, si p�nibles � lire, o� le spectre de la mort voisine avec les cadavres de la pens�e, o� le cynisme c�toie le sarcasme, sont pourtant poignants, quand on songe aux heurts mortels que port�rent � l'id�al, tr�s �lev� de l'auteur, les noirceurs de la vie�. �Spectre de la mort�, �cadavres de la pens�e�, �cynisme�, �sarcasme�, �heurts mortels�, �noirceurs de la vie� : Kateb est l� tout entier dans ces mots d'une parente avis�e, entrevoyant ses premiers pas dans la litt�rature, coul� dans le marbre de l'�ternit�. En v�rit�, cet adolescent de dix-sept ans est plus complexe que ne semble le d�crire son introductrice dans l'univers contrist� des lettres, le seul qu'il eut t�t �prouv�. Yacine n'a pas connu d'enfance. Sur le plan de son �volution psychique, il br�lera encore les �tapes, quasiment �rod� par les continuelles chicanes de ses parents. Dans Jardin parmi les flammes, l'�crivain Kateb �voque ce qui sera dans son enfance � barr�e � le plus cruel d�nouement d'un drame orchestr� autour de la langue, ou plut�t des langues de la tribu, qui sont celles de Yasmina et de Mohamed- Lamine. Yacine grandit, berc� par les r�cits et le th��tre en arabe dialectal de celle qui deviendra La Rose noire de Blida (Cf. La femme sauvage, Les Lettres fran�aises [Paris], 7-13 f�vrier 1963). Cette tradition orale acquise est vite oppos�e au cursus prestigieux des grands litt�rateurs de l'Orient, lus et r�cit�s dans la profondeur du soir par le p�re, de retour de ses nombreuses vir�es � souvent abondamment arros�es � dans les pr�toires des mahakmas mal�kites du S�tifois. Mais ni l'arabe alg�rien ni l'arabe ch�ti� de la P�ninsule ne triomphent. Par r�alisme, les parents choisissent pour leur enfant la langue des ma�tres, celle du pain, supplantant celle des �amulettes et du benjoin�. Yacine saura ainsi qu'il ne sera pas sacrifi� � la cl�ricature et � la juridiction musulmanes, immuables pivots de la tribu. Cependant, Kateb observera-t-il r�trospectivement, � l'�ge de toutes les r�visions, qu'il entrait dans �la gueule du loup� pour s'emparer du �butin�, la langue fran�aise si esp�r�e ? Formule incantatoire qui fera flor�s mais qui sent le chiqu�. Ne faut-il pas pr�ciser que ce n'�tait pas le cas pour Yacine � qui n'a rien d�rob� au colon et qui n'a jamais �t� dans une jungle dans l'�cole fran�aise � dont la famille faisait partie de cette cat�gorie de la population indig�ne � laquelle les portes de l'�cole fran�aises �taient ouvertes par choix politique du colonisateur. L'id�e d'un Kateb Yacine se battant pour acc�der � la langue des pr�pond�rants rejoint-elle le floril�ge de mythes que l'auteur saura construire autour de son itin�raire ? En 1948, dans une contribution donn�e au quotidien parisien Combat d'Henri Smadja, il ne r�cuse pas cette langue fran�aise offerte par n�cessit� par le pouvoir colonial � son premier cercle de fid�les dans la population indig�ne, au demeurant tr�s vite �largi, qui en pressentira, comme ses parents, les usages gratifiants. Le g�nie de l'enfant Yacine n'�tait pas d'�crire des po�mes � onze ans, mais d'avoir assimil� et concr�tis� par son effort l'attente de ses g�niteurs envers cette langue fran�aise qui finit par s'imposer dans l'espace colonial comme celle de toutes les lib�rations.
L'irr�pressible recherche de garants
Jusqu'� quel point Kateb r��crit constamment son itin�raire dans le monde des lettres ? Jacqueline Arnaud aura justement relev� les trous dans sa biographie, relativement � ses d�buts. Au-del� de ce qu'accommode la mythologie � contr�l�e par l'�crivain � l'ascension du jeune Kateb dans le monde des lettres fut parfaitement entour�e et soutenue. Son premier mentor Odette-Zouleikha Kateb, professeur de lettres, a �t� �lue adjointe au maire de B�ne l'ann�e de la publication de Soliloques. Ce n'�tait pas, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la moindre des r�compenses accord�es � un entrisme z�l� dans l'institution politique coloniale. Arriv� � la maturit�, l'auteur de Nedjma l'efface totalement de son parcours, comme le fera aussi inexplicablement Jacqueline Arnaud qui scotomise la premi�re lectrice de Kateb. Ainsi, Kateb, revenant sur l'�dition de Soliloques, en donne une version aventureuse, � la dimension du personnage � presque irr�el � dans lequel il s'�tait projet�, croisant dans une beuverie matinale un imprimeur b�nois en faillite qui lui propose d'imprimer sa po�sie. Le r�le d'Odette-Zouleikha, pr�faci�re d�voilant une grille de lecture inaugurale de l'�uvre et probablement �ditrice composant le manuscrit, est simplement retranch� de la sc�ne des d�buts. Il est vrai que sa parente �tait visiblement et r�solument engag�e dans la politique coloniale de ces ann�es 1940-1950 pour �tre per�ue des d�cennies plus tard comme garant cr�dible d'une entr�e dans la carri�re litt�raire. Exit Odette-Zouleikha : elle ne figure m�me pas dans le tableau g�n�alogique familial des Kateb que dresse Jacqueline Arnaud sous la dict�e des s�urs de Yacine. Au lendemain de la publication de son premier recueil de po�sie, le jeune Kateb se mettra vite en qu�te de nouveaux m�c�nes. La chronique fait �tat de l'int�r�t du gouverneur g�n�ral Yves Chataigneau pour l'auteur de Soliloques qu'il aurait, selon Gabriel Audisio, cit� par Jean D�jeux (1973), rencontr� en 1945 d�j�. O�, en quelle circonstance et pour quelle raison ? Le lien entre Chataigneau et Kateb reste donc � �clairer. Comment le plus haut administrateur politique de l'Alg�rie a-t-il pu d�couvrir l'�uvre po�tique du jeune Kateb si elle ne lui a pas �t� envoy�e (ou remise) par l'auteur m�me ou un proche ? Il est vrai que la plaquette de po�mes du jeune Kateb ne sera jamais affich�e dans les librairies d'Alg�rie ni recens�e dans les rubriques litt�raires des journaux d'Alger. Notable socialiste, le gouverneur g�n�ral Chataigneau est connu pour avoir ordonn� et couvert les massacres du 8 mai 1945 � Guelma, S�tif et Kherrata. Pour en forcer le trait, certains historiens lui ont pr�t� l'intention de d�f�rer Ferhat Abbas, opini�tre r�dacteur du Manifeste alg�rien (1943) qu'il accusait d'�tre l'instigateur des �v�nements de mai 1945 dans l'Est alg�rien, devant un tribunal d'exception avec pour unique sentence sa t�te sur le billot. Se rach�te-t-il en d�cidant de timides ouvertures en direction de l'�lite indig�ne et, en l'esp�ce, son parrainage du jeune Kateb vaudra-t-il exemple ? Cette politique, hors de saison, trouble l'�tablissement colonial d'Alger et lui vaut son rappel et son remplacement par Maurice-Edmond Na�gelen, autre cadre socialiste de la m�tropole, c�l�bre dans la colonie pour ses �lections truqu�es. Cependant muni par Chataigneau d'un honn�te viatique et de solides lettres de recommandations pour d'�minentes personnalit�s du s�rail litt�raire germanopratin, le jeune Kateb embarque pour Marseille et rejoint Paris. Dans la vie litt�raire de la colonie, il est le second indig�ne a b�n�ficier de l'attention d'un gouverneur g�n�ral en activit�, apr�s le capitaine Ben Ch�rif, couv� dans les ann�es 1910 par le gouverneur g�n�ral Charles-C�lestin Jonnart, qui le cornaque aupr�s des �diteurs parisiens en reconnaissance de la participation militaire de sa famille � la conqu�te fran�aise de l'Alg�rie et de son d�vouement � l�op�ration de �pacification� du Maroc. Le jeune Kateb ne peut exciper du palmar�s du capitaine Ben Cherif, ca�d des ca�ds de Djelfa, mais il fera bouger Chataigneau qui balise son s�jour dans le Paris litt�raire. Le gouverneur le confie aux bons soins d'un remarquable �crivain fran�ais, Andr� Chamson. Dans la France de l'apr�s- Seconde Guerre mondiale, Chamson, �crivain du terroir c�venol, n'a pas � p�lir de n'�tre pas Gide, Mauriac, Malraux ou Sartre, il est simplement Chamson, l'�crivain et fondateur de l'hebdomadaire Vendredi qui a suscit� et port� vaillamment tous les grands d�bats intellectuels de l'entre-deux-guerres (Cf. Michel Winock, 1997). Chamson introduit Kateb aupr�s de Jean-Toussaint et Dominique Desanti qui le rapprochent de l'hebdomadaire de Louis Aragon Les Lettres fran�aises qui publient Ouverte la voix (16 mai 1947) et de Sylvestre de Sacy, le directeur du Mercure de France qui donne dans son num�ro du 1er janvier 1948 � Nedjma ou le po�me ou le couteau�. Et il ne tarde pas � �tre invit� dans la r�daction de la revue Esprit o� l'accueille favorablement Jean-Marie Domenach. Yves Chataigneau � qui n'a pas accompagn� et aid� que Kateb � est-il pour autant lav� de ses crimes de sang ? Le jeune Kateb vogue alors sur l'�tiage de cette mauvaise conscience � rebours du gouverneur g�n�ral, apr�s la violence d�cr�t�e et ses charrois de morts surplombant les jours �cartel�s d'une Alg�rie indig�ne bless�e. Que restera-t-il de la rencontre in�dite du po�te et du gouverneur g�n�ral ? Kateb � lanc� dans le Paris litt�raire par Chataigneau � fixe ses rep�res dans le milieu de la gauche politique et litt�raire parisienne et d�poussi�re du fond de ses bagages le texte d'une conf�rence sur l'�mir Abdelkader, qu'il prononce � la salle des Soci�t�s savantes, � Paris, le 24 mai 1947. Il ne sait pas encore que cette tr�pidante causerie lui ouvrira des portes � Alger. De retour en Alg�rie, le jeune Kateb s'installe � Alger. Il est re�u chaleureusement par Abdelkader Mimouni, patron des �ditions En Nahda, qui publie son petit essai sur Abdelkader et l'ind�pendance alg�rienne (1948). Un texte anticolonialiste serti de r�f�rences � l'islam et � l'arabit� qui sont les vertus de l'h�ros kad�rien. Est-il ainsi adoub� dans le groupe En Nahda o� s'enr�lent sur la m�me ligne intellectuelle de r�habilitation de l'histoire et de la personnalit� alg�riennes Malek Bennabi Abdelaziz Khaldi et Mohand- Cherif Sahli ? Politiquement, le groupe En Nahda est derri�re son animateur Mimouni proche de l'UDMA, sans pour autant s'�loigner des th�ses du r�formisme badissien. L'anticolonialisme doux que professe le jeune Kateb dans son bref et �difiant opuscule sur la vie de Abdelkader n'est pas de nature � bouleverser les �mes et surtout le pouvoir colonial, au moment o� se monte dans la clandestinit� l'Organisation sp�ciale. L'objectif, �nonc� par l'essayiste, de �gagner de nouvelles sympathies fran�aises � l'ind�pendance� de l'Alg�rie ne d�vie pas d'une rh�torique � toujours vaine � de l'�mancipation qui s'exprimait d�j� dans les bancs nationalistes de l'Assembl�e alg�rienne. La radicalit� dans le message et dans sa forme, le jeune Kateb pensera les trouver dans le parti communiste, ultime halte dans sa formation politico-litt�raire. Il est recrut� en qualit� de journaliste pigiste � Alger r�publicain, en 1949, et y gagne rapidement la position de chef de la rubrique internationale, tout en apportant une signal�e contribution aux rubriques soci�t�, sport et culture. Il est si spontan�ment int�gr� dans l'�quipe qu'il devient l'acheteur de la cantine du journal, courant les carreaux des halles aux aurores et raturant � longueur de journ�e des rames de papier bifteck, aujourd'hui disparues des r�dactions. C'est sur ces bouts de papier, affirmerat- il plus tard, qu'est engendr� le grand �uvre qui sous le titre g�n�rique Nedjma rassemblait les romans ( Nedjma, Le Polygone �toil�, 1966) et le th��tre ( Le Cercle des repr�sailles, 1959). Cette pr�sence dans le quotidien communiste, fort appr�ci�e par ses responsables (Cf. Boualem Khalfa, Henri Alleg, Abdelhamid Benzine, 1986), ne d�bouche pas sur une adh�sion au parti. Kateb ne prendra pas � � l'instar de Malek Haddad � sa carte du parti. Il est plus � l'aise dans la situation privil�gi�e de compagnon de route du PCA que dans celle, �troite, du militant encart� de cellule. Sorti de la �chambre noire� de l'adolescence, Kateb apprend avec le parti � communier dans le peuple : il aime les communistes et le communisme et ils le lui rendent bien. C'est le seul engagement authentique qu'il ne niera pas et qui ne sera pas envelopp� dans les limbes d'une mythologie personnelle qui comptait aux yeux de l'�crivain davantage sinon plus que son �uvre. D'Odette-Zouleikha Kateb au gouverneur g�n�ral Chataigneau, de Abdelkader Mimouni au PCA, le jeune Kateb a mis ses amiti�s et ses fid�lit�s, souvent br�ves, au service de l'�uvre � venir. Autour des ann�es 1940-1950, la morale du succ�s r�side probablement l�, dans une perspective de carri�re litt�raire d�j� trac�e o� l'�criture �lague les distances entre l'errance, la r�volte et la folie.
La p�rennit� d'une figure litt�raire
� l'origine, le manuscrit de Nedjma est un immense texte comprenant les deux romans Nedjma et Le Polygone et le th��tre des ann�es 1950. Plus d'une fois remis sur le m�tier, le roman Nedjma dans sa version � d�finitive et publiable � �tait attendu par l'�diteur le Seuil. Le fait n'est pas insignifiant lorsqu'on sait que les �diteurs parisiens refusent s�chement les manuscrits auxquels il manque une virgule bien plac�e. Et en plus de ces nombreux allers-retours du manuscrit entre l'auteur et son �diteur Jean Cayrol, il aura fallu � ce qui est inaccoutum� dans le fonctionnement de l'instance �ditoriale � un �avertissement� pour rendre lisible le texte au lecteur fran�ais. Cela est redevable non pas aux bonnes f�es qui ont encadr� le berceau de Kateb � sa naissance, mais aux garants dont il savait renouveler le nombre et l'attachement. Dans la longue histoire de la litt�rature alg�rienne de langue fran�aise, peu d'�crivains ont eu la prescience de la carri�re dans laquelle ils s'engageaient, comme ce sera le cas de Mohamed Ould Cheikh, dans les ann�es 1930, et de Kateb Yacine. S'il a �t� l'auteur d'une �uvre plut�t mince, notamment dans le genre romanesque, Kateb Yacine a su, dans une pr�sence jamais d�mentie en Alg�rie puis dans le champ litt�raire parisien, construire la p�rennit� d'une figure � jamais indiff�rente � de la litt�rature alg�rienne. C'est par cet aspect qui reste � d�couvrir et � �tudier � et non pas par une �uvre d�sormais momifi�e par l'universit� � qu'il recueillera de nouvelles et juv�niles attentions.
A. M.
* �crivain-universitaire. Il a publi� Parcours intellectuels dans l'Alg�rie coloniale, Constantine, M�dersa, 2008. Dernier ouvrage paru : Auteurs alg�riens de langue fran�aise de la p�riode coloniale, Paris, l'Harmattan, 2010.
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